L’exposition « Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » présentée actuellement aux Arts Décoratifs, nous révèle le superbe fonds d’art japonais détenu par le Musée. En le confrontant à des créations occidentales japonistes, le M.A.D, pionnier dans l’initiative de conserver et présenter l’art japonais en France depuis sa fondation en 1864, met ainsi en lumière la fascination réciproque entre la France et le Japon sur bien des domaines de la création artistique, pendant un siècle et demi.
L’exposition et son catalogue témoignent de l’influence du Japon sur les arts français dans les domaines de l’objet (céramiques, verres, bronzes, laques, papiers peints, bijoux, mobilier), de l’estampe, de la photographie, du jouet, des textiles, de la mode et du design… Dans une belle scénographie confiée à l’architecte japonais minimaliste Sou Fujimoto, le parcours qui se déploie sur trois niveaux du musée, totalisant une superficie de 2200 m2, est articulé en cinq thématiques : les acteurs de la découverte, la nature, le temps, le mouvement et l’innovation.
La première section nous introduit aux « acteurs de la découverte » en nous présentant d’une part le rôle des Expositions universelles mais surtout celui des voyageurs et des marchands, tels Henri Cernuschi, Émile Guimet, Hugues Krafft, Siegfried Bing, Florine Langweil ou Hayashi, qui, par leurs récits ou leurs collections, ont contribué dès la fin du XIXème siècle à la diffusion d’objets et d’images dans toute l’Europe.
En faisant le choix d’un parcours non chronologique, nous sommes quelquefois un peu perdus dans ces grandes séquences, telles la nature, le temps, le mouvement. D’autant plus qu’un autre parti-pris de l’exposition est d’avoir exclus, sauf à de rares exceptions, les cartels des objets exposés. Ce sont des feuilles de salles à disposition du public qui indiquent la nature et la provenance des objets, mais malheureusement pas toujours de manière exhaustive. Et cela peut procurer quelques frustrations…
Ces réserves mises à part, nous retiendrons avant tout de cette visite les grands moments de purs plaisirs comme découvrir ou revoir les créations de Gallé, de Lalique, Majorelle et bien d’autres, influencés par des motifs japonais de fleurs, glycines ou bambou, déclinés sur des sublimes papiers peints, meubles ou vases…Admirer combien hirondelles, papillons, paons, langoustes ou crevettes ont ornés magnifiquement des céramiques ou objets japonais ou européens…
Constater la délicatesse de ces miniatures que sont les netsuke, aimer les poupées ou raffinement des gardes de sabre…S’étonner toujours de la force des masques de Nô et de la beauté des kimono brodés…Etre fasciné par ce grand palanquin en bois laqué et or du XIXème… Adorer tous les peignes et les diverses boites qui traversent les époques…Etre sous le charme des paravents et des estampes où fleurs et oiseaux seront plus tard transposés dans des motifs décoratifs en Europe…
La dernière partie de l’exposition, consacrée à l’innovation, à savoir le design, la mode, les arts graphiques aujourd’hui, est plus classique dans sa scénographie mais sans doute plus structurée.
Un tabouret datant de 1956 du designer Yanagi Sori, avec qui Perriand a voyagé au Japon dans les années 40, est un magnifique exemple de l’influence de la tradition japonaise sur le design industriel, tout comme ces incroyables enceintes connectées en laiton. Les plissés d’Issey Miyake, ou les extravagances de Comme des Garçons rappellent à quel point la mode japonaise est entrée dans notre patrimoine (pourquoi pas Kenzo ?) tout comme les lignes pures et sobres de vaisselle contemporaine japonaise, diffusées par Muji pour qui elles ont été crées.
« Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » n’est ni une exposition exhaustive (aucune oeuvre, ni allusion à Van Gogh, Monet ou d’autres impressionnistes inspirés par des motifs japonais…), ni une exposition sociologique ou politique. En connaissance de cause, allez vite découvrir ce très beau parcours, il vous reste trois semaines !
« Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 »
M.A.D Musée des arts décoratifs, Paris, jusqu’au 3 mars 2019
Le nouveau film de Valeria Bruni-Tedeschi divise la critique et sans doute le public. Ferait-elle « toujours le même film » ? Les Estivants susciterait-il « une irritation envahissante » ? N’est-il qu’une « bouillabaisse de sentiments » ? Ou bien, serait-ce « une comédie politique d’un nouveau genre » ? Valeria Bruni-Tedeschi, « une réalisatrice qui ne manque pas de culot » pour opérer une mise en scène de sa propre vie afin de « mieux la réinventer, la parodier, voire la subvertir ? ».
S’il faut choisir son camp, je choisis le second. Peu importe si, avec Les Estivants, Valeria Bruni-Tedeschi nous donne une sensation de « déjà-vu ». Elle a décidé d’utiliser sa vie comme sujet de fiction, de nous proposer des « autobiographies imaginaires » ou « inventées ». A la bonne heure ! Cela s’appelle une patte, un style.
LES ESTIVANTS Ricardo Scamarcio et Valeria Bruni-Redeschi
Son dernier film ouvre sur la traversée d’un pont, celui qui la conduit à une double épreuve que son double, Anna, va devoir affronter : d’un côté l’annonce que lui fait son compagnon Luca, père de leur fille adoptive (campé par le bel italien Riccardo Scamarcio), qu’il la quitte pour une autre femme; de l’autre, une réunion au CNC pour défendre le projet de son prochain long métrage. Sous le regard impuissant de son producteur (Xavier Beauvois), Anna « craque » devant le prestigieux jury, non sans s’être inquiétée de savoir si son scénario ne ressemble pas trop au précédent : clin d’oeil lucide (et drôle) de la réalisatrice sur la critique qu’on pourrait lui faire nous aussi….
Le ton est donné, illustré par une longue citation de Botho Strauss en prologue du film : un divorce, une rupture, peuvent submerger toute force créatrice. Autre avertissement : le cinéma, la fiction nous rappellent que la vraie vie dont se nourrissent les dialogues n’est qu’un théâtre des apparences, preuve en est qu’il permet de faire revenir les morts.
LES ESTIVANTS
Valéria Golino et Pierre Arditi
Nous retrouvons Anna dans une somptueuse maison familiale de la Côte d’Azur où le charme discret de la bourgeoisie opère tout de suite. « Tout le monde » est là : sa mère (la vraie, Marisa Borini devenue Louisa pour le film), sa tante (la vraie, Gigi Borini) inséparable de sa dame de compagnie (Souz Chirazi), sa soeur Elena (superbe Valéria Golino) flanquée de Jean, son mari, industriel de droite (Pierre Arditi, inusable), Bruno, l’ami de toujours (Bruno Rafaelli), Stanislas, l’assistant ambivalent de Jean (Laurent Stocker). Arrivera plus tard Nathalie, co-scénariste d’Anna -et de Valéria-, (Noémie Lowsky). Tout ce beau monde prend l’apéritif, en se parlant sans s’écouter, sous l’oeil taquin de Célia, ravissante fille adoptive d’Anna/Valeria, (Oumy Bruni Garrel), enfant pleine de gaité et de sagesse devant les névroses des adultes. Elle est la seule à savoir que son père ne viendra pas les rejoindre. Anna espère toujours…
LES ESTIVANTS
Oumy Bruni Garrel
Comme dans la pièce de Gorki, ou plus récemment dans la série Downton Abbey, la vie de la bourgeoisie ou de l’aristocratie est inexorablement mêlée à celle du personnel. Nous entrons aux cuisines et à l’office, pour faire petit à petit connaissance des « gens de maison », sans qui l’ordre apparent du quotidien serait (encore plus !) menacé. Nous rencontrons l’intendante, Jacqueline (Yolande Moreau, et son mari complètement à l’ouest (Bernard Nissile), la gouvernante Pauline, toute à sa fidélité aux patrons (Guilaine Londez, parfaite) et son mari Gérard, maître d’hôtel dépressif et révolté d’être exploité (Joël Clabault). Ils sont encombrés par leur inquiétant fiston, François, (Brandon Lavieville, sorti de Ma Loute). Aux fourneaux, le cuisinier Jean-Pierre (François Negret), au gardiennage Robert (Franck Demules). L’humanité de tous ces personnages est formidablement restituée.
