Golda Maria et Une jeune fille qui va bien : toujours raconter

 

A quelques jours du 77ème anniversaire de la libération des camps d’Auschwitz-Birkenau, deux films viennent opportunément témoigner d’une période qu’il faut encore et toujours raconter.

Il s’agit de Golda Maria, documentaire réalisé par Patrick et Hugo Sobelmann et d’Une jeune fille qui va bien, premier long-métrage de Sandrine Kiberlain. Deux films totalement différents, incomparables diront certains, mais qu’il est intéressant de rapprocher comme objets de « post-mémoire » et dont les réalisateurs appartiennent à la troisième, voire la quatrième génération après la Shoah.

Golda Maria © Ex Nihilo

En 1994 Patrick Sobelman propose à sa grand-mère maternelle, née Goda Malka Tondovska, de raconter sa vie face à sa caméra amateur. Le producteur est loin de penser que ces trois jours passés avec la mère de sa mère donneront matière à un film qui sortira dans les salles de cinéma. Pourtant…

 Golda Maria © Ex Nihilo

Une femme de 84 ans, altière, au sourire magnifique, élégante dans son tailleur bleu,  déroule le fil de sa vie depuis son enfance qui commence en Pologne en 1910. Les souvenirs affluent, « quelque chose s’ouvre » dans son cerveau, comme elle dit joliment. Née dans une famille juive qui choisit durant la Première Guerre mondiale de se réfugier en Allemagne pour fuir l’occupation russe, petite dernière de six enfants, surnommée par son père « le rossignol » tant elle chante en permanence, Maria garde le souvenir d’une enfance très heureuse pendant laquelle elle n’aimait rien tant que les nappes blanches des tables de Shabbat. A la maison, on parle polonais et yiddish mais très rapidement, Malka, devenue Maria à l’école, choisit l’allemand (elle déteste le yiddish !) Elle aime déjà le français grâce à l’un de ses professeurs qui lui fait découvrir la littérature française. Aux bruits des bottes nazis, c’est justement en France qu’elle se réfugie. Elle y rencontre celle qui deviendra sa belle-mère, puis son mari, Pierre Eisenberg.

Pierre, Simone et Maria © Ex Nihilo

Après le grand bonheur de la naissance de sa fille Simone, la mère du réalisateur, Maria met au monde Robert en 1940. Il faut alors fuir le danger. Ce sera l’exode vers Marseille pour tenter de s’exiler en Amérique (une partie de la famille choisira la Palestine) mais diverses dificultés conduisent Maria et les siens à séjourner à Aurillac puis à La Bourboule. Pierre trouve un passeur pour la Suisse où il part avec Simone qui a 6 ans. Maria préfère rester en France : elle veut « assister à la défaite des nazis en France », dit-elle, tout en cachant à son mari un autre raison de ne pas bouger : une grossesse qu’elle parviendra à interrompre seule. Elle tentera plus tard de franchir la frontière suisse avec sa belle-mère et Robert, une ultime échappée qui sera stoppée net par leur arrestation avant la déportation : Drancy, antichambre pour Birkenau par l’avant-dernier convoi, n°75, avant Bergen Belsen, Raghun, la libération à Theresienstadt puis le retour.

Golda Maria © Ex Nihilo

Le récit de la catastrophe par Maria est empreint d’une humanité et d’une émotion qui nous touchent au plus profond. Son fils de 3 ans et demi est immédiatement assassiné à l’arrivée de Birkenau avec sa grand-mère : « Donnez vos enfants aux gens âgés » a t-on ordonné aux femmes. Maria ne se remettra jamais d’avoir abandonné Gérard et sa belle-mère. Une douleur inconsolable. Au retour de l’enfer, elle a 35 ans. Elle retrouve son mari et sa petite Simone, âgée de 9 ans. Nous entendons ce que tous les témoins survivants ont répété : impossible de parler au retour des camps : « On a pas pu raconter car nous-même n’étions pas sûrs de ce qui nous est arrivés ». Maria dit l’impossible frontière entre l’humain et l’inhumain : « On était des bêtes sauvages ». Sa force de vie fera le reste. « Nous sommes loin du stéréotype apparu ces dernières années chez tant de survivants affirmant qu’ils ne sont pas sortis d’Auschwitz », écrit Annette Wieviorka, auteur de L’ère du témoin, en introduction au dossier de presse du film. Malgré les cauchemars permanents, Maria privilégie le présent, voire le futur après l’horreur. Elle donne naissance après-guerre à son second fils, Gérard,  et affirme, cinquante ans après sa déportation,  sa chance en tant que femme, en tant que mère, en tant que grand-mère. Portée par la force de son amour pour ses enfants et ses petits-enfants (qui le lui rendent bien !), elle a compris combien il était important de témoigner enfin car « il faut qu’ils ne voient plus jamais ça ». Patrick à la caméra, Hugo au montage sans oublier Noé à la clarinette : trois Sobelmann pour immortaliser Golda Maria et faire de son histoire notre histoire.

Une jeune fille qui va bien de Sandrine Kiberlain, sorti sur les écrans quinze jours avant Golda Maria (par Ad Vitam, le même distributeur, coïncidence ?), n’est un aucun cas un témoignage ou un documentaire. Pour son premier film, la comédienne a choisi toutefois un sujet qui résonne avec son histoire familiale et son envie, tout comme les Sobelman, de poursuivre la transmission. « J’ai été en partie élevée dans le souvenir de cette période. Ma famille a connu l’horreur et la folie de cette période à cause de son identité juive », a-t-elle expliqué. A l’heure de la disparition des témoins, hormis quelques survivants dont Ginette Kolinka avec qui Sandrine Kiberlain a beaucoup parlé, la fiction littéraire, théâtrale ou cinématographique se substituent progressivement au récit-vrai pour raconter l’Histoire.

Le film de Sandrine Kiberlain situe son propos en 1942, à Paris, et s’achève avant la Shoah, échappant ainsi à l’irreprésentable.  

UNE JEUNE FILLE QUI VA BIEN ©Jérôme Prébois.

Cette « jeune fille qui va bien », c’est Irène. Elle a 19 ans, veut devenir comédienne et entrer au Conservatoire. Irène (époustouflante Rebecca Marder, une immense actrice en herbe) est toute à sa jeunesse et à ses projets, dans la légèreté de son âge. Elle vit avec son père (André Marcon, parfait comme toujours), son frère Igor (Antony Bajon) et sa grand-mère Marceline interprétée par Françoise Widhoff, monteuse et productrice, qui a accepté pour Sandrine Kiberlain de devenir actrice pour la première fois (c’est pour Marceline Lorridan que le rôle avait été écrit). Elle est incroyable de justesse et rend la relation d’Irène avec cette grand-mère libre et rebelle, très présente et touchante. La mère est absente, nous n’en saurons pas plus.

UNE JEUNE FILLE QUI VA BIEN ©Jérôme Prébois.

La réalisatrice a choisi de ne pas faire un film de reconstitution. Nous comprenons que Paris est occupé et que cette famille est juive au hasard d’une phrase prononcée par le père : « Il faut mettre le tampon juif sur les papiers ». Toute la famille soutient la détermination d’Irène a réussir son concours d’entrée au Conservatoire, sans savoir encore que l’institution, au fil de l’année 1942, refusera d’intégrer tout comédien juif. Irène vit avec intensité  la fièvre de ses répétitions de textes de Marivaux,  ses premières amours et  ses amitiés (citons à ce sujet deux comédiens formidables : Ben Attal et India Hair) . Ses évanouissements fréquents sont-ils le signe d’une forme de somatisation de son époque ? Comprend-t-elle que le danger est imminent ? « Je ne vais pas me reposer à mon âge » réagit-t-elle à tout conseil de ralentir son énergie vitale. La caméra de Guillaume Schiffman accompagne avec talent le mouvement permanent d’Irène.

UNE JEUNE FILLE QUI VA BIEN ©Jérôme Prébois.

Soucieux de protéger sa famille et de respecter la loi, André, le père, est loin de penser se jeter dans la gueule du loup en faisant recenser sa famille à la mairie malgré les oppositions fermes et menaçantes de sa belle-mère. Et c’est lorsque l’encre rouge du tampon« Juive » éclabousse sa carte d’identité et que l’étoile jaune est cousue sur sa veste que l’insouciance d’Irène commence à vaciller. 

La dernière scène du film nous coupe le souffle au sens propre et figuré. Comme le dit Sandrine Kiberlain en parlant du personnage d’Irène : « C’est une histoire de soleil brisé par une étoile ».

GOLDA MARIA de Patrick et Hugo Sobelman, 2020, 1h55, 
sortie le 9 février 2022

UNE JEUNE FILLE QUI VA BIEN de Sandrine Kiberlain, 2021,  1h38, sortie le 26 janvier 2022

JANE par CHARLOTTE,THE LOST DAUGHTER, MERES-FILLES…

 

Il est des sujets qui vous touchent, qui vous habitent. Au risque de frôler la banalité en les abordant.

