Douleur et Gloire d’Almodóvar

Il est des films où le générique arrive comme un arrachement : le dernier film de Pedro Almodóvar est de ceux-là. On quitte la salle les larmes aux yeux. On aimerait que la séance recommence pour repartir dans cette beauté.

Douleur et Gloire est son titre, un rien pompeux, l’inverse de ce film magnifique.

Antonio Banderas

Ce que nous offre le cinéaste est une évidence, un flot puissant et apaisé, le contraire d’une démonstration hystérique ou narcissique. Il nous invite à l’accompagner dans une revisitation de (son) existence où grands bonheurs et grandes douleurs, vieillesse et maladies, absence et amour, inspiration et léthargie vont nous tenir, comme le personnage au début du film, entre deux eaux (d’une piscine), pour mieux nous faire sortir d’un bain qui aurait pu nous engloutir.

Antonio Banderas (Salvador)

Antonio Banderas incarne Salvador Mallo, l’alter ego d’Almodóvar, bien mal en point lorsque nous le rencontrons au début du film. Son inspiration est en panne. Son corps a vieilli et ses douleurs lombaires rendent ses gestes précautionneux au point de s’aider d’un coussin lorsqu’il doit s’agenouiller. Il s’enferme dans son magnifique appartement madrilène dont les couleurs éclatantes ne parviennent pas à le sortir de sa grisaille mentale. Sa gouvernante veille sur lui, mais sa bienveillance ne suffit pas à lui rendre la vie plus douce. Il semble avoir renoncé. Sauf à se souvenir. 

Asier Etxeandia (Alberto)

Il consent toutefois à renouer avec Alberto (Asier Etxeandia), comédien de l’un de ses premiers films. La projection d’une copie neuve à la Cinémathèque serait l’occasion de s’y retrouver pour une présentation. Ce prétexte va remettre Salvador en marche, doucement, pas immédiatement sur la ligne droite, car la drogue (l’héroïne) va s’inviter quelque temps comme médication possible.

Penélope Cruz

La substance va aider Salvador à rêver à son enfance, à ce petit garçon prodige à la voix d’or, si doué qu’il apprendra à lire, écrire et compter à un jeune maçon analphabète. Dans la maison troglodyte, son refuge, il est illuminé par les murs blanchis à la chaux comme par les livres qui l’aident à dépasser la misère ambiante. La mère qui traverse les souvenirs de cette époque est radieuse et compréhensive, même si elle veut obliger « Salva » à aller au séminaire pour faire les études qu’elle ne peut lui offrir. Pénélope Cruz incarne cet idéal, irradiante de joie et de volupté lorsqu’elle chante avec ses copines en étendant le linge dans l’herbe après la lessive. Une scène d’une beauté, d’une gaité et d’une sensualité absolues. 

Antonio Banderas et Leonardo Sbaraglia

Si « Salva » souhaite disparaitre comme auteur du texte « Addiction » qu’il offre à Antonio pour l’interpréter sur scène, l’empreinte qu’il laisse chez les autres est plusieurs fois décelée. Elle éclate dans les propos de son ancien amant, Federico (Leonardo Sbaraglia), qui le retrouve des années après leur douloureuse séparation. Federico dit sa gratitude à Salvador de l’avoir aidé à devenir qui il est devenu. Leur baiser de retrouvailles et d’adieu est un autre moment inoubliable de ce film. 

Mercedes (Nora Navas) et Salvador Mallo (Antonio Banderas)

Ce baiser agit comme un révélateur. Il permet à Salvador de se reprendre en mains. Il ira revoir son médecin, en compagnie de sa fidèle et dévouée assistante Mercedes (Nora Navas). Il fera la liste de ses divers maux (migraines, lombalgies, acouphènes, dépression, addiction..) et passera un scanner pour comprendre la cause de ses étouffements fréquents. Il est rassuré et c’est la fin du renoncement. La fin d’un cycle qu’il devait probablement accomplir après la mort de sa mère et une lourde opération du dos. Surtout après s’être confronté à cette « vraie » mère, incarnée par la merveilleuse Julietta Serrano. Elle n’a ni les traits ni les propos de la douce Penelope Cruz. Elle reproche sur son lit de mort à Salvador de « ne pas avoir été un bon fils » et le prie de ne pas figurer dans ses films, car… elle n’aime pas « l’auto-fiction ».