Chacun est à son poste, côté cour et côté jardin. Pas pour longtemps.
LES ESTIVANTS
Bruno Rafaelli et Marina Borini
Nous comprenons assez vite que des fissures se sont installées autant dans la famille que dans le personnel et que le monde réuni dans cette belle maison est marqué par le malheur, par des vies qui ne sont jamais celles dont les uns ou les autres ont rêvé. Les langues vont se délier, des secrets vont se révéler. Et la politique va s’inviter aux cuisines comme à la piscine.
Hantés par le temps qui passe, irrémédiable, certains vont essayer de s’inventer provisoirement une existence meilleure : Jacqueline s’envoie en l’air avec le gardien, Stanislas essaye de séduire Nathalie qui va vivre une relation intense avec le cuisinier, François veut être embauché comme nouvel intendant. Quant à Anna, elle veut à tout prix mener à bien le scénario inspiré par son frère mort du sida, en dépit de l’interdit familial qui règne sur le sujet. D’autres ne parviendront pas à endiguer le malheur, tel Bruno, inconsolable de la perte de son amour dont on va disperser les cendres. La perte est l’un des grands thèmes de ce film, celui de l’homme qui vous quitte, de la compagne qui meurt, du frère emporté par la maladie que les deux soeurs et la mère pleurent.
LES ESTIVANTS
Yolande Moreau et Franck Demules
Les questions du cœur sont celles qui intéressent la réalisatrice en priorité. Elle les avait merveilleusement traitées dans son documentaire Une jeune fille de 90 ans, où son regard sur une vieille dame qui tombait amoureuse dans un service gériatrique, était si tendre. Dans ces Estivants aux allures de comédie légère, où Anna pleure autant qu’elle rit, où l’ennui règne pendant ces vacances protégées, où le paysage est si beau qu’il ressemble à une carte postale, le désarroi des personnages nous touche. L’amour est, là encore, la grande affaire de chacun. Elle est la nôtre aussi.
LES ESTIVANTS, un film de Valeria Bruni-Tedeschi, 2h08, France, 2018
Du silence 1890, pastel sur papier, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. Crédit : Photo J. Geleyns/ Art Photography
Longtemps quelques reproductions de toiles de Fernand Khnopff m’ont accompagnée. En particulier Du silence (1890), où une femme au visage d’ange, aux yeux aussi bleus que les plis de sa robe, porte un doigt ganté à sa bouche pour dire « Chut, taisez vous, préférez le silence aux bruits du monde ». Ou encore, Le portrait de Marguerite Khnopff (1887) où le modèle revêt une longue robe blanche plus gainante que celle du Silence et des gants (encore), une main passée derrière le dos qui semble retenir sa main droite. Son regard est ailleurs, vide. Dans un songe ? Dans un autre monde ? Ce qui retient dans ce tableau magnifique, c’est le double encadrement de la porte, qui, lui même, encadre exactement le corps de Marguerite et amplifie son allure de majesté. Un énigmatique disque d’or décentré amplifie le trouble. Je ne savais rien, ou presque des inspirations du peintre.
Né en 1858 dans une famille bourgeoise catholique à Bruges où il vivra jusqu’à l’âge de six ans, Fernand Khnopff s’est rapidement détourné de ses études de droit pour se consacrer à la peinture. Après l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, c’est à Paris qu’il complète sa formation et découvre les oeuvres de Delacroix, Ingres ou Gustave Moreau et à Londres celles de Millais ou Edward Burne-Jones. De retour à Bruxelles, toute la bonne société lui commande des portraits.
Portrait de Marguerite Khnopff 1887, huile sur toile, 96 x 74,5 cm, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles (dépôt). MRBAB, Bruxelles. Photo F. Maes
Le Castel du rêve
Le parcours du Petit Palais nous immerge d’entrée dans sa maison-atelier, construite à Bruxelles, avenue des Courses, en bordure du bois de la Cambre. Inspiré par la Sécession viennoise que Khnopff connaissait bien pour avoir exposé dans ses Salons, le Castel du rêve est conçu comme un « Temple du moi ». Le peintre s’y installe en 1902. La maison sera démolie en 1918. La déesse de la beauté surmonte la façade à côté de la devise « Passé-futur ». Ne pas convoquer le présent à l’entrée de sa maison raisonne assez clairement avec l’oeuvre du peintre. Son amitié avec l’artiste Joseph-Aimé Peladan, alias Josephin Peladan, alias Sâr Péladan, en est l’une des illustrations. Cette figure, fondatrice de l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix, prônait un art idéaliste et mystique, bannissant toutes les représentations de la vie contemporaine.
Paysages et fleurs
À Fosset, l’entrée du village
1885, huile sur toile, Collection particulière. Crédit : DR
L’exposition dévoile un pan moins connu de l’oeuvre de Khnopff. Celui des paysages des Ardennes, peints à Fosset, où le peintre aimait passer des vacances dans une maison familiale, au cours des années 1880. Atmosphères crépusculaires et nuageuses, transparences, humidité, halos, aplats ou dégradés de vert, de rose ou de bleu….
Un hortensia 1885, huile sur toile, Collection particulière. Crédit : DR 1884, huile sur toile, Metropolitain Museum of Art, New York Crédit : Photo Metropolitan Museum of Art
Végétation sans fleurs dans les vues campagnardes, on les retrouve dans les intérieurs, coupées dans des vases, en bouquets japonisants (Des fleurs de rêve, 1895) ou en pot, trônant sur une table, un superbe Hortensia (1884) laisse à peine deviner, à gauche de la toile, une femme au chapeau, lisant. L’absence d’âmes humaines dans ses paysages (excepté le très incroyable Garde qui attend –1883), témoigne sans doute du goût profond de Khnopff pour la solitude, pour son pessimisme et son goût pour l’introspection. L’écrivain Emile Verhaeren, qui a été un grand soutien du peintre, écrivait, un peu inquiet visiblement : « Depuis ses débuts jusqu’à cette heure, Fernand Khnopff a traité le paysage. Nous espérons qu’il ne l’abandonnera jamais, surtout aujourd’hui qu’il s’enfonce dans le grand rêve. La nature doit lui servir de rappel à la réalité, sans cesse, sinon il est à craindre qu’il ne fasse un oeuvre incomplet. »
Portraits, masques et mythes antiques
Portrait de Mademoiselle Van der Hecht 1889, huile sur toile, Musées royaux des Beaux- Arts de Belgique, Bruxelles. Crédit : Photo J. Geleyns/ Art Photography.