La relation mère-fille est l’un d’eux. Rebattu, mille fois décrit, au coeur de nombre d’ouvrages de psychologie, de psychanalyse ou de sociologie, ce duo habite bien entendu la littérature et le cinéma, souvent pour notre plus grand plaisir. Chez Marguerite Duras, Colette, Annie Ernaux, Violette Leduc, Virginia Woolf et bien d’autres, tant la liste des écrivaines inspirées par la figure maternelle est vaste. Au cinéma, cette relation est souvent traitée sur le mode de la comédie, à de belles exceptions près, dont bien sûr  Sonate d’Automne  d’Ingmar Bergman ou plus récemment chez Pedro Almodovar.

Deux films m’ont récemment interpelée sur ce thème. 

Il s’agit du documentaire de Charlotte Gainsbourg  Jane par Charlotte  et du film réalisé pour Netflix par Maggie Gyllenhaal , The Lost Daughter , adaptation du roman Elena Ferrante  Poupée volée, publié avant le succès de  L’Amie prodigieuse. 

Les deux films ont peu en commun. Quelques points toutefois les rassemblent : il s’agit de premiers films, réalisés par des femmes comédiennes, interrogeant la relation mère-fille et par là même, la question de la maternité. Les comparaisons s’arrêtent là. J’ai été bouleversée par chacun.

JANE PAR CHARLOTTE 1 © Nolita Cinema – Deadly Valentine

L’objectif de Charlotte (Gainsbourg) en filmant sa mère Jane (Birkin) s’est précisé au fur et à mesure du tournage. Elle dit qu’elle a inventé le film en le faisant. La première scène pose le projet : à Tokyo, où elles participent toutes les deux à un concert, Charlotte interroge sa mère sur cette pudeur particulière qu’elle a toujours ressentie de l’une face à l’autre. « Tu m’intimidais comme enfant », lui répond Jane. « Ce n’était pas banal d’être en ta présence ». Etalé sur quatre ans, le tournage a été interrompu pendant deux ans après cette première interview. Jane n’avait pas souhaité poursuivre l’aventure. Elle redoutait la souffrance provoquée par une plongée dans le passé. Puis, à la faveur d’une visite à sa fille à New York, où Charlotte avait alors choisi s’installer après la mort de sa soeur Kate survenue en 2013, le dialogue a repris, apaisé. Charlotte a compris que son film ne pouvait pas être seulement un projet égoïste où elle aurait cherché à comprendre les raisons de la distance qui s’était imposée avec sa mère et la place particulière que représente celle de « seconde fille », entre Kate et Lou dont Jane semblait plus proche.

JANE PAR CHARLOTTE 4 © Nolita Cinema – Deadly Valentine

Elle choisit alors de filmer sa mère au présent, de capter sa grâce, son humour, sa vérité de mère et de grand-mère. Leur tête à tête est enrichi, dans les séquences tournées dans la maison de Bretagne, par la présence de Jo Attal, la plus jeune des filles de Charlotte. Trois générations féminines en présence pour partager des épisodes souvent joyeux, dans la cuisine ou au milieu d’objets accumulés par Jane qui ne peut rien jeter…Dans leurs têtes à têtes, la légèreté cède souvent à la gravité, à la profondeur : Charlotte approche au plus près la caméra, faisant éclater la beauté de sa mère mais aussi la cruauté de la maladie, du temps qui passe (« Est-ce qui il y a un moment où on s’en fout de son image? » demande Charlotte. « Le temps est arrivé » répond Jane…). Le regard de Jane est traversé dans un même moment par la gaité puis par la douleur, une douleur terrible. Celle de la perte, du deuil, de l’absence de Kate. Elle dit souvent « avant Kate ». Il faut bien sur entendre avant sa mort.

JANE PAR CHARLOTTE 3 © Nolita Cinema – Deadly Valentine

Le film de Charlotte Gainsbourg est bouleversant de lucidité, tant du côté de la mère que de la fille. Le moment de leur visite de l’appartement gainsbourien de la rue de Verneuil, sanctuaire momifié d’une vie qui semble si lointaine à Jane, si importante à Charlotte, est l’occasion de mieux comprendre combien Charlotte était la fille de son père et combien la place de Jane dans ce triangle était peut être compliquée. Puis la déclaration d’amour finale de Charlotte à sa mère contient tout « J’ai peur de ton âge. Une vie sans toi n’existe pas ». Jane a t-elle été une « bonne mère » ? Suffisamment pour recevoir un tel message.

 

Olivia Colman dans « The Lost Daughter » © Netflix

Être une bonne mère…Cette question est au coeur de The Lost Daughter et du livre d’Elena Ferrante. Pas question de dévoiler ce que le film et le livre révèlent progressivement de ce personnage féminin tout aussi attachant que paradoxal, Leda, incarnée magistralement par Olivia Colman que beaucoup ont découverte dans les saisons 3 et 4 de la série The Crown où elle campait une reine Elisabeth épatante.

Dakota Johnson dans « The Lost Daughter » © Netflix

Devenue à l’écran une intellectuelle américaine en vacances sur une île grecque, l’héroïne est restée, comme celle du livre de Ferrante, un professeur de littérature à l’université, autour de la cinquantaine. Toute à la joie apparente de sa villégiature méditerranéenne, elle va petit à petit nous associer à l’observation quasi obsessionnelle d’une famille à qui la plage semble appartenir, avec une focale particulière sur une jeune et très jolie maman (somptueuse Dakota Johnson) et sa petite fille. Nous apprenons vite que Leda est mère de deux filles qu’elle a eues très jeune. La réalisatrice nous conduit sur de fausses pistes, le titre The Lost Daughter  ( La fille perdue ) ajoutant au trouble, nous entraînant, flashbacks obligent, dans le passé mouvementé de Leda, de sa vie de famille avec ses filles et son mari. Jessie Buckley qui interprète Leda jeune est impressionnante ! 

Jessie Buckley dans « The Lost Daughter » © Netflix

« Les enfants, c’est une responsabilité écrasante », prévient Leda au début du film. Quelle image lui renvoie la relation fusionnelle de cette mère et sa fille sur la plage ? Pourquoi la poupée perdue de la petite fille va-t-elle devenir aussi son affaire ? « L’inquiétante étrangeté » qui bouleverse progressivement les vacances de la professeure est magnifiquement restituée par la réalisatrice, renforcée par la présence de personnages secondaires, tel le propriétaire bizarre de l’appartement en location dont le regard perturbe Leda comme le nôtre (Ed Harris, parfait). Les comédiennes sont habitées par cette ambivalence qui nourrit éventuellement le « métier » de mère.

Olivia Colman dans « The Lost Daughter » © Netflix

Comment parvenir à consacrer à ses enfants le temps, l’attention et l’amour nécessaires au moment où sa vie de femme, d’intellectuelle ou pas, reste encore à construire ? Nous ne sortons pas indemnes de The Lost Daughter, habités longtemps par ce film fort et troublant.

Jane par Charlotte, un film de Charlotte Gainsbourg, 90’, 
France, 2021, en salles depuis le 12 janvier 2022

The Lost Daughter, un film de Maggie Gyllenhaal, 121’, 
Etats-Unis/Grèce, sur Netflix depuis le 16 décembre 2021

UNE HISTOIRE D’AMOUR ET DE DÉSIR

Comme il est plaisant de découvrir un film dont on ne sait à peu près rien, dont on ne connait pas la réalisatrice et qui vous enchante littéralement !  Je viens de vivre cette expérience avec Une histoire d’amour et de désir, deuxième long-métrage de Leyla Bouzid sorti hier sur les écrans après avoir remporté deux récompenses au Festival d’Angoulême : le prix du meilleur film et le prix du meilleur acteur.

Le titre du film évoque celui du très beau roman de l’écrivain israélien Amos Oz, Une histoire d’amour et de ténèbres, mais la comparaison s’arrêtera là.

La réalisatrice résume en quelques mots son sujet : « l’éducation sentimentale d’un jeune homme réservé ». Elle nous précise son ambition de réaliser le portrait d’un garçon dans la culture arabe, différent de l’image d’une virilité exacerbée qui domine, de redonner ainsi sa place à la fragilité masculine. Ambition atteinte avec une magnifique subtilité.