Juliette Serrano

Salvador/Almodóvar va transgresser (une nouvelle fois !) l’interdit maternel et se remettre enfin à écrire et à filmer. Son premier émoi sexuel va inspirer son nouveau film. Il peut d’autant mieux raconter cette histoire fondatrice qu’un hasard de la vie lui fait parvenir un portrait de lui enfant, dessiné par l’objet de son désir. La dédicace le remercie du rôle essentiel qu’il a joué pour lui…

Antonio Banderas et Pedro Almodovar

Comme si la vie rendait à Salvador ce qu’il avait réussi à donner.
Film testament ? Film bilan? Film tellement, merveilleusement humain

Douleur et gloire, Espagne, 112’, en salles depuis le 17 mai 2019

68, mon père et les clous

Lorsqu’en 2006, Samuel Bigiaoui décide de filmer des moments de vie à l’intérieur de la boutique de son père, il n’a pas de projet précis. Il aime Bricomonge, cette quincaillerie ouverte en 1983 par Jean Bigiaoui et son associé Claude Hagège, cinq ans après sa naissance, qui devient durant son enfance, « son terrain de jeu », comme il aime à le dire.  

Le petit garçon devient un élève brillant, agrégatif de mathématiques mais comprend vite que la question de l’espace comme prescripteur de sens l’intéresse au moins autant. Tout naturellement, il se tourne vers l’architecture, devenu depuis son métier, même s’il enseigne également les maths. Il aime le théâtre et le cinéma, s’inscrit un temps à des cours de théâtre mais finalement, c’est l’image qui prend le dessus et il réalise son premier film.

Monsieur Jean

Outre son intérêt pour le cinéma -que son père, très cinéphile et ancien assistant de Joris Ivens, lui a transmis- c’est l’annonce de Jean à Samuel, fin 2012, de vendre la boutique qui détermine le fils à faire un film sur « Bricomonge ». La vraie question que Samuel a décidé d’élucider est : pourquoi son père, agrégatif d’histoire, voué à une vie intellectuelle, militant au sein de la Gauche Prolétarienne après 68, dont tous les copains deviennent prof, journaliste, écrivain ou philosophe, décide à 40 ans, de s’associer avec un copain pour vendre (entre autre !) des clous ?

un client et Jean

Afin d’y répondre, Samuel Bigiaoui nous offre un documentaire formidable. Il comprend assez vite qu’il faut éviter plusieurs écueils dès lors qu’il prend pour sujet son père: ne pas faire un film de l’entre soi ni plonger dans une sauce psychanalytique. Il met en place, formation oblige, une architecture très subtile. Il pose tout d’abord le décor, celui de cette boutique : son ordre et son désordre dans lequel Jean se retrouve, ses employés fidèles – Zohra qui arrive le lundi matin avec les makrouts pour tout le monde, José, employé de la première heure venu du Portugal, Mangala, originaire du Sri-Lanka, reconnaissant éternellement à Jean de lui a obtenu ses papiers et Kuang venu de Chine-, ses clients, des habitués pour la plupart, qui viennent acheter qui une ampoule, qui une boite en plastique ou commander à José la coupe d’une planche de bois….Ce qui se passe dans la boutique n’a rien à voir avec nos courses aujourd’hui au sous-sol du BHV ou chez Leroy Merlin pour acheter les mêmes articles. Bricomonge c’est un monde, un forum, une place publique, une sorte de Tour de Babel où on échange, où on entend les accents, où on se souvient de la guerre en Afghanistan (celle de 1979),  où on résout le montage d’une bibliothèque, la couleur d’une toile cirée, où on boit un café, où on parle cinéma…