Khnopff a beaucoup peint sa famille, sa mère et sa soeur en particulier, nous y reviendrons. On découvre aussi une très saisissante série de portraits d’enfants, comme celui de Mademoiselle Van der Hecht (1889) ou des enfants de Louis Nève (1893). Ce qui frappe, c’est l’absence de sourire de cette jeunesse aux regards pratiquement adultes. Ils ne sont pas au présent, moment qui n’intéresse pas Khnopff.
Montrer des visages, mais aussi les masquer. Khnopff peint des masques (Le Masque au rideau noir, 1892), dans le but de se délivrer de « la tyrannie de la face humaine » pour reprendre Baudelaire ou afin de libérer sa fascination, tel le héros d’un roman de Jean Lorrain, pour « ces faces d’énigme et de mensonge ».
I Lock My Door Upon Myself 1891, huile sur toile, 72 x 140 cm, Munich, Neue Pinakothek. Crédit : Photo BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais images BStGS
Comme beaucoup d’autres artistes symbolistes, Khnopff aime réactiver les mythes antiques. La figure du Dieu grec Hypnos le hante. Elle apparait en arrière plan dans le beau I lock my door upon myself, 1891 (J’ai refermé ma porte sur moi-même), lucide déclaration de l’artiste si on la transpose à lui même. Une aile bleue (1894) place la tête d’Hypnos au premier plan, avec son unique aile bleue. Œdipe, Méduse, Vénus et d’autres figures mythologiques traversent l’œuvre du peintre.
Femmes
L’Art ou Des Caresses
1896, huile sur toile, 50,5 x 150 cm, Bruxelles,
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Crédit : photo J. Geleyns Art Photography
La représentation féminine est au centre de son inspiration. Sa mère, Léonie, avec qui il vécut jusqu’à l’âge de 42 ans, a été son modèle, en particulier pour le tableau En écoutant Schumann (1883) dont Emile Verhaeren ressentait un « je ne sais quoi d’austère et de douloureux ». Mais c’est sa soeur, Marguerite, représentée dans la quasi totalité de son oeuvre, qui est son modèle préféré, jusqu’à son mariage en 1890. Deux des plus célèbres tableaux de l’artiste la magnifient : Le portrait de Marguerite Khnopff déjà cité et l’Art ou Des Caresses(1896), toile à laquelle on a longtemps réduit l’oeuvre de Khnopff, où Œdipe et le Sphinx, reposent tendrement, joue contre joue. Le Sphinx a le visage de Marguerite et le corps d’un guépard. Œdipe a presque le même visage. L’amour entre eux est impossible. Khnopff nous parle-t-il de l’interdit de l’inceste ?
En 1906, sa mère meurt. Deux ans plus tard, il épouse Marthe Worms, veuve et mère de deux enfants, de seize ans sa cadette. Il divorceront trois ans plus tard, Marthe gardant du Castel du rêve, un rêve d’ « épouvante »…
A partir de 1910, Khnopff consacre nombre de tableaux et de dessins aux nus. Les corps sont sensuels mais les femmes sont comme absentes à elle-même, ainsi à tout érotisme, contrairement aux nus de Klimt. Elles sont plutôt des représentations de l’«éternel féminin ». Un éternel peut être inaccessible, tenu à distance.
Memories et photographie
Le grand pastel intitulé Memories (1889), trop fragile, n’a pu être transporté jusqu’à Paris. Il est toutefois projeté dans l’exposition, complété par son processus d’élaboration. Sept femmes déambulent dans un paysage, cinq d’entre elles ont une raquette. Elles ont toutes le visage et la silhouette de Marguerite que son frère a photographiée pour mieux préparer sa toile. En regardant les photos en question, on constate que la représentation de Marguerite par son frère est plutôt flatteuse, magnifiée. Mais surtout, nous découvrons combien, entre 1889 et 1902, Khnopff a abondamment utilisé la photographie pour étudier la pose et la gestuelle de son modèle favori qu’il déguise en princesse de légende ou en divinité orientale, alors qu’il avait déclaré ne rien connaître à « la partie technique de la photographie ». Nous découvrons également qu’il faisait reproduire certaines de ses oeuvres par un photographe, Albert-Édouard Drains dit Alexandre, et qu’il a rehaussé au crayon, à la craie, à l’aquarelle ou au pastel certaines reproductions comme les magnifiques Lèvres rouges (vers 1900).
Bruges
Souvenir de Flandre. Un canal 1904, craie et pastel sur papier. Crédit : Collection The Hearn Family Trust, New York.
Le souvenir de la ville de sa petite enfance inspirera plusieurs oeuvres dont Souvenir de Flandre ou la troublante Ville abandonnée (1904), reprenant une photo de la place Memling – hommage également au peintre du XVème siècle et aux primitifs flamands. Ce tableau évoquant une cité déserte a souvent été interprété comme le refus du peintre du monde moderne et du matérialisme ambiant. Ce commentaire pourrait s’élargir à une grande partie de son oeuvre.
La frontière entre une vision désenchantée du monde et une posture réactionnaire peut s’avérer ténue. Elle a été visiblement franchie à la fin de la vie du peintre si l’on en croit le catalogue de l’exposition. Khnopff a renié les avant-gardes artistiques pour se réclamer d’une Eglise de la Nouvelle Jérusalem, qui donnerait des «connaissances rationnelles sur Dieu, sur ses attributs et sur les lois de son ordre ». On y apprend aussi qu’il a participé au catalogue de l’Exposition coloniale de Tervuren en 1897, à la gloire du Congo belge de Léopold Ier. On a que soi, avait écrit Khnopff…. Au risque de s’y enfermer.
Album de l’exposition : Fernand Khnopff Le maître de l’énigme, textes de Michel Draguet et Dominique Morel, éditions Paris Musées
Fernand Khnopff Le maître de l’énigme,Petit Palais jusqu’au 17 mars 2019, www.petitpalais.paris.fr
En sortant de » Khnopff », il faut absolument visiter l’autre exposition temporaire du moment, consacrée à Jean-Jacques Lequeu, Bâtisseur de fantasmes , artiste hors du commun (1757-1826). A travers 150 de ses dessins, nous pénétrons dans une œuvre graphique fascinante qui témoigne du parcours d’un architecte singulier puisqu’il n’a jamais rien construit, mais il a bâti un monde. L’historien d’art viennois Emil Kaufmann l’a hissé au rang des « architectes révolutionnaires ». Ses oeuvres érotiques en fin l’exposition sont incroyables.
« Récemment, je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide débordant que ne comble que ton corps serré contre le mien […] Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. » Ainsi se clôt Lettres à D.-Histoire d’un amour, le livre d’André Gorz, paru en 2006, aux éditions Galilée.
D. a alors quatre vingt deux ans, lui quatre vingt trois. Ils choisissent de se suicider ensemble en septembre 2007.
Elle et lui
Elle, D., c’est Doreen, l’épouse d’André Gorz pendant cinquante huit ans, Doreen Keir, anglaise, rencontrée à Lausanne en 1947. Elle est atteinte d’un mal incurable, l’aracnoïdite. Elle accompagne Gérard/André tout au long de ses aventures professionnelles et de ses recherches, elle est plus qu’une collaboratrice, elle est sa complice intellectuelle: « Aimer un écrivain, c’est aimer qu’il écrive ». Elle n’aura pas d’enfants.