C’est à travers les (beaux) yeux d’Ahmed ( le très prometteur Sami Outalbali, justement primé pour ce rôle), ce jeune homme de 18 ans qui vit dans une banlieue parisienne avec sa sœur et ses parents, que nous allons entrer à petits pas dans ce personnage aussi actuel que mystérieux. Nous l’accompagnons dans son premier jour à la Sorbonne, pour des études de littérature comparée, en particulier de littérature arabe. Dès son arrivée dans l’amphi, le jeune homme remarque une jeune fille à l’abondante chevelure rousse. C’est elle qui va l’aborder la première, dans le métro. Nous apprenons avec Ahmed qu’elle se prénomme Farah (Zbeida Belhajamor, une véritable révélation), qu’elle vient d’arriver de Tunisie pour faire ses études à Paris. Son énergie et son assurance rayonnent d’autant plus qu’Ahmed semble vivre mal le décalage entre sa banlieue et la fac. Leur point commun est d’être tous les deux dans un nouveau monde -elle Paris, lui l’université. 

Si pour Farah, qui parle et écrit l’arabe comme le français, le corpus du XIIème siècle de littérature arabe qu’ils doivent étudier n’est pas tout à fait une découverte, il l’est absolument pour Ahmed. La sensualité et l’érotisme palpables de ces textes vont l’envouter tout autant que Farah. Ahmed tombe amoureux de Farah qui tombe amoureuse de Ahmed. Lui, va lui faire découvrir Paris (un Paris assez peu carte postale qu’il découvre en même temps qu’elle). Elle, va l’aider à mieux appréhender cette poésie si sensuelle et à affronter l’expression orale pour la fac. Le film nous installe dans le temps que va mettre le désir d’Ahmed à s’accomplir. Il est submergé par ses pulsions qui ne peuvent s’exprimer que d’une manière solitaire. Plus le film avance et plus la poésie s’empare du film, de la tête d’Ahmed et de la nôtre. Nous sommes envoutés avec lui, soutenus par la présence très juste de la musique, celle de Lucas Gaudin mais aussi par le jeu d’un saxophoniste sur un escalier ou d’une magnifique chanteuse de musique arabe. Est-ce qu’au-delà de l’échange d’un baiser, les sentiments et les corps peuvent s’exprimer au même rythme ? Pour la jeune Tunisienne émancipée, cela ne fait aucun doute. Elle n’en est pas à sa première expérience sexuelle. Mais pour le garçon, il y a une résistance intime, un dilemme qui existerait entre amour et jouissance. Les deux amoureux ont une manière différente d’apprécier le temps.

Loin des représentations violentes, des tensions entre flics et bandes de jeunes auxquels le cinéma français récent nous a habitués pour nous décrire les banlieues, la réalisatrice propose un tableau avant tout humain d’une réalité sociale. Le film montre, sans aborder la question frontalement, l’opposition entre cette poésie du Moyen-Âge si érotique et libre et la réalité de la culture arabe actuelle, moralisatrice et rétrograde. Leyla Bouzid évoque le statut de soumission de la femme dans la cité, en particulier à travers la sœur d’Ahmed qui n’a qu’à bien se tenir. Ahmed de son côté ne veut pas devenir ce « rebeu en kit » qui aurait réussi un métier et épousé une femme qui va rester à la maison, comme il décrit la vie de son grand frère.

Qui est cet homme toujours vautré dans son canapé à regarder la télévision en se faisant servir par sa femme ou sa fille, se demande-t-on au début du film ? Nous découvrons Hakim (formidable Samir el Hakim), le père d’Ahmed, auquel nous allons nous attacher petit à petit. Avec sa femme Faouzia (si touchante Khemissa Zarouah), ils ont fui les Années noires en Algérie où ils ne sont jamais retournés. Ils ont coupé avec le passé et rien transmis à leurs enfants. Ancien journaliste, Hakim s’est installé dans une sorte de dépression à son arrivée en France, laissant à sa femme toutes les charges (elle travaille de nuit et s’occupe de la maison !) Lorsque Ahmed comprend que son père connait toute la littérature qu’il étudie sans lui en avoir jamais parlé, il veut savoir s’il ne la trouve pas trop osée. Hakim lui répond en souriant : « C’était le bon temps ». Le dialogue s’instaure enfin entre eux deux. Ahmed doit apprendre d’où il vient et qui il est. Il déplore ne pas connaître ce qui le constitue : la culture et la langue de ses ancêtres. « Pourquoi ne nous as-tu pas appris l’arabe ?» demande-t-il à son père. La scène est bouleversante. Cet échange va répondre à la quête d’identité du jeune homme et ainsi lui permettre de s’ouvrir à lui-même et à Farah. 

Une histoire d’amour et de désir de Leyla Bouzid

France, 1h42

dans les salles depuis le 1er septembre 2021

LE CINÉMA DES FRÈRES PRÉVERT

Jacques Prévert, vous connaissez ? Bien sûr, nous empressons-nous de répondre. Mais pensons nous alors au poète ? au scénariste ? au dialoguiste ? à l’auteur des textes engagés pour le Groupe Octobre ? au parolier ? à l’artiste des tableaux et des collages  ? L‘oeuvre protéiforme est traversée par un ton, une couleur, un humour, une vision critique et engagée du monde, très identifiables. Mais si « style Prévert » il y a, ce sont souvent deux têtes qui le signent, en particulier dès le début du cinéma parlant, dans les années trente. Car, moins connu de nous, Pierre est indissociable de Jacques. Pierre Prévert, le frère, l’ami. 

(vers 1925) à Locronan, de g à d : Marcel Duhamel, Jacques Prevert, Yves Tanguy, Pierre Prévert (collection Pierre Prévert)

Jacques est né avec le siècle, le vingtième, en 1900. Pierrot, six ans plus tard. Leur frère ainé, Jean, né en 1898 est mort en 1915, intoxiqué par de l’eau viciée sur un champ de bataille. 

Pierre commence à travailler dans le cinéma avant Jacques à la fin des années 1920. Agent de publicité puis projectionniste, il organise des séances de cinéma pour son frère et ses amis, dont Marcel Duhamel et Yves Tanguy. Il est surnommé alors « notre frère opérateur ». Fous de Chaplin tous les deux, Pierre et Jacques deviennent  des « frères très amis ». « (…) Sans Pierrot, il n’y aurait pas eu Jacques (…) Vous ne pouvez pas savoir ce que c’était ! Mais c’était tous les deux » affirme Sylvia Bataille en 1988. « Jacques s’entendait au mieux avec son cadet Pierre, à la finesse et à l’humour en demi-teinte »  souligne Bernard Chardère  (numéro spécial Prévert du Magazine littéraire, 1997. À travers le talent des deux frères, le cinéma français va « parler Prévert ».

Marcel Noll, Jacques et Simone Prévert, André Breton, Pierre Prévert vers 1925

Grâce à la très belle initiative de Daniel Vogel, chef opérateur et gendre de Pierre Prévert, nous pouvons aujourd’hui découvrir ou redécouvrir quelques films réalisés par les Prévert, l’un à la mise en scène, l’autre au scénario et dialogues. Le coffret, produit par Doriane Films avec l’aide du Centre National du Cinéma, propose L’Affaire est dans le sac (1932) et, pour la première fois la version intégrale de Voyage Surprise (1947). Paris Mange son pain (1958), Paris la Belle (1959), Le Petit Claus et le grand Claus (1964) et La Maison du passeur (1966) complètent le coffret. Manque dans cet objet précieux le film Adieu Léonard (1943) dont la copie reste bloqué aux Archives du Film pour d’obscures raisons. Un autre film, restauré et ressorti en 1990 par les soins de Catherine Prévert, fille de Pierre, est un opus indispensable à celui livré aujourd’hui : il s’agit de Mon frère Jacques, réalisé en 1961 par Pierre Prévert, en quatre parties, suite d’entretiens filmés dans l’appartement de Jacques entouré de leurs amis de la première heure et autres compagnons de cinéma, le tout entrecoupé d’extraits de films.

 »L’Affaire est dans le sac’’, au fond Jacques Prevert en musicien de rue

L’Affaire est dans le sac, est un film de copains réalisé en sept jours par Pierre Prévert en août 1932 aux studios Pathé, grâce à la complicité de son directeur Charles David, en utilisant les décors d’un film que Marcel L’herbier et Pierre Colombier venaient de terminer. On reconnait, outre Jacques Prévert qui campe un petit rôle, les silhouettes de leurs amis échappés de la  joyeuse équipe des Lacoudem (autrement dit ceux-qui-se-rencontrent-en-se-frottant-les-coudes) comme Jean-Paul Dreyfus (futur Le Chanois), Lou Bonin-Tchimoukov ou Marcel Duhamel ou d’autres qui deviendront des membres du Groupe Octobre tels Guy Decomble ou Louis Chavance (également assistant réalisateur et monteur). Eli Lotar est à la caméra, Maurice Jaubert compose la musique. Julien Carette interprète ici son premier rôle important, celui de l’employé d’un chapelier roublard interprété par Etienne Decroux, étonné par la détermination d’un client qui s’exclame :  « Je veux un bérait, un bérait français…Parce que le bérait y a qu’à ça qui m’va. (…) le bérait, c’est simple, c’est chic, c’est coquet ». Jacques-B Brunius donne tout son talent à ce rôle de « bon patriote », dans un sketch devenu culte. Pour Jacques, L’Affaire est resté un film d’importance : «Si j’avais à choisir, c’est encore le film que je préfère de tous ceux que j’ai faits comme scénariste et avec mon frère comme metteur en scène.» C’est à l’issue de la projection de L’ Affaire, organisée fin 1932 aux studios d’Epinay pour René Clair que le décorateur Alexandre Trauner et Jacques Prévert font connaissance, une rencontre qui inaugure une éternelle amitié et un long compagnonnage. 