Zohra et Jean

Comme dit « la femme de Monsieur Jean » à la fin du film, la mère de Samuel, Bricomonge est une institution thérapeutique de quartier, où toutes les classes sociales peuvent s’y retrouver, tous les états psychiques aussi ». On voit Jean tout faire à la main : les écritures, les calculs (sa rapidité à la machine à calculer fascine !). Il ne se pose jamais en supérieur vis à vis de ses employés :  il étiquette les produits avec eux, balaie la boutique (pas longtemps, Zohra lui interdit de le faire), relance lui -même les clients qui ont laissé des impayés, sert les clients….On sent sa bienveillance et la solidarité qui règne dans les lieux , le « service » que ce commerce de proximité apporte à sa clientèle. Son ami Claude Eveno, écrivain et homme de radio, passe le voir : « On était au lycée ensemble. Puis ce qui nous a tenu à distance, c’est qu’il est devenu un militant de la Gauche prolétarienne et moi, pas du tout : j’étais plus proche des situationnistes. Cet homme qui a fait des études, a essayé de faire la révolution, qui a fait des films, qui fait semblant de jouer à l’épicier, qui peut savoir que c’est un dangereux subversif ? », s’amuse-t-il. « On voulait une société égalitaire (…), on a été naïfs. Ni honte, ni regret » !

Mangala, Jean et José

Dans un deuxième temps, Samuel passe derrière le comptoir, découvre  les sucres porte- bonheur qui sont dans la caisse et commence à interroger son père sur ce que la boutique représente pour lui…Il se heurte dans un premier temps aux mêmes résistances que son père avait manifestées lors de précédentes discussions, à la réserve profonde de Jean qui n’aime pas parler de lui et de sa période militante. Puis, petit à petit, en descendant dans les sous-sols, véritable antre de Jean, la parole se libère. Et nous apprenons, simultanément à Samuel, que Bricomonge représente pour l’ex militant de la GP un abri où il tient les tenants et les aboutissants de ce qu’il fait, sans supérieur hiérarchique, une façon d’être anonyme. Il se remémore les actions clandestines de son groupuscule d’extrême gauche, -« un travail à plein temps », précise- t-il- : l’attaque d’un magasin Fauchon, le vol de tickets de métro puis leur distribution aux passants après une augmentation brutale des tarifs, la traque de Touvier et surtout le kidnapping du numéro 3 de chez Renault en riposte à la mort de Pierre Overney (ouvrier et militant maoïste tué par un vigile de Renault en raison d’une action militante prévue). Jean constate qu’à l’époque toutes ces actions relevaient de questions politiques. Aujourd’hui, cela deviendrait des questions policières. Il explique combien à la sortie de cette « séquence », beaucoup de ses camarades ont été désemparés, sonnés, « comme quand on passe de la guerre à la paix ». Lui se sentait incapable de mettre ses pas dans la hiérarchie, dans l’institution dont il est phobique.  Créer une petite société lui a permis de recréer un monde qui, d’une certaine manière, incarnait sa vision économique, politique, sociétale, même si toute entreprise relève du capitalisme. Comme l’explique très bien son ami Daniel Weil, ancien espoir des mathématiques françaises passé par le militantisme et aujourd’hui à la tête d’une grosse entreprise de boucherie : « En 68 on était des marginaux et on l’est restés. Ça nous a mis en face de la possibilité et d’une impossibilité d’une action collective. Il a fallu s’inventer un chemin pour se frayer une vie. Il ne s’agissait pas de décision mais de pas successifs. »

Le film progressant, on ressent les difficultés économiques auxquelles Jean est confronté. Les riches heures de Bricomonge sont derrière lui. Cette quincaillerie qui marchait très bien commence à ressentir les conséquences d’habitudes de consommation qui changent, d’une clientèle des classes moyennes petit à petit chassée du centre-ville, en gros la fin d’une époque. C’est décidé, il va vendre. Bricomonge va devenir un supermarché.

Jean Bigiaoui

Avec beaucoup de tact, la caméra de Samuel caresse l’émotion des employés, les larmes de José et de Mangala, la stupéfaction des clients : «  Non c’est pas vrai, vous quittez ? Mais qu’est-ce que je vais faire sans vous, moi ? ». « Ce monde n’est plus tout à fait le nôtre », constate Jean, pudique.
Samuel suit le démantèlement du magasin jusqu’au bout. La dernière image est bouleversante : alors que Jean a été filmé tout au long du documentaire en huit clos, c’est comme si son corps se détachait du magasin lorsqu’on le voit s’éloigner dans la rue Monge, seul, comme Charlot partant  (sans Paulette Godard) à la fin des Temps Modernes. Libre et anonyme, finalement comme il aime.

68, mon père et les clous, documentaire de Samuel Bigiaoui, 84 minutes, France, 2017
Le film est en salles à Paris et en province depuis le 1er mai. Précipitez vous !!

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