Lui c’est Gerhart Hirsch devenu Gérard Horst, qui choisit le pseudonyme d’André Gorz (il sera également Michel Bosquet lorsqu’il signera à l’Express). Né en Autriche en 1923, d’un père juif et d’une mère antisémite, naturalisé français, il s’installe à Paris à la fin des années 40 après avoir fait des études en Suisse. Sa rencontre avec Sartre en 1946, un deuxième père, sera déterminante. Après sa collaboration aux Temps Modernes dans les années 60, il fonde, en 1964, le Nouvel Observateur avec Jean Daniel, Serge Lafaurie, Jacques-Laurent Bost et K.S Karol. Ecrivain et journaliste, sa pensée oscille entre la philosophie, la théorie politique et la critique sociale. Penseur de la critique du capitalisme contemporain, il pose la question du sens de la vie et du travail. Existentialiste, autodidacte, anticapitaliste, marxiste d’un type nouveau, il est l’un des artisans de l’écologie politique et de la décroissance.
David Geselson, dont on avait aimé son précédent spectacle, En Route-Kaddish, aime « travailler sur le réel pour être libre d’en écrire une fiction ». Il découvre les Lettres à D. lorsqu’on lui offre le livre en 2006.
Il est bouleversé et décide d’en faire un spectacle. Le monologue ne fonctionne pas. Il faut donner une voix à Doreen. Pour la nourrir, il travaille sur les archives que Gorz a déposées à l’IMEC avant sa mort et rencontre des proches. Il faut inventer Doreen sans la trahir. Des « vrais » Doreen et Gérard, David Geselson s’éloignera un peu pour nous donner à entendre à la fois un «vrai couple du siècle dernier » et « un couple auquel on pourrait s’identifier aujourd’hui ». Ses conversations avec Laure Mathis enrichiront les dialogues.
On est à la maison
En haut de l’escalier qui nous mène à la « petite salle » du Théâtre de la Bastille, on est accueilli par les deux acteurs, David Geselson et Laure Mathis. Ils nous invitent à prendre place où l’on veut, dans un espace qui est celui d’un salon où des lampes et des livres sont disposés sur de petites tables, un pick-up nous rappelle qu’on écoutait de la musique en 33 tours. Des fauteuils accueillent les acteurs au niveau de nos chaises, des bibliothèques/bureaux rappellent l’écriture et dominent une grande table où un agréable apéritif nous attend. Nous sommes invités à boire un verre, à feuilleter un exemplaire de Lettre à D que l’on nous distribue. On se sent bien immédiatement dans ce dispositif (de Lisa Navarro) qui rompt avec le rituel théâtral habituel. Tout comme cette manière directe qu’ont les deux comédiens de s’adresser à nous, telle une conversation que chacun entreprend avec une moitié de la salle pour se présenter, pour exposer leurs personnages, en superposant leurs voix. Nous sommes installés chez les Gorz.
Pendant une heure quinze, on revit avec eux leur rencontre, leurs rituels, leurs émotions, leurs engagements, leurs engueulades, leurs divergences sur le mariage, sur l’amour, sur la voiture, la lettre radicale et inamicale que Jean-Luc Godard envoie à André après une émission de télévision, les articles de Gorz. Ils aiment parler alternativement en français et en anglais. Ils s’appellent « Chéri (e) ». Comme dans tous les couples, il arrive qu’ils ne s’entendent pas, au sens littéral du terme. Un orage violent viendra couvrir leurs voix. C’est magnifique. On aime les voir danser, rire. On souffre avec eux lorsque Doreen a mal sans jamais se plaindre et que Gérard souffre avec elle. Dans la vraie vie, André Gorz a choisi d’arrêter de travailler à 60 ans pour se consacrer à Doreen, pendant vingt ans, dans leur maison de Vosnon, où il plantera un bosquet de 200 arbres et où ils se suicideront.
Après deux années de tournée, Doreen, autour de Lettre à D. d’André Gorz, revient à son port d’attache, le Théâtre de la Bastille à Paris, où vous auriez pu voir le spectacle en mars 2017. Il vous reste quelques jours pour admirer ce magnifique duo d’acteurs, ce couple que forment David Geselson et Laure Mathis, Gérard et Doreen, qui nous invitent à mieux comprendre le sens de la liberté et de l’amour. Le choix de mourir car, « vivre n’est pas naturel ».
Théatre de la Bastille
Jusqu’au 30 janvier 2019, à 19h30, samedi 26 janv. 17h et 19h30, relâche le dimanche, www.theatre-bastille.com
L’exposition Doisneau et la musique présentée actuellement à la Cité de la musique/Philharmonie de Paris, rend heureux. Mieux qu’une tablette de chocolat pour compenser un chagrin, mieux qu’un anxiolytique en période dite « de fêtes », Doisneau et la musique fait du bien.
Comment est-ce possible ? Sans doute pour une raison assez simple : Robert Doisneau a aimé photographier les gens, il porte sur l’inconnu de la rue ou les « vedettes » de la chanson un regard tendre et généreux. Et il nous transmet son empathie. En disant cela, on pourrait craindre la niaiserie, la gentillesse comme une sorte de mièvrerie, la simplicité comme une mollesse… Mais il n’y a rien de tout cela chez Doisneau. Il était beaucoup plus profond et espiègle.
Né en 1912, il découvre sa vocation de photographe à 16 ans. A cette époque la musique est partout dans la rue, à Paris, dans les banlieues. Comme l’écrit sa petite fille, Clémentine Deroudille, commissaire de l’exposition (on lui doit aussi les expositions Brassens et Barbara à la Philharmonie) dans le formidable catalogue qui accompagne l’exposition : « Robert adore cela, les fanfares, les musiciens, tout ce qui donne un air de fête au quotidien ». Le thème de « La Rue » constitue la première partie de l’exposition, où l’on ressent de 1945 aux années cinquante, l’ambiance si particulière des quartiers populaires de la banlieue et de Paris, où l’accordéon et le violon font chanter et danser les gens dans les rues. Deux séries sont remarquables : celle de la rue Mouffetard qui rappelle l’époque des « petits formats », ces partitions où paroles et musique des chansons vendues dans la rue, permettent aux gens d’entonner en choeur les refrains; l’autre sur les traces d’un duo surprenant que Doisneau saisit dans les cafés enfumés, la chanteuse Lucienne Fredus, dite Madame Lulu et l’accordéoniste, la belle Pierrette d’Orient.
Bal populaire dans une rue du 5ème arrondissement de Paris en France, le 14 juillet 1959.
Devenu reporter-photographe à plein temps, Doisneau, attaché à l’Agence Rapho, travaille pour de nombreux titres de presse. Il répond aussi à des commandes. Le reportage sur ces deux musiciennes fait partie d’une série commandée par Albert Plécy pour le journal Point de vue. C’est dans ce cadre également que Doisneau photographie Juliette Gréco, très jeune, à peine vingt ans. Mais le reportage était consacré à son chien, Bidet, alors star de Saint-Germain des Prés !