Pierre dirige Jacques sur  »L’Affaire est dans le sac’’ ©éli lotar

Entre 1934 et 1936, les frères Prévert contribuent à des films publicitaires dans l’atelier de publicité de l’agence Damour, notamment pour les campagnes Levitan, Galeries Barbès ou pour les vins Nicolas, avec Jean Aurenche et Paul Grimault. Ils n’oublient pas leur bande : « Dès qu’il y avait un petit boulot qui se présentait, un film qui se préparait, Jacques ou Pierrot se débrouillaient pour que les copains viennent jouer dedans », selon Paul Grimault. Le Crime de Monsieur Lange, film prémonitoire, tourné un an avant le Front populaire, réalisé en 1935 par Jean Renoir, en sera un parfait exemple.

L’Affaire ayant été un échec commercial, Pierre Prévert mettra dix ans avant de tourner, Adieu Léonard, en 1942, avec Charles Trenet, Carette, Pierre Brasseur.  « La plus grande cache de tous les sans-papiers du Flore « , selon Simone Signoret dans La Nostalgie n’est plus ce qu’elle était, (Seuil, 1975). Ardent défenseur de ce film dans son ouvrage La France de Pétain et son Cinéma (Henri Veyrier, 1981), Jacques Siclier soutient qu’il s’agit d’«une oeuvre anticonformiste » dans laquelle les Frères Prévert ont réussi à pourfendre, tout en échappant à la censure, les grandes valeurs pétainistes du moment, dans une « comédie burlesque empreinte de surréalisme et de souvenirs des Marx Brothers. » Une fois encore, le film est un insuccès. 

 »Voyage Surprise », Maurice Baquet, Jacques-Henri Duval, Annette Poivre

Malgré tout,  Pierre Prévert a un nouveau projet, l’adaptation d’un roman de Jean Nohain et Maurice Diamant-Berger, dont Jacques Prévert et Claude Accursi feront l’adaptation . Ainsi nait Voyage surprise que vont produire Roland et Denise Tual. L’argument est aussi loufoque que deviendra le film : comment l’organisation d’un voyage surprise dont personne ne connait la destination, pas même celui qui en a l’initiative, un vieux garagiste que sa petite fille croit devenu fou, va séduire les habitants d’une bourgade où plus rien d’orignal ne se passe…. « … La caractérisation de nos personnages fait partie de notre patrimoine à Jacques et à moi. Ils sont pour la plupart issus des improvisations du groupe Octobre et du Groupe surréaliste... » précise Pierre Prévert. L’itinéraire foutraque de ce voyage va se transformer en courses-poursuites : la randonnée en autobus devient pour ses voyageurs aussi poétique que périlleuse puisqu’ils sont involontairement mêlés à une sombre affaire de bijoux volés par un Strombolien révolutionnaire ! 

dessin de Maurice Baquet pendant le tournage de  »Voyage Surprise’’ ©Anne Baquet

Pour réussir ce joyeux tournage, Pierre Prévert s’entoure de ses proches : outre son frère au scénario, Trauner dessine les maquettes, Auguste Capelier est le chef décorateur, Joseph Kosma compose la musique. Les acteurs sont épatants, dont Maurice Baquet qui partage la vedette avec, entre autre, Sinoël, Martine Carol, Annette Poivre, Pieral, Etienne Decroux ou Nico Papatakis. « Voyage surprise, c’est la joie de vivre, avec le hasard comme dieu et l’optimisme comme morale. », a écrit Raymond Lefèvre dans Image et Son en 1968. Alexandre Trauner, qui a réalisé à travers ce film son unique collaboration avec les deux frères Prévert réunis, soutient : « J’ai toujours considéré Voyage Surprise comme un film important et original dans l’histoire du cinéma français » .

Portrait de Pierre et Jacques Prévert devant un tableau peint par Constantin Nepo (1975) photo Georges Tourdjman

« Il faut infiniment plus de rigueur pour bâtir du loufoque que mener à bien un drame » constate Pierre Prévert. Malheureusement, le burlesque n’est semble-t-il pas un genre français. « C’est Pierre Prévert qui fait un bon film comique, mais c’est Tati qui a du succès », déplore l’ami fidèle des Prévert, Jacques-B Brunius.  Selon Jean-Pierre Pagliano, « dans notre pays qui n’est pas très doué pour le non-sens, Pierre Prévert, un de nos rares tempéraments burlesques français, a réalisé des films comiques fondés sur l’absurde, l’irrespect et sur les inventions verbales (…) bien servi par son frère Jacques, et ces deux frères, dans la vie comme dans le travail, étaient parfaitement unis et parfaitement complémentaires. Leurs films sont des hymnes joyeux à l’amitié et à la liberté ». 

Que de bonnes raisons pour les voir ou revoir aujourd’hui !

COFFRET FRÈRES PRÉVERT

3 DVD, durée totale 340 mn et un livret

30 €, en vente sur www.films documentaires.com

https://dvd-prevert-pierreetjacques.fr/

ÂGE TENDRE ET ÂGE MUR, les regards de Sébastien Lifshitz et Laure Adler

Les hasards de l’actualité culturelle nous permettent de partager les regards simultanés d’un documentariste et d’une écrivaine sur deux âges de la vie, l’un dit tendre, l’adolescence, l’autre dit mur, la vieillesse. L’un, Sébastien Lifshitz, nous propose son film Adolescentes; l’autre, Laure Adler, son ouvrage  La voyageuse de nuit. Chacun a mené enquêtes et réflexions sur des périodes  longues, cinq ans pour le premier, quatre ans pour la seconde. Ils nous proposent des constats subtils, délicats, émouvants.

Sébastien Lifshitz réalise des documentaires depuis vingt cinq ans. J’ai découvert son travail en 2012 à la sortie de son film bouleversant, Les Invisibles, qui pose un regard tendre sur des hommes et des femmes, nés dans l’entre-deux-guerres, ayant en commun leur homosexualité qu’ils ont choisi d’assumer dans une société hostile. Le réalisateur a le goût des « êtres en construction », des métamorphoses (il a travaillé sur le travestissement), des transgressions. Choisir de s’intéresser à l’adolescence s’inscrit dans ces questionnements. C’est le moment d’un bouleversant passage entre l’enfance et la maturité : temps de passions, de doutes, de métamorphoses, et aussi de pressions subies à l’école et en famille.

L’idée initiale du réalisateur n’était pas de filmer deux jeunes filles. Son enquête et son casting ont donné une nouvelle orientation à son projet. Il fallait d’abord trouver un cadre, plutôt une ville de province, « un peu neutre et dormante ». Brive, sous préfecture de la Corrèze, 50 000 habitants a été élue. Les proviseurs rencontrés ont aidé Sébastien Lifshitz à constater que les garçons se transforment beaucoup plus lentement que les filles du même âge, puis, le casting a tranché : « Cette consistance des filles était évidente : plus intervenantes, plus drôles, plus parlantes. » Deux ados inséparables se sont imposées, Emma et Anaïs, que Lifshitz filmera pendant cinq ans, depuis leur 13 ans jusqu’à leur majorité. Equipe réduite, sessions de tournage de vingt jours tous les ans : l’apprivoisement progressif et réciproque s’est réalisé au point que les adolescentes et leurs familles « oubliaient » la caméra. Le « contrat » passé avec elles stipulait d’arrêter l’enquête après le Bac, coïncidence avec la fin d’un âge et la plongée dans l’inconnu : « qu’est ce qui va m’arriver ? »

Emma et Anaïs sont aussi amies qu’elles sont différentes. Physiquement d’abord, l’une est ronde, aux cheveux clairs, l’autre est fine et très brune. Socialement ensuite : Anaïs est née dans une famille plutôt déshéritée, ainée de deux frères, l’un handicapé et l’autre bébé au début du film. Ses parents, qui n’ont visiblement pas fait d’études,  sont marqués dans leur chair par la pauvreté : obésité pour la mère, mâchoires « sans dents » pour le père et la mère (comme aurait dit l’un de nos Présidents) et secoués par des épreuves lourdes (incendie de leur maison, dépression de la mère…). Emma évolue dans le milieu de la moyenne bourgeoise, mère fonctionnaire aux impôts, père commercial. Le père n’est pratiquement jamais là. Moins de difficultés en apparence que la famille d’Anaïs, mais joli creuset névrotique tout de même !

