ISAAC, les fictions d’origine 


Isaac, le premier récit de Léa Veinstein, est une enquête et une quête.

Enquête sur son arrière grand-père à qui elle (re)donne un prénom, quête de ses origines familiales, de la mémoire familiale, de son identité. Isaac est aussi une adresse à son père, très présent dans cette double investigation.

En choisissant d’écrire à la première personne, Léa Veinstein nous entraine dans ses pas, à la recherche de cet ancêtre dont elle a toujours (et seulement) su qu’il était rabbin. Lorsqu’on lui demandait si elle était juive, elle répondait, comme si cette déclaration suffisait à constituer une identité : « Mon arrière grand-père était rabbin ».

La première partie du livre nous conduit jusqu’à la synagogue de Neuilly, rue Ancelle, où Isaac Saweski, le père de sa grand-mère paternelle, fut d’abord hazan, celui qui chante (on dit aussi pompeusement ministre officiant), une sorte de numéro deux du rabbin. Pendant l’Occupation, Isaac remplaça le rabbin Meyers. Ce dernier, parti loin de Paris, fut rattrapé et déporté à Auschwitz. Léa découvre au fil de ses recherches que son arrière grand-père, resté à Neuilly pour perpétuer les offices de la synagogue, était détenteur d’une carte de légitimation, une garantie pour lui et sa famille d’être tenus en dehors de toute mesure d’internement. Cette découverte voile tout à coup Isaac d’un soupçon de collaboration, dont, sans doute il ne fut rien. A cette occasion, l’auteur (nous) apprend que les synagogues parisiennes étaient restées ouvertes pendant la guerre jusqu’en 1944, même si fin 1943, le grand rabbin de France exhorta tous les Juifs à se cacher. 

En découvrant son arrière grand-père, Léa redécouvre sa famille. Elle comprend que Mamie Gâteaux, un « surnom qui ne lui allait pas du tout », vivait dans ce qu’on appelle la haine de soi. En rupture avec son père, elle se vivait comme une authentique bourgeoise parisienne, aux obscures origines alsacienne et protestante. Elle avait poussé si loin la fiction qu’elle avait aussi inventé un métier à son père, celui de prof de maths. On ne parle pas de ces choses là, disait-on dans la famille si l’on interrogeait d’éventuelles origines juives. Ce diktat avait apparemment été entendu par Gilles, l’oncle de Léa, qui avait préservé la volonté de camouflage et le dénis de toute identité juive de sa mère, Jacqueline, future Veinstein (on s’interroge tout de même sur le fait qu’elle ait épousé un juif…). Lorsqu’une voisine pieuse de ses grands-parents remet à Léa un tampon qui garantissait la « pureté » casher des viandes contrôlées par Isaac au moment de l’abattage rituel, elle comprend que son oncle s’était débarrassé auprès d’eux d’un objet dont la symbolique le gênait autant qu’il avait gêné sa mère, qui avait pourtant conservé la relique…Pour Léa ce tampon devient le signe d’un retour, « comme un héritage, mais aussi une responsabilité ». 

LEA VEINSTEIN @ JF PAGA

Son enquête va naturellement la conduire à une réflexion en profondeur sur sa propre identité. Elle qui, étudiante, fréquentait les cercles d’extrême gauche dans le sillage d’Alain Badiou, chez qui l’ambivalence envers Israël et les Juifs était notoire, constate que sa vie est « peu à peu ramenée vers le judaïsme ». Ses sujets d‘études, Walter Benjamin puis Kafka, son amour pour Solal dont la famille, juive pratiquante, lui fait  partager les rituels et les fêtes, son regard sur la part juive de sa famille et son travail au Mémorial de la Shoah, vont convoquer chez elle un mélange d’évidences et de questionnements, sinon de doutes, au cours du long du chemin qu’elle emprunte pour mieux comprendre (et décider ?) qui elle est. 

La question de la conversion se pose à elle, en particulier au moment où le projet de son mariage avec Solal prend forme. Mais l’exemple d’une camarade, avec qui elle partage des cours d’hébreu, la décourage. Pourquoi, elle qui n’est pas croyante, entreprendrait-elle tout ce périple, d’autant plus que le bain rituel, le mikve, ultime étape du processus, la repousse ? Séduite par la modernité du rabbin Delphine Horviller, elle examine à nouveau l’hypothèse de la conversion, qui deviendrait chez les libéraux la belle idée d’une confirmation. Passé un instant de tentation, elle renonce. Après tout, le mariage civil sera suivi d’une fête où le verre sera cassé, les mariés et les parents portés sur des chaises et où tout le monde criera Mazel Tov !

A la veille de leur voyage de noces en Israël, les amoureux apprennent qu’ils vont devenir parents. A son bonheur se mêlent à nouveau pour Léa questionnements et ambivalences. L’enfant est juif par sa mère dit la religion juive. Que sera notre enfant ? Comment, se sentant juive, peut elle réconcilier la contradiction entre « être juif » et tenir une distance vis à vis de la pratique de la religion ? Léa peut-elle, comme Ingeborg Bachmann (une amoureuse de Paul Celan) ou comme sa propre mère, non-juive,  mais qui a connu son premier mari dans un kibboutz quand elle avait vingt ans, dire : « Je suis juive de coeur »  ? 