Sous le titre générale de « La Chanson » s’organise la deuxième partie du parcours. Vaste thème qui va nous promener dans ces nombreux cabarets qui ont fleuri à Paris dans les années cinquante : la Rose Rouge où l’on retrouve Juliette Gréco, Philippe Clay, Les Frères Jacques ou Mouloudji, la Boule rouge, le Cheval d’Or (Anne Sylvestre, Boby Lapointe), l’Ecluse où chante la jeune Barbara, Patachou dans son cabaret de Montmartre, la Fontaine des Quatre Saisons ouvert par Pierre Prévert où Doisneau a ses habitudes. C’est là qu’il rencontre Henri Crolla, guitariste de génie trop tôt disparu, qui écrit pour Mouloudji, Piaf, Montand. Une mention spéciale pour la photo de Fréhel, en charentaises, au Bal des Tatoués.
Robert Doisneau se lie d’une amitié fraternelle et durable avec Pierre etJacques Prévert. Les photos présentées dans l’exposition de Jacques témoignent de leur merveilleuse complicité.
Proche de la « bande à Prévert », Doisneau rencontre ainsi Maurice Baquet. Rencontre décisive pour une grande amitié et une série de photos inouïes que présente l’exposition, Baquet et son violoncelle, qui permet à Doisneau d’utiliser toutes les techniques à sa disposition : montages, trucages, photomontages, collages, déformations, fractionnements…Un régal. Ils feront ensemble le livre « Ballade pour violoncelle et chambre noire » qui ne sera publié qu’en 1981 par Georges Herscher, trente ans après leur aventure éditoriale…Aucun éditeur n’en avait voulu avant ….N’oublions pas les photos de Brassens par Doisneau, une autre rencontre très importante, qui nouera une solide amitié. La plupart de ces photos avaient été commandées par Michel de Brunhoff, directeur de Vogue.
Le compositeur, théoricien et écrivain français Pierre SCHAEFFER en 1961.
« Studios », tel est le titre de la troisième section. Il s’agit principalement d’une série commandée à Doisneau par Pierre Betz, fondateur du magazine Le Point, sur la musique contemporaine. Cette recherche musicale n’est pas ce qui intéresse le plus Doisneau. Mais il parvient à produire une galerie de portraits saisissante des plus grands compositeurs du XXème siècle dans cette catégorie : Olivier Messiaen, Pierre Schaeffer, Henri Dutilleux, André Jolivet, Pierre Boulez (superbe portrait de Boulez riant)….
PARIS, SAINT-GERMAIN DES PRES, FRANCE – 1950: Singer Eartha Kitt in the Night Club, 1950 in Paris, France.
Pour ce même magazine, Robert Doisneau va, dans les caves de Saint- Germain des Prés, saisir un autre aspect de la musique vivante du moment : « Le Jazz », quatrième moment du parcours. Mezz Mezzrow, Bill Coleman, Claude Luter, l’orchestre de Claude Abadie (avec Boris Vian à la trompette)…Çà swingue !
Au sommet de sa carrière et de sa célébrité, Robert Doisneau ne cesse, dans les années 1980/90, à photographier et à regarder son temps. Il continue à aimer la chanson et photographie nombre de chanteurs qui l’intéressent : Renaud, David Mc Neil, Jacques Higelin, Thomas Fersen, Les Négresses Vertes. La série certainement la plus touchante de ces dernières années est celle qui témoigne de la rencontre, en 1988, du Robert Doisneau de 74 ans avec le jeune duo turbulent et branché que forment les Rita Mitsouko, Fred Chichin et Catherine Ringer. Robert Doisneau aime leur singularité et ils s’entendent à merveille.
Aux gens de son âge, il préfère la jeunesse. Mais en 1994, des problèmes de santé l’obligent à une opération. Il meurt à l’hôpital, le 1er avril.
La musique a rythmé son travail sans qu’il s’en aperçoive, nous dit sa petite fille. L’intelligence de son exposition rend à Doisneau tout le sens de sa qualité de « photographe humaniste ».
Cité de la musique/Philharmonie de Paris, jusqu’au 28 avril 2019
Catalogue de l’exposition de Clémentine Deroudille, coédition Flammarion/Cité de la musique-Philharmonie de Paris
Le Centre Pompidou présente actuellement deux expositions qui témoignent chacune de l’engagement artistique et politique. Elles retiennent notre attention pour leur intérêt historique et l’émotion esthétique qu’elles procurent. Il s’agit de Photographie, arme de classe et d’Une avant-garde polonaise.
Le titre de la première, Photographie arme de classe est emprunté à un texte d’Henri Tracol, publié en 1933 dans Cahier Rouge, l’un des organes de l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires. La mission de l’AEAR, fondée à Moscou en 1927 et en France en 1932 par Paul Vaillant-Couturier, Léon Moussinac et Louis Aragon, est de réunir, en un même groupe, les différents courants culturels qui, en France, questionnent les rapports de l’engagement révolutionnaire avec la culture. Une sorte de front social. Cette association se développe dans un contexte social et politique très tendu, dans cette période de l’entre-deux-guerres, où la crise économique post 1929, la montée du chômage et des inégalités sociales, les crispations xénophobes liées à la montée du fascisme, sont autant de motifs d’engagements pour les militants de gauche qui sont alors principalement regroupés dans le sillage du Parti Communiste.
Ainsi l’AEAR voit naître une chorale, rebaptisée en 1935 « Chorale Populaire de Paris », nombre de troupes de théâtre amateur, dont le Groupe Octobre en sera le fleuron, une section littéraire, des expositions (Le Salon des peintres révolutionnaires en 1934) et une section photographique.
A travers une sélection opérée au sein des collections photographiques du Centre Pompidou, au fil d’une centaine d’œuvres et d’une quarantaine de documents, organisés par section thématiques ou en séries formelles, l’exposition propose de mettre en lumière le « véritable laboratoire du regard social et engagé » qui se développe en France à la lisière du Front Populaire et de la Guerre d’Espagne. Nous croisons les plus grands noms de la photographie moderne tels Willy Ronis, Eli Lotar, Robert Doisneau, Nora Dumas, Henri Cartier-Bresson, Germaine Krull, Gisèle Freund, Lisette Model mais aussi Pierre Jamet, Jacques-André Boiffard, Claude Cahun, André Steiner, Dora Maar, André Kertez ou François Kollar.
L’ensemble des images exposées, dont l’intensité du noir et blanc renforce les sujets traités pour mieux les dénoncer, témoigne de la misère des taudis, des clochards, des pauvres à l’Armée du Salut, des ouvriers en lutte, du colonialisme, de l’attitude de la police…. Les photos sont là aussi pour magnifier le sport, les auberges de Jeunesse…
Nous sommes saisis par l’utilisation très novatrice du photomontage, mentionné dans le manifeste de l’AEAR de 1932 comme « l’une des nouvelles formes d’expression pour un art de masse révolutionnaire, au côtés du théâtre ouvrier, du cinéma et de la radio ». L’architecte et décoratrice Charlotte Perriand, qui sera proche de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret, influencée par la lecture de revues soviétiques, présente en 1936, à l’occasion de l’Exposition de l’habitation au Salon des arts ménagers, son photomontage La Grande misère de Paris qui contraste alors avec la vision commerciale du Salon ! Le photomontage est aussi très présent dans le graphisme et les articles des revues communistes, dont Regards, Communiste ou VU. Il est frappant d’y retrouver les signatures de personnalités liées au Groupe Octobre, tels le comédien Fabien Loris, le metteur en scène Lou Tchimoukov (Louis Bonin) ou l’architecte Robert Pontabry. Ils forment avec d’autres, ce qui est décrit dans le catalogue de l’exposition comme « la scène culturelle rouge », dont l’une des caractéristiques est cette formidable polyvalence des artistes, qui trouvent à travers le théâtre, la photo, le dessin, le graphisme, l’architecture, les décors, les costumes, les collages, voire l’écriture ou le cinéma, autant d’outils artistiques que nécessaires pour exprimer leurs engagements. La bande son diffusée dans l’exposition, reprenant des choeurs parlés du metteur en scène Lou Tchimoukov témoigne de la force du spectacle vivant à cette période.