Emma et Anaïs sont devenues pour le réalisateur ses « Demoiselles de Brive ». Mais contrairement au film de Jacques Demy, nous ne sommes pas dans la fiction. Nous accompagnons la vie de ces femmes en herbe dans leurs quotidiens, celui de la famille, de l’école, des copains. Nous suivons leurs joies et leurs problèmes, la légèreté et la gravité de leurs questionnements concernant leurs études, leurs amitiés, leur sexualité…

Le déterminisme social est l’un des grands axes du film, plus politique qu’il n’y parait. La pression de la mère d’Emma sur sa fille au sujet de sa réussite scolaire et sociale est insupportable (y compris pour nous, spectateurs). Elle conduit la belle jeune fille brune à un manque de confiance en elle et à une certaine fragilité. Inversement pour Anaïs, toutes les étapes de réussites dans sa scolarité sont des occasions de fierté et d’une belle solidarité familiale.

Des événements politiques majeurs vont faire irruption dans le film et dans la vie des protagonistes : les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, celui du Bataclan jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron. La déception d’Anaïs et de son père face à l’échec de Marine Lepen (« On est foutus, c’est le « bourge » qui a gagné ») en dit long sur la France dans laquelle nous vivons.

Mélange de moments très drôles et d’émotion, Adolescentes est une réussite. La générosité du réalisateur est sans limites puisque c’est lui qui témoigne de sa gratitude envers ses sujets filmés : « Toutes ces rencontres de cinéma sont pour moi des rencontres essentielles qui m’ont changé et m’ont fait grandir ».

Nous quittons les deux heures quinze du film et les deux jeunes filles avec peine tant nous nous sommes attachées à elles. Mais rassurées : elles ont, à 18 ans, atteint les objectifs qu’elles s’étaient fixés, en accord ou non avec leurs familles : Anaïs travaillera auprès de personnes âgées, Emma va intégrer une école de cinéma à Paris.

Laure Adler a entrepris avec son dernier livre une réflexion personnelle sur la question de « l’âge », nourries de références littéraires, artistiques et philosophiques, d’observations nées de rencontres avec des gens connus ou non et de son expérience vécue auprès de ses parents. A l’âge de 50 ans, elle avait compris qu’elle abordait une nouvelle page de sa vie, qu’elle avait vécu plus longtemps qu’elle ne vivrait. La mort de trois amies plus jeunes a précipité ses réflexions, elle qui avait publié en 2013 un roman intitulé Immortelles, sur la jeunesse et l’amitié féminine. 

photo © Bertrand Gaudillere / item

Laure Adler a aujourd’hui 70 ans. La voyageuse de nuit peut se lire comme un manifeste pour réhabiliter ce moment de la vie, intitulé vieillesse, comme un âge noble, voire de plaisir et de liberté, si nous savons le vivre. La vieillesse serait honteuse, obscène, triste, un naufrage ? « L’expérience de l’âge peut donner encore plus le goût de vivre », répond Laure Adler. Avancer en âge peut être joyeux et source de bonheur.

L’auteure pense à Françoise Héritier et Oliver Sacks qui, tous deux en pleine conscience de leurs jours comptés, décident de vivre les moments qui leurs restent dans la Gratitude et non le renoncement, en repensant à ce qui constitue Le Sel de vie. Ou à l’écrivaine Dominique Rolin qui découvre la vieillesse comme le moment où l’on s’accepte enfin. Agnès Varda, Annie Ernaux, Stéphane Hessel, Edgar Morin, Nathalie Sarraute, Mona Ozouf, Louise Bourgeois, Pierre Soulages, Marguerite Duras, Claude Régy sont quelques unes des figures emblématiques  rencontrées par l’auteure, dont les expériences et les pensées nourrissent l’optimisme du livre. Mais c’est principalement à Simone de Beauvoir et à son ouvrage La Veillesse, que Laure Adler veut rendre hommage : « Moi je suis devenue une autre, alors que je demeure moi-même » a écrit la philosophe, ouvrant ainsi à l’écrivain le chemin de sa réflexion actuelle.

 Son livre témoigne de l’un des tabous qui colle à la vieillesse : celui de la sexualité. Elle rappelle que Georges Sand en son temps ou Benoite Groult, plus près de nous, ont pratiqué l’amour physique comme « panacée pour ne pas se sentir vieillir ». Jane Fonda a attendu 80 ans pour « fermer boutique » et Noëlle Châtelet a choisi la forme romanesque pour décrire une femme de 70 ans qui tombe amoureuse. « L’amour physique est bien plus efficace -et agréable !-que tous les liftings » conclut l’auteure.

Son ouvrage est aussi un grand coup de gueule, d’indignation contre ce que la société fait vivre aux séniors en tentant leur invisibilité, en les « mettant aux abris », en les isolant. Pour avoir beaucoup fréquenté des EHPAD en rendant visite à ses parents et pour l’enquête du livre, Laure Adler a constaté la priorité de rentabilité mise en oeuvre par certains établissements, leurs prix prohibitifs qui ruinent des familles et le peu de considération témoigné au personnel soignant, mal payé et sans moyens. Le grand âge est également un problème politique. 

« On peut prendre sa « revanche » au moment de sa vieillesse », conclue l’auteure. « Les contraintes conscientes ou semi-conscientes disparaissent progressivement laissant l’imaginaire prendre le dessus. On se fait de plus en plus confiance. Le sentiment de ne plus avoir d’âge donne des ailes, on n’a plus de compte à rendre qu’à soi-même. On a le sentiment de défier le cycle de la vie, de nos vies ». 

Âge tendre et âge mur…Deux moments de passage, cruels ou merveilleux…

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ADOLESCENTES, de Sébastien Lifshitz,  2019 / 2H15 

LA VOYAGEUSE DE NUIT, de Laure Adler, Grasset, 2020, 224 pages

Yiddish de Nurith Aviv

Migle Anusauskaite
Avrom Sutzkever

 

 

 

 

« Enfant à Tel Aviv, j’entendais parler le yiddish un peu partout. Cette langue différente mais si proche de l’allemand suscitait chez les juifs allemands qui m’entouraient, un certain mépris. Ils la considéraient comme un jargon. Et à l’école le yiddish était maudit car plus que toute autre langue il représentait l’exil, et la mort. Mais dans cette langue, où dialoguent l’allemand, l’hébreu, l’araméen, les langues slaves et romanes, a pu voir le jour, entre les deux guerres, une poésie étonnante. » 

TalHever-Chybowski
Yehoyesh

 

 

 

 

 

C’est avec ce préambule que Nurith Aviv nous présente son nouveau rendez-vous, passionnant comme chacun de ses films. La langue est au coeur du travail de documentariste qu’elle mène depuis vingt ans après avoir été directrice de la photographie pour René Allio, René Ferret ou Agnès Varda. Citons parmi les quatorze documentaires qu’elle a réalisés Signer (2017) qui nous plongeait dans la beauté de la langue des signes, Traduire (2008), Langue sacrée, langue parlée (2004), D’une langue à l’autre  (2002), Vaters land/Perte (2001).

Valentina Fedchenko
Moyshe-Leyb Halpern

À son dernier opus, intitulé sobrement Yiddish, Nurith Aviv a hésité à  donner un sous-titre. Ell avait pensé à Sept poèmes en yiddish. Son propos est de nous faire entrer dans la poésie de l’entre-deux guerre, portée alors par de jeunes poètes qui avaient, pour la plupart, fait le choix d’écrire en yiddish à une période où cette langue était en pleine éclosion en Europe orientale. « La poésie de ces années était universelle et intimiste à la fois, en relation avec tous les courants littéraires et artistiques de l’époque. {Les poètes} étaient polyglottes et se déplaçaient d’un pays à l’autre. Le “Yiddishland” n’était pas un pays, mais une langue. »

Raphaël Koenig
Peretz Markish

Pour affirmer la beauté et l’actualité de cette poésie, Nurith Aviv est allé à la rencontre de sept jeunes gens, trois hommes et quatre femmes, pour qui le yiddish est une passion. Certains sont juifs, d’autres pas. Aucun n’avait le yiddish pour langue maternelle ni ne l’entendait à la maison. Il n’y a pas nostalgie dans l’intérêt qu’ils portent à cette poésie écrite en yiddish mais, bien au contraire, ils puisent dans cette langue une source d’énergie et de révolte, tout comme les poètes dont ils ont choisi de nous parler.  

Lila Thielemans
Anna Margolin

« Pour les jeunes gens de mon film, qui ont à peu près l’âge des poètes dont ils parlent, cette poésie écrite avant la Shoah est une proposition de récit au-delà du seul souvenir de la destruction. C’est la poésie comme forme de résistance contre les voix de l’intolérance. », précise Nurith Aviv.