Cette exposition est importante à double titre. Elle est, d’une part,une source d’archives très précieuse sur une période décisive des luttes sociales en France et constitue sur ce point un document irremplaçable. Elle offre d’autre part, un témoignage superbe de la photographie humaniste française.
Cette première exposition étant d’une taille raisonnable on peut agréablement monter jusqu’au niveau 4 pour découvrir Une avant garde polonaise et plus particulièrement le travail de deux artistes, Katarzyna Kobro (1898-1951) et Wladyslaw Strzeminski(1898-1951) .
Il existe quelques parentés entre les deux expositions : l’art comme outil d’engagement politique, l’exploration de plusieurs supports artistiques, la période de l’entre-deux-guerres pour partie. Mais les parallèles s’arrêtent là.
Katarzyna Kobro est sculptrice, russe, d’origine allemande. Wladyslaw Strzeminski est peintre, polonais, né à Minsk. Ils se sont rencontrés aux temps troublés de la Révolution d’Octobre, à Moscou, en 1918. Couple à la ville, ils ont mené la plupart de leurs pratiques artistiques dans une réflexion formelle commune. Ils sont liés aux artistes constructivistes, El Lissitzky, Antoine Pevsner et Kasimir Malevitch.
A partir de 1921, à leur arrivée en Pologne alors en reconstruction, ils mettent au point un système artistique « basé sur le principe d’unité, de pureté du matériau et de la mise en espace », intitulé « l’unisme ». Cette démarche, comme les suivantes, est emprunte d’exigence politique. L’unité organique des éléments leur sert de modèle pour une nouvelle organisation de la société, qui, sans détruire l’ordre ancien doit « créer des alternatives ». Ils entreprennent de multiples actions dont l’enseignement, l’organisation d’expositions et la constitution d’une collection d’art moderne international pour la ville de Lodz. Les oeuvres de cette période présentées dans l’expositions sont époustouflantes, tant les toiles de Wladyslaw Strzeminski (ses Compositions architectoniques) que les oeuvres de Korbo. Leurs forces novatrices, voire pionnières, donnent tout son sens à la notion d’avant garde qu’ils représentent. La radicalité des constructions géométriques de Korbo la place parmi les sculptrices les plus importantes de la première moitié de XXeme siècle. Les peintures abstraites de Strzeminski–les reliefs, les Compositions architecturales ou Compositions unistes, sont des propositions uniques dans ce domaine.
Le style des deux artistes va changer dans les années 30. Kobro se tourne vers le figuratif schématisé. Wladyslaw Strzeminski introduit la « ligne organique » qui marquera de nombreux dessins et s’appliquera à une série particulièrement saisissante, A mes amis les Juifs, traitant de l’extermination des Juifs polonais. Il développera ensuite une Théorie de la vision, qui correspond à sa version de l’histoire de l’art analysée du point de vue de l’évolution de la conscience visuelle.
L’utopie du couple va malheureusement, après guerre, virer au drame. Wladyslaw Strzeminski est marginalisé, écarté de la vie politique et privée par le régime socialiste polonais jusqu’à sa mort en 1952. Quand à Katarzyna Kobro, sa séparation d’avec Strzeminski, sa vie précaire et la maladie mettent un terme à sa carrière en 1948.
Cette exposition permet la découverte de deux artistes, couple moderne, artistes révolutionnaires et membres majeurs de l’avant-garde artistique polonaise du XXème siècle.
Photographie arme de classe, La photographie sociale et documentaire en France, 1928-1936, Centre Pompidou, jusqu’au 4 février 2019, Galeries des photographies, niveau -1, entrée libre.
Le catalogue de l’exposition, co-édité par le Centre Pompidou et Textuel est très réussi. Outre l’ensemble du corpus des photos reproduites, Il offre nombre d’analyses qui complètent formidablement l’exposition.
Une avant-garde polonaise, Katarzyna Kobro et Wladyslaw Strzeminski Centre Pompidou, jusqu’au 14 janvier 2019, Galerie du Musée et galerie d’art graphique, niveau 4
A l’heure où Paris offre au public un programme d’expositions impressionnant, où rivalisent des artistes majeurs tels Picasso à Orsay, Miro au Grand Palais, Basquiat et Egon Schiele à la Fondation Vuitton, Le Caravage à Jaquemart-André, Giacometti chez Dina Vierny, il est tout aussi réjouissant d’aller à la rencontre d’oeuvres ou d’artistes dont la renommée n’était pas encore parvenue jusqu’à soi.
C’est ce que nous propose le Musée de l’Orangerie et sa nouvelle directrice Cécile Debray en consacrant, jusqu’au 14 janvier, la première grande exposition en France à Paula Rego, artiste très reconnue au Portugal, où elle est née en 1935, et en Grande-Bretagne où elle vit depuis plus de cinquante ans.
On entre de plain-pied dans l’univers de l’artiste et c’est un choc.
L’enfance, l’animal et le conte sont au centre de la soixantaine d’oeuvres exposées, dans lesquelles le réalisme et le fantastique se confrontent sans cesse.
Formée à Slade School of Arts de Londres où elle a côtoyé Francis Bacon, Lucian Freud ou David Hockney, femme artiste de l’École de Londres, Paula Rego séduit et dérange à la fois.
« Mes sujets favoris sont les jeux de pouvoir et les hiérarchies. Je veux toujours tout changer, chambouler l’ordre établi, remplacer les héroïnes et les idiots ».
Sculptrice et pastelliste, elle s’est plongée, en 1975, dans l’étude des contes et de leurs illustrations au Bristish Museum et à la Bristish Library de Londres. Les dessins Maxfield Parrish, de Benjamin Rabier ou de Grandville vont influencer son travail.
Si le conte, les histoires, le jeu se retrouvent au cœur de nombre de ses toiles ou de ses sculptures, telle la série Filles et chiens ou les magnifiques gravures qui illustrent les comptines Nursery Rhymes, la figure enfantine n’y est jamais tout à fait naïve ou innocente. L’artiste occupe t elle la place de l’enfant ? Ainsi hommes, femmes, enfants et animaux se prêtent à des jeux cruels, pervers, inquiétants….
La satire sociale traverse également les histoires de Paula, en témoigne cette représentation énigmatique des Bonnes de Jean Genêt, étrange toile où l’érotisme se mêle aux accusations sociales et politiques.
Les sources et les influences de Paula Rego sont multiples. Autobiographiques pour une part : elle inclut sa propre famille dans ses récits, en évoquant frontalement ou de manière détournée la maladie de son mari, en rappellant la figure douce de son père (le triptyque des Pillowman est incroyable), et en pratiquant régulièrement l’autoportrait. Littéraires ensuite : elle connait les ouvrages de Lewis Caroll, de la Comtesse de Segur, les personnages de Peter Pan ou de Pinocchio (son portrait de de Gepetto sous les traits de son gendre est saisissant). Elle aime Emily Brontë et Jean Rhys. Influences artistiques bien sûr : le réalisme de ses toiles, de ses gravures ou de ses sculptures est empreint du regard porté sur Balthus, Degas, James Ensor, Goya, Gustave Doré, Granville, Odilon Redon ou Benjamin Rabier. Le parcours de l’exposition est du reste judicieusement jalonné d’oeuvres de ces artistes en contrepoint de celles de Paula Rego.
Inquiétante et dominante, artiste et animale, la femme est omniprésente dans le travail de l’artiste. « Dog Women » (Femmes-chien) en 1994 ou Dancing Ostriches, en 1995, où desautruches danseuses sont réincarnées en femmes, précèdent cette figure toute puissante de la femme peintre (The Balzac story, 2011), victime et manipulatrice, qui n’a pas besoin de modèle puisqu’elle fait son autoportrait. Lorsqu’il y a modèle, c’est un homme que le (la) peintre brutalise !
Nous sortons de cette visite ébranlée par la force de ce travail complexe et magnifique. Difficile de qualifier une oeuvre si singulière qui, d’un même regard, provoque malaise et attachement, évoque poésie et réalisme cru, héroïsme et trivialité, suggère folie et tendresse. La réalité baroque et ambigüe de Paula Rego transforme notre regard à la mesure de sa représentation de l’humain et de l’animal, dans une magie et une inquiétante étrangeté. Une révélation.
Jusqu’au 14 janvier 2019
Musée de l’Orangerie 1 Place de la Concorde – Jardin des Tuileries (côté Seine) 75001 Paris
En réalités d’après La Misère du mondede Pierre BourdieuMise en scène Alice Vannier / Cie Courir à la CatastrophePrix du Jury et Prix du Public Prix13/Jeune metteur en scène 2018Le 18 décembre au Théâtre Victor Hugo à BagneuxLe 19 décembre au Théâtre Jacques Carat à CachanEt le 12 janvier à la MTD d’Epinay-sur-SeineAvec Anna Bouguereau, Margaux Grilleau, Thomas Mallen, Hector Manuel -en alternance avec Vincent Steinbach-, Sacha Ribeiro, Judith ZinsScénographie Camille DavyLumières Clément SoumyAssistante à la mise en scène Marie MenechiAdaptation Marie Menechi et Alice VannierProduction: Courir à la CatastropheCoproduction : Théâtre 13, Théâtre des Clochards Célestes Avec la participation artistique de l'ENSATT et le soutien de l'Opéra de Massy et d'Arcadi Ile-de-France1h30 sans entracte, à partir de 12 ansProchaines dates: - du 6 au 15 février 2019 au Théâtre des Clochards Célestes de Lyon- Festival Théâtre en mai de DijonPlus d'informationssur les sites : http://www.theatrejacquescarat.fr/en-realites/http://www.bagneux92.fr/agenda/agenda-culture/68-en-realites-cie-courir-a-la-catastrophehttp://www.epinay-sur-seine.fr/plaquette_saisonculturelle_2018_2019.pdf
Pourquoi les gens font ce qu’ils font ?Comment la société, les institutions, les médias déterminent-t-ils nos comportements et notre vision du monde ?Comment l’individu existe-t-il au milieu de ces déterminations sociales si puissantes ? Ces questions qui se posaient dans les années 1990, années de naissances des six comédien·nes au plateau, semblent être toujours aussi actuelles. Comment s’en emparer au mieux et se confronter à nos réalités sinon en essayant de comprendre l’état du monde dans lequel nous sommes arrivés? En réalités est une mise en résonances de visions multiples de la réalité à travers plusieurs entretiens et un groupe de sociologues au travail. En réalités confronte la difficulté de vivre la misère contemporaine à la difficulté d'en parler : en passant par le prisme de celui qui la vit, par celui du champs journalistique, par l’analyse sociologique et par une tentative artistique. « Ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire.» Pierre Bourdieu
Courez à la Fondation Henri Cartier Bresson toute nouvellement installée dans une cour redécouverte du Marais, au 79 rue des Archives. Cette nouvelle adresse dédiée à la photographie offre à la Fondation des espaces d’expositions mieux adaptés, plus vastes que ceux de l’Impasse Lebouis dans le XIVème arrondissement, permettant de surcroit la conservation et la consultation des archives sur place. La Fondation HCB new look se devait, pour son exposition inaugurale, d’ouvrir ses salles au travail de Martine Franck, qui fut de 1970 à sa mort, en 2012, l’épouse d’Henri Cartier-Bresson. C’est elle qui a initié la Fondation HCB en 2003 avec la complicité de son époux et de leur fille Mélanie et a souhaité son développement dans de nouveaux locaux. C’est donc tout naturellement qu’Agnès Sire, directrice historique de la Fondation et aujourd’hui sa directrice artistique -elle a passé le flambeau de la direction de la maison à François Hébel- a conçu cette belle exposition rétrospective et la monographie qui l’accompagne (aux éditions Xavier Baral). L’ensemble avait été entrepris en 2011 avec Martine Franck elle même.
Le parcours dans l’oeuvre de la photographe restitue son merveilleux talent de portraitiste d’une part et de reporter d’autre part. Elle a aimé photographié des anonymes mais aussi des écrivains et les intellectuels (parmi eux Albert Cohen, Hervé Guibert, Yves Bonnefoy, Michel Leiris, Michel Foucault, Lili Brik…), des artistes (Henry Moore, Ousmane Sow, Balthus, Léonor Fini et son chat, Diego Giacometti…), des acteurs, réalisateurs ou metteurs en scène (Agnès Varda, Charles Denner, Ariane Mnouchkine, les acteurs du Théâtre du Soleil qu’elle a connu dès les débuts de la troupe…). Elle nous offre également de très beaux portraits de photographes : Henri Cartier-Bresson, tout d’abord, dont les portraits sont rares, mais aussi Saul Leiter, Sarah Moon, Bill Brandt, David Goldblatt… Enfin, nous sommes saisis par la beauté et la force des paysages qu’elle photographie au gré de ses voyages, en Irlande, en Angleterre, en France, en Inde, au Tibet, en Chine ou au Japon. Pour elle, selon Agnès Sire, « photographier le paysage fut un art de l’enracinement, un exercice de méditation, loin des approches topographiques systématiques, une pratique de la forme et de la lumière ». Un enchantement….
La comédie musicale est à l’honneur en cette période de fin d’année.
La Philarmonie de Paris lui consacre une grande exposition jusqu’au 27 janvier et plusieurs ouvrages paraissent simultanément.