Dory Manor
Celia Dropkin

Le film est construit autour de sept entretiens et de sept poèmes. La réalisatrice a demandé à chacun de choisir un texte emblématique. Les poèmes signés Yehoyesh,  Moyshe Leynhalpern, Peretz Markish, Anna Margolin, Celia Dropkin, Avrom Sutzkever ou Deborah Vogel sont dits en yiddish simultanément à leur traduction (signées Arnaud Bicard et Batia Baum) qui  défilent à l’écran. Profitons de cette mise à l’honneur de cette langue longtemps ignorée, oubliée ou dépréciée pour saluer l’extraordinaire travail accompli par Rachel Ertel depuis des années pour porter au public français nombre d’auteurs yiddish.

Les entretiens, tournés à Berlin, Paris, Tel Aviv, Vilnius et Varsovie, ont été réalisés en yiddish pour trois d’entre eux, en hébreu dans deux cas, en français et en anglais pour les autres. Chaque témoignage nous conduit sur le chemin singulier de ces jeunes gens érudits vers le yiddish : quête de leur identité juive pour certains, réhabilitation d’une langue méprisée pour d’autre, d’une « langue de l’ennemi » explique l’israélien Dori Manor, car la langue cosmopolite, langue de la diaspora et non celle de l’idéal fort israélien, langue qui représente la partie vivante de la culture polonaise pour Karolina qui veut comprendre ce qu’on lui avait caché.

Karolina Szymaniak
Debora Vogel

Nurith Aviv a mis au point un cadre semblable pour chaque entretien : ses interlocuteurs nous font pénétrer dans leur propre maison. En hébreu la maison se dit Bait , mot qui signifie également une strophe. « C’est comme si, en entrant chez eux, on entrait dans une strophe de poème », nous invite la cinéaste.

Yiddish, un film de Nurith Aviv, 60 minutes, 2019

Au cinéma Les 3 Luxembourg, 67 rue Monsieur le Prince 75006,

À partir du 11 mars.

Plusieurs séances sont suivies de rencontres avec la réalisatrice et des invités.

Informations à retrouver sur le site nurithaviv.free.fr

HISTOIRE D’UN REGARD

 

Au commencement, il y a deux images : l’une est l’ultime photo de ses fillettes, Marjolaine et Clémentine, âgées environ de 7 ans et 2 ans et demi, prise par le photographe Gilles Caron quelques mois avant sa disparition en 1970; l’autre image est celle d’un dessin du peintre Clotilde Vautier, qui représente ses filles, Mariana Otero et sa soeur, à peu près au même âge que les petites filles Caron, à peu près dans les mêmes attitudes. Gilles et Clotilde ont tous deux été arrachés à la vie à l’aube de leurs 30 ans.     

Coïncidences. Disparitions. Un père pour les unes, une mère pour les autres.

Conditions troubles de leurs morts respectives, même si les histoires sont très différentes.

HISTOIRE D’UN REGARD de Mariana Otero

« Ces photos, cet écho étaient comme un appel, une invitation à faire un film », confie la réalisatrice Mariana Otero qui se rapproche de la femme de Gilles Caron, Marianne, et de ses filles. Très vite, la famille accepte de mettre à sa disposition un disque dur contenant 100.000 photos et un accès à 4000 rouleaux de pellicule. En toute confiance et en toute liberté d’utilisation.

« Déchiffrer des images pour révéler au travers d’elles la présence de celui ou de celle qui les avait faites, était une démarche que j’avais déjà explorée dans le film sur ma mère Histoire d’un secret (2003). Ce nouveau film est né de ce même désir : faire revivre un artiste à partir des images qu’il laisse et exclusivement à partir d’elles. » 

HISTOIRE D’UN REGARD de Mariana Otero

Avec l’aide de son co-scénariste, Jérôme Tonnerre, Mariana va s’immerger dans les images et procéder à un classement méthodique. Et petit à petit comprendre qu’elle ne va pas faire un film sur une disparition ou un biopic du photographe. Et décider d’une forme : elle va mener une enquête à la première personne, se mettant en scène, sur les traces de Gilles Caron à qui elle s’adresse en voix off, donnant, à travers le « tu » la sensation de la présence du photographe. « Comme dans mes films précédents, il s’agissait pour moi de comprendre l’autre en me plongeant dans son regard et sa manière de voir le monde {…} J’ai eu envie que ma subjectivité et mon enquête sur Caron soient présentes dans le film à travers des scènes et à travers mon récit. » 

Mai 68 -manifestation CGT
Place de la République. © Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

Ce récit nous immerge au cœur du travail photographique de Gilles Caron. Mariana Otero a choisi de faire revivre sur grand écran des reportages majeur du photo-journaliste, dont certains sont devenus iconiques, sans que le grand public ne connaisse forcément l’identité du photographe trop tôt disparu.

Daniel Cohn-Bendit devant la Sorbonne, 6 mai 1968
© Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

La réalisatrice commence son enquête avec une photo devenue une sorte de symbole de Mai 68, celle où Daniel Cohn-Bendit fait face à un CRS, avec un regard ironique qui exprime toute la force de ses convictions. En parcourant les planches contacts, en reconstituant les étapes des angles successifs de ses instantanés, elle comprend comment le photographe a réussi à trouver son meilleur point de vue : « C’est en prenant le risque de s’éloigner du sujet qu’il trouve sa photo. Et c’est tellement passionnant là, que je sais que je tiens le film ». Mariana veut  « rendre sensible la trajectoire du photographe: trajectoire d’abord physique comme dans le cas de la séquence autour de la célèbre photo de Cohn-Bendit mais aussi trajectoire mentale, intérieure ».

Jane Birkin et Serge Gainsbourg, tournage du film “Les chemins de Katmandou » d’André Cayatte, janvier 1969, © Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

Nous revivons ensuite le reportage paru dans Paris-Match qui a fait connaître Gilles Caron et participé à la renommée de l’Agence Gamma (qu’il avait co-fondée en 1966 avec Raymond Depardon, Hubert Henrotte, Jean Monteux et Hugues Vassal) : l’entrée de l’armée israélienne à Jérusalem pendant la guerre des Six Jours en juin 1967. Simultanément ou presque, le photographe, de retour à Paris, couvre une « première » à l’Olympia et nous explique que saisir la bonne image de Johny Hallyday et Sylvie Vartan, de Catherine Deneuve, Mireille Darc ou Claude François, pour la vendre le lendemain à Ici Paris ou France – Dimanche, est éventuellement un challenge aussi difficile que couvrir la guerre des Six Jours ! « Il faut trouver chaque fois la petite histoire », dit-il à propos de ces photos people.

Emeutes du Bogside, Aout 1969, Irlande du nord, Ulster, Londonderry
© Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

Cette réflexion n’est pas anecdotique finalement, car, « trouver la petite histoire », ça veut dire construire un récit avec ses photos. Qu’il s’agisse de reportages sur les « théâtre de la guerre », de photos de tournages de films ou de mode, de portraits d’acteurs, d’enfants, d’étudiants ou d’hommes politiques, Gilles Caron nous raconte des histoires humaines avec une force et une présence que le cadre cinématographique de Mariana Otero amplifie. La « petite histoire » rejoint souvent, portée par l’humanité de son regard, la grande Histoire.

Soldat Américan, guerre du Vietnam
Janvier 1967, Vietnam
© Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

La réalisatrice nous guide ensuite sur les déplacements de Caron au Vietnam au cours de la bataille très dure de Daktu (novembre 1967) puis, tout au long de l’année 1968 pendant laquelle, outre les événements de Mai en France, Gilles Caron couvre le tournage du film de François Truffaut Baisers Volés, mais surtout effectue trois séjours au Biafra, dont l’un avec Raymond Depardon. Ses photos puissantes, terribles, à la limite du soutenable, d’enfants décharnés par la famine, aux regards aussi vides qu’intenses, témoignent d’un péril humanitaire majeure. Pourtant, c’est à ce moment là qu’il commence à se poser la question du rôle du photographe face à la misère humaine, à soulever des interrogations éthiques sur le photo-reportage et ses contradictions : où s’arrête l’urgence d’informer si on laisse mourir de faim des enfants sans agir ? Après le conflit nord-irlandais qu’il documente en 1969, il part au Tchad en janvier 1970 où il sera fait prisonnier avec Raymond Depardon et Michel Honorin pendant un mois. Il n’en peut plus. Il part tout de même au Cambodge quelques mois plus tard et n’en reviendra jamais. Il avait confié à l’un de ses collègues reporter quelques mois avant de partir : « Faut que j’arrête…J’ai pris trop de risques…je suis marié, j’ai deux enfants, je veux les voir grandir. Non, je ne peux pas continuer comme çà ». Il a disparu le 4 avril 1970 sur la route n°1 qui relie le Vietnam au Cambodge, dans une zone tenue par les Khmers rouges de Pol Pot.