Celui qui retient notre attention est le Dictionnaire de la Comédie Musicale d’Isabelle Wolgust. L’auteur propose une plongée dans le genre, de A à Z, comme tout dictionnaire, mais sa spécificité tient à ses choix subjectifs et à sa richesse documentaire. Isabelle Wolgust nous prévient dès l’avant propos : elle est résolument « du côté des comédies musicales qui dansent », s’efforçant toutefois de tendre à l’exhaustivité. Elle s’intéresse majoritairement aux comédies musicales américaines mais pas uniquement puisque des réalisateurs comme Jacques Demy ou Christophe Honoré sont présents, tout comme Chantal Akerman; elle consacre par ailleurs tout un chapitre aux relations compliquées de la comédie musicale avec le cinéma français.
Les implications de l’ouvrage sont à la fois historiques (présenter au moins un film par décennie), économiques (le rôle dominant des studios, la place du cinéma dit « indépendant ») et sociaux (quel miroir social tend telle comédie musicale ?). Les dossiers de fond sont passionnants, en particulier ceux consacrés à la thématique queer et la place de l’homosexualité ou encore à l’influence de l’immigration juive dans la comédie musicale. Isabelle Wolgust nous montre comment les communautés juives immigrés aux Etats Unis depuis 1840 influenceront considérablement le cinéma en général et la comédie musicale en particulier, que ce soient les scénaristes (le duo Betty Comden et Adolph Green pour Singin’ in the Rain ou Beau fixe sur New York, Ernest Lehmanpour La Mélodie du Bonheur, West Side Story ou Hello Dolly !, Allan Jay Lerner pour Un Américain à Paris… ), les réalisateurs ( Billy Wilder, qui écrira quelques comédies musicales pour les autres), les acteurs (Sophie Tucker, Fanny Brice puis Barbra Streisand…) et bien sûr les traditions musicales comme le klezmer et nombre de compositeurs dont Georges et Ira Gershwin, Irving Berling ou Léonard Bernstein.
Vous avez encore quelques jours pour assister au spectacle tellement fort et singulier de Jeanne Candel, Demi-Véronique, à l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 17 novembre. Sur scène pendant une heure dix, Lionel Dray, Caroline Darchen et Jeanne Candel proposent «une épopée musicale et théâtrale dans un univers calciné, une maison ravagée par le feu », en écho à la cinquième symphonie de Gustav Mahler.
Sommes nous vraiment sûrs de ce à quoi nous allons assister lorsqu’on lit dans le programme, la définition de l’énigmatique titre Demi-Véronique ? : « en tauromachie la Demi-Véronique est le nom d’une passe durant laquelle le torero absorbe le taureau dans l’éventail de sa cape, le conduit dans une courbe serrée jusqu’à sa hanche, en contraignant l’arrêt de sa charge. Comme le soupir en musique, c’est une pause, une suspension à partir de laquelle tout peut recommencer ou se transformer. ».
En effet, c’est bien à une suspension du réel que nous assistons. La musique s’est substituée à toute parole. Nous sommes transportés de tableaux en petites scènes, de délires parodiques à loufoqueries poétiques. Soutenus par une scénographie extrêmement ingénieuse, le couple improbable formé par Lionel Dray et Caroline Darchen, formidables comédiens, bateleurs, mimes, clowns, acrobates, nous fait rire et nous touche. Ils sont amoureux, pêcheurs énervés d’un poisson résistant, sauveurs d’un coeur lourd en peluche, appareillés par des oreilles géantes… Jeanne Candel, impérieuse dans une sorte de kimono hors du temps, parvient, seulement par le jeu ses cheveux mouillés et blanchis et par l’envol de ses manches gigantesques, à donner au spectacle une dimension étrangement belle et tragique. Pourquoi sommes nous cueillis par cet ensemble apparemment incohérent, voire gratuit par instants.
Parce que sans doute ce travail puise sa force dans ce pourquoi nous sommes venus : le théâtre. C’est vraiment du théâtre !
Exposition Martine Franck jusqu’au 10 février 2019
Parler du film Girl quinze jours après sa sortie dans les salles parisiennes n’est pas très sérieux et fait courir le risque de radoter ce que la critique a déjà dit ou écrit Mais peu importe. Ce film est intemporel et universel. « Qu’elle soit née homme ou femme, la personne transgenre modifie, voire rejette son identité sexuelle d’origine », telle est la définition que l’on peut trouver au terme transgenre sur internet. Contrairement à ce que l’on pourrait croire (et ce que je croyais), Girl n’est pas simplement un film sur le genre ou le transgenre, voire sur la transgression de manière générale, même si le transsexualisme est devenu une question de société importante et sensible. Girl s’avère toucher un questionnement beaucoup plus vaste, celui de l’adolescence, cette période souvent si confuse, où chacun est à la recherche de son propre corps, à la recherche de son identité. Lara, l’héroïne de ce premier film de Lukas Dhont, est une ravissante adolescente de quinze ans, incarnée par le comédien Victor Poster qui est tout simplement extraordinaire. Son sourire et son regard suffisent souvent à nous dire tout des tourments incandescents de son personnage. L’objectif de Lara est de devenir danseuse étoile. Pour ce faire, la famille qui se compose d’elle, son petit frère et son père (la mère est absente du cadre, nous ne saurons jamais rien d’elle) a déménagé pour lui permettre d’entrer dans la meilleure école du pays (nous sommes en Belgique). Ce parcours vers l’excellence de la danse classique va se doubler d’un autre challenge. Pour atteindre son objectif, Lara doit transformer son identité initiale. Née Victor, son sexe de garçon, imposé à la naissance, devient pour elle son handicap majeur. Parce qu’une danseuse étoile ne peut exister que dans le corps d’une femme, Lara veut changer de sexe. Avec le soutien indéfectible de son père (Arieh Worthalter, formidable d’humanité), nous allons suivre son double « travail », celui de la jeune danseuse, de ses progrès fulgurants dans les classes de l’Ecole et celui de l’ adolescente, séance après séance, dans le cabinet du médecin avec qui elle entreprend son traitement hormonal qui devrait déboucher sur une opération. La délicatesse, la pudeur, la beauté que les images de ce film nous transmettent, sont bouleversantes. Nous souffrons avec Lara lorsqu’elle tente de dissimuler son sexe pour être comme les autres ballerines, lorsqu’elle soigne ses pieds trop grands pour ses pointes, lorsqu’elle cherche l’approbation de son père devant les conseils de son médecin ou les évaluations de ses professeurs, lorsqu’elle doit affronter la « curiosité » cruelle de ses camarades. Mais nous souffrons avec elle comme nous le ferions avec n’importe quelle jeune fille qui mettrait toute son âme et tout son corps au service de cette volonté absolue de devenir danseuse étoile, dans un trajet qui, pour tous danseurs, garçons ou filles, est un sacerdoce. L’émotion qui nous assaille tout au long du film tient aussi beaucoup à cette relation extraordinaire qui existe entre Lara et son père, entre Lara et son petit frère, vis à vis duquel elle tient quelquefois le rôle de la mère absente. La violence de son combat est d’autant plus intense qu’il s’inscrit dans une compréhension familiale sans doute rare. Ne ratez pas ce film, si justement récompensé par la Caméra d’Or lors du dernier Festival de Cannes, par la Queer Palm et par le Prix d’interprétation décerné à l’incroyable comédien Victor Polster.
Girl, Film belge de Lukas Dhont. Avec Victor Polster, Arieh Worthalter (1 h 45).