Parions que ce magnifique documentaire, adossé au travail de la Fondation Gilles Caron mené par Marjolaine Caron-Bachelot et Louis Bachelot, rende au grand photographe qu’est Gilles Caron, la présence qui lui est due aux yeux du public et dans l’histoire de la photographie.

Histoire d’un regard, à la recherche de Gilles Caron

un film de Mariana Otero

France – 1h33 – 2019

en salle depuis le 29 Janvier

PROXIMA

Proxima, le troisième long-métrage d’Alice Winocour, nous entraîne dans les complexités d’une double séparation : celle d’une mère avec sa fille et celle d’une astronaute avec la Terre.

L’astronaute et la mère sont une même personne : Sarah Loreau, interprétée par la lumineuse Eva Green, bien loin des sophistications d’une James Bond girl ou des ambiances gothiques de Tim Burton. Nous la rencontrons au moment où elle commence sa préparation pour une mission vers Mars qui durera un an.

Sarah élève seule sa fille de huit ans, Stella, la bien nommée. L’imminence de son départ précipite une organisation à mettre en place : Stella habitera chez son père, Thoma, astrophysicien au siège de l’Agence spatiale européenne (ASE) à Cologne. Ces bouleversements sont tout aussi inquiétants pour Thoma (sous les traits du grand acteur de théâtre allemand Lars Eidinger), dont le travail est jusque là la priorité, que pour Sarah et Stella dont la relation fusionnelle rend l’idée de séparation inconcevable.

Nous entrons de plain pied dans les entrainements physiques et mentaux très impressionnants des trois astronautes, Sarah faisant équipe avec un américain, Mike, interprété par le séduisant quoique inquiétant Matt Dillon et un russe, Anton, à qui l’acteur Alexei Fateev (vu dans le beau film Faute d’amour de Andréï Zviaguinstev) offre son humanité et sa poésie. Le film est tourné dans les vrais lieux de ces préparations, au centre d’entrainement de Cologne (base de l’ASE), dans la ville de Star City près de Moscou et au cosmodrome de Baikonour d’où s’élancent toutes les fusées du monde. A la différence des fictions (essentiellement américaines) qui  choisissent l’espace comme sujet, ce ne sont pas ici les difficultés en vol auxquelles nous assistons mais aux problèmes posés sur Terre avant de la quitter.

Les épreuves physiques soumises aux trois cosmonautes sont restituées admirablement au point de ressentir quelquefois le vertige avec eux ! Les corps humains vont devoir subir de vraies contraintes, excéder leurs limites pour devenir des sortes de mutants, des « space personnes ». Sarah souffre physiquement. Et elle doit se frotter à une autre limite : celle d’être une femme face au machisme ambiant. Le personnage de Mike ne lui épargne rien au début de l’entrainement, méfiant sur ses capacités à être au niveau. Une femme peut-elle être à la fois une mère et une professionnelle de haut-niveau ? La réalisatrice révèle dans une interview qu’à l’ASE les hommes cosmonautes parlent fièrement de leurs enfants alors que leurs collègues femmes ont tendance à les cacher, craignant d’être dé-crédibilisées.

Sarah ne cache pas son attachement à sa fille, au risque de fragiliser sa position. Parallèlement à son dur entrainement , elle doit la préparer à leur séparation et se préparer à la quitter pendant un an. Wendy (jouée par Sandra Hüller qu’on avait découvert dans Toni Erdmann) est là pour aider à ce passage. En choisissant, à travers le personnage de Sarah, de montrer qu’une femme est capable d’allier deux « métiers », mère et cosmonaute, Alice Winocour revendique une position féministe. Et avoir penser à Eva Green pour incarner cette superwoman, cette héroïne des temps modernes, est la vraie bonne idée.

La réalisatrice a choisi Zélie Boulant-Lemesle parmi 300 fillettes pour interpréter Stella. Elle est une vraie révélation, alliant la fragilité enfantine du personnage à la maturité d’une petite fille hypersensible, trop tôt confrontée au monde des adultes, à qui manque sans doute l’insouciance d’une enfant de son âge. Le couple formé par Sarah/Eva et Stella/Zélie est bouleversant, Eva Grenn trouvant sans doute avec ce film son meilleur rôle.

La mention « séparation ombilicale » figure au protocole de décollage des fusées. Cette notion va prendre tout son (double) sens lors du départ de la navette spatiale. Alors que son père est en larmes, Stella suit avec le sourire l’envol de sa mère vers la réussite de sa mission. Elle ne pleure pas, elle n’est pas triste. Elle est confiante, comme les poulains qu’elle aperçoit depuis le bus du retour galoper en harmonie aux côtés des chevaux adultes. Le cordon est coupé avec sa mère. Stella va pouvoir vivre sa vie d’enfant auprès de son père aimant et rassurant. Elle a grandi dans cette épreuve. Chacun a trouvé son espace, apaisé.

Proxima, un film d’Alice Winocour, France, 106 minutes, en salle depuis le 27 novembre 2019

CAMILLE

Nina Meurisse dans Camille

Camille est un film bouleversant. Le réalisateur nous entraine sur les pas d’une jeune femme, photographe de 25 ans, Camille Lepage, qui après avoir vécu un an au Sud Soudan pour l’AFP a décidé de devenir indépendante. Elle est pétrie d’idéal et s’intéresse à la Centrafrique qui vient de basculer dans la guerre civile. Lorsqu’elle arrive à Bangui en 2013, la Séléka, coalition de rebelles majoritairement musulmans, a pris le pouvoir et fait régner la terreur. Les Anti-balaka se sont organisés en réaction. Camille se rapproche de l’un de ces groupes. Elle photographie l’horreur, la violence, les massacres. Elle n’est pas préparée à la folie de la guerre. Elle rentre chez elle épuisée pour fêter la fin de l’année en famille mais décide de repartir en février 2014 alors que toute la presse a déjà quitté la Centrafrique. En suivant un jeune chef anti-balaka dans ses patrouilles, elle trouve la mort à la frontière du Cameroun dans une embuscade. Elle a 26 ans. 

Camille de Boris Lojkine

« C’est une fille qui a dû partir au bout du monde pour se trouver. Une fille qui s’intéressait à des populations lointaines, comme moi. Elle était partie faire du photojournalisme, mais elle ne voulait pas être comme ces photographes de guerre qui zappent d’un conflit à l’autre et ne passent dans un pays que le strict minimum de temps pour en rapporter des photos choc. » C’est ainsi que Boris Lojkine présente Camille, l’héroïne de son deuxième long métrage de fiction (après Hope, 2014) et témoigne de sa proximité avec elle. Il a choisi pour son film de mêler la réalité et la fiction avec toujours, dit-il, « le souci de respecter une triple vérité : la vérité de Camille, la vérité de ce qu’est le métier de photojournaliste et la vérité des événements de Centrafrique au milieu desquels se déroule notre histoire ». Lorsqu’il décide de s’intéresser à elle, en 2016, il doit d’abord convaincre la famille de Camille Lepage. Des légendes ont circulé sur les circonstances de sa mort, jamais élucidées. Maryvonne, sa mère (incarnée par la merveilleuse Mireille Perrier), réticente au départ d’imaginer sa fille sous les traits d’une comédienne, finit par faire confiance au réalisateur et lui donne accès à l’ensemble des photos et des notes de Camille. 

Tournage du film « Camille » de Boris Lojkine en Centrafrique.
Nina Meurisse, actrice (Camille Lepage) lors du tournage d’une scène de lynchage à Bangui.

Boris Lojkine a reconstitué le parcours de Camille Lepage en Centrafrique en effectuant un gros travail d’enquête, soucieux de ne pas la trahir. Il se sent très proche d’elle, de sa manière de concevoir le métier en se mettant au service de la population, en vivant avec elle, loin des hôtels internationaux ou des villas d’expatriés. Il décide de tourner en Centrafrique, « la moindre des chose était de tourner sur place ». Il organise des casting sauvages dans les quartiers, à la fac, au stade de foot. Il voit entre trois cent et quatre cent personnes. En amont du tournage, il monte, en 2016, des stages d’initiation à la réalisation documentaire d’où une dizaine de stagiaires formés travailleront ensuite sur le film. Leurs présences, mêlées aux techniciens européens, a beaucoup aidé au tournage, l’a enrichi et facilité des négociations avec les autorités. A terme, ces ateliers vont conduire à la création d’un pôle audiovisuel pérenne.

Le visage rieur de Camille Lepage qui avait frappé le réalisateur lorsqu’il a découvert sa photo dans le journal, tellement solaire, en contraste absolu avec les horreurs qu’elle a photographiées, s’est fondu pour nous dans celui d’une comédienne incroyable : Nina Meurisse. Son sourire, sa joie enfantine, son humanité, son regard à la fois tendre et têtu, son optimisme, son énergie, son courage…Tout est contenu dans le jeu de Nina Meurisse, justement couronnée du Prix de la meilleure actrice au Festival d’Angoulême. Le réalisateur a trouvé dans la comédienne, outre sa ressemblance physique avec Camille Lepage, « une grande force morale, une véritable intériorité, une profondeur » qui sont quelques unes des belles qualités qui habitent visiblement son personnage. 

L’implication de Camille Lepage en Centrafrique, Boris Lojkine la transmet avec force. Il reconstitue avec réalisme, mais sans aucun voyeurisme, la sauvagerie des scènes de foule, des exactions, la violence qui s’est emparée du pays. En mêlant les vraies photos de la reporter aux images du film, on comprend avec quelle précision le réalisateur a travaillé à la reconstitution tant des situations que des visages des hommes et des femmes que Camille a croisés, avec qui elle a pour une part vécu. Les regards de la photographe et du réalisateur ne font plus qu’un.

Le film dit aussi l’impasse dans laquelle la jeune fille avait conscience de s’être engouffrée. En pensant pouvoir briser les frontières entre elle et les autres, malgré les recommandations faites par l’un des journalistes qu’elle côtoie sur place (Bruno Todeschini, formidable !), elle est sans cesse renvoyée à son statut de blanche, de femme, d’ancienne colonisatrice. 

Nina Meurisse dans Camille

Elle est une belle personne qui parvient toutefois à établir de vraies relations avec quelques révoltés qu’elle côtoie. Des scènes magnifiques de douceur sont proposées, en particulier avec d’autres femmes, lors d’un moment de toilette ou d’un repas qu’une mère a cuisiné pour elle ou encore de recueillement après l’assassinat de la jeune Leïla, l’un des personnages imaginés par le réalisateur pour construire son scénario. La bonté, l’humanité qui se dégagent de ces moment s’opposent radicalement à la violence des vengeances qui massacrent chacune des parties en guerre.

« Même si on me verra toujours comme une blanche, même si je suis dans une guerre qui n’est pas la mienne, j’ai le sentiment d’être ici à ma place », avait écrit Camille Lepage. Sa courte vie l’aura autorisée à cette certitude.

L’association « Camille Lepage – On est ensemble », fondée en septembre 2014 par la famille proche de Camille, ses parents et son frère, a pour but de promouvoir la mémoire, l’engagement et le travail de Camille, mais aussi de contribuer à la protection de photojournalistes travaillant dans les zones de conflit. Chaque année, l’association remet lors du festival Visa pour l’image à Perpignan un prix à un photojournaliste dont le travail témoigne d’un engagement personnel fort dans un pays, auprès d’une population ou pour une cause. 

Camille, un film de Boris Lojkine, France/République centrafricaine, 2019, 90’.

 

PAPICHA

Qu’est-ce qu’une Papicha ? Dans le vocabulaire algérois, papicha désigne une jeune femme drôle, jolie, libérée. Mounia Medour met en scène, dans son premier film de fiction, une bande de papicha, une bande de filles dans l’Algérie des années 90, période qualifiée de « décennie noire » ou de guerre civile algérienne, pendant laquelle le mouvement islamiste algérien, mené d’abord par le FIS (Frot Islamiste du Salut), tente d’imposer ses lois et ses valeurs.

Le film s’ouvre sur une scène fondatrice : Nedjma et son amie Wassila s’échappent à la nuit de leur cité universitaire pour s’engouffrer dans le taxi qui les attend. Les étudiantes sages, en jogging, opèrent alors dans la voiture leurs mues en « belles meufs », enfilant des robes scintillantes, maquillant leurs yeux et leurs bouches, fumant des cigarettes. Elles passent miraculeusement à travers un barrage de police grâce aux voiles dont elles recouvrent rapidement leurs cheveux. Le décor est planté : il faut transgresser les limites pour pouvoir être une jeune fille libre dans ce pays, à cette période.

La fin de l’insouciance est le thème de ce film qui met le corps des femmes au centre de son propos. Nedjma est une  styliste en herbe. Elle fabrique des robes qu’elle vend à ses copines dans les toilettes d’une boite de nuit où elles se retrouvent pour danser. Filmées au plus près de leurs visages et de leurs gestes, elles aiment la vie, les garçons, la rigolade et l’amour. Puis, petit à petit, les femmes en hidjab sont partout : elle font irruption en patrouilles menaçantes dans les salles de classe, dans les chambres des filles, des affiches à leur image sont collées sur les murs de la ville comme unique modèle féminin puis sont placardées à l’intérieur de l’université. Une enceinte se construit, chaque jour plus haute, autour de la cité U pour « protéger » les étudiantes des tentations de la vie extérieure. Les reportages à la télé ou la radio témoignent des attentats quotidiens et des massacres perpétrés par les intégristes. Autant de messages anxiogènes d’une situation politique qui cherche à museler les libertés. Liberté de penser, liberté de circuler, liberté d’habiller son corps selon son goût ou la mode des magazines.

Les Papicha ont conscience des dangers qui les guettent mais décident de continuer à vivre leurs vies, de braver les interdits. Nedjma (extraordinaire Lyna Khoudri révélée dans « Les Bienheureux » de Sofia Djama en 2007 et actuellement à l’affiche de la série Les Sauvages sur Canal +) veut continuer à créer ses robes et n’envisage pas une seconde de quitter son pays, Wassila (formidable Shirine Bouteilla, youtubeuse au million de followers dans la vraie vie) soutient son amie et croit par ailleurs au grand amour, Karina (lumineuse Zahra Doumandji) rêve de quitter l’Algérie pour un Canada idéal; quant à Samira (incarnée par la slammeuse Amina Hilda), la seule religieuse d’entre elles, elle est magnifique dans ses contradictions, entre respect de la tradition et révolte contre la soumission.

L’assassinat de sa soeur Linda, exécutée à bout portant, pratiquement sous ses yeux et ceux de leur mère, par une femme voilée, fait basculer la vie de Nedjma (et le film). Linda a été supprimée car elle était journaliste et trop bien habillée. L’heure est à la résistance. Sa colère, sa rage tiennent la jeune styliste debout et guident sa détermination. Elle se lance dans un pari fou : organiser un défilé de mode dans la fac, en créant des robes coupées dans des haïks. Ce long morceau de tissu blanc, symbole de pureté et d’élégance, était devenu un symbole de la résistance nationale algérienne contre la politique coloniale française. Nedjma noircit ses carnets de croquis, crée des modèles tourbillonnants sans oublier la robe de mariée. Ce tissu symbolisera une nouvelle résistance, celui de la matière de robes qui dévoilent les corps, celui de l’étoffe à l’éclatante blancheur opposée au tissu noir des niqab provenant d’Arabie Saoudite. Les plans des mains de Nedjma, modelant avec patience et précision les tissus pour leur donner forme, sont magnifiques.

On ne racontera pas ici les obstacles et les victoires, les espoirs et les déceptions, les joies et les douleurs de ces jeunes femmes en colère. On dira en revanche, qu’il faut aller voir ce film, manifeste féminin, sinon féministe contre l’oppression des femmes, pour la liberté de leurs corps et de leurs destins. On s’insurgera contre quelques critiques cinématographiques qui font à ce film des reproches injustes : l’un l’accuse de ressembler trop à Mustang (tant mieux s’il existe un cinéma arabe féministe qui combat l’obscurantisme !), l’autre déplore son manque de recul et son énergie qui confinerait à la frénésie, un troisième dénonce des invraisemblances historiques, beaucoup trouvent ce film maladroit et trop démonstratif …. Mounia Medour a construit un scénario en partie autobiographique, choisissant d’abandonner son expertise de documentariste, au profit de la fiction. Elle a tourné en Algérie, pays qui a pourtant, à ce jour, annulé la sortie du film dans ses salles. Le choix de faire parler les personnages en « françarabe », un mélange d’arabe et de français, donne aux dialogues un rythme et une vérité tonique.  L’énergie frénétique qui est reprochée à la réalisatrice permet, au contraire, de nous raconter un moment de l’histoire de son pays à travers les yeux d’une jeune femme dont la beauté éclatante est son principal défaut aux yeux des intégristes. Même si ce film n’est pas retenu comme un grand film dans l’Histoire du cinéma, l’émotion qu’il réussit à nous procurer relègue loin les questions d’éventuelles maladresses ou d’incohérences historiques. Nous nous réjouissons de savoir Papicha représenter l’Algérie aux Oscars 2020.

 

Papicha, 105 min – France, Algeria, Belgium, Qatar – 2019

Sélection Un certain regard, Festival de Cannes 2019

Meilleur scénario, meilleure actrice, Prix du public, Festival du film francophone d'Angoulême 2019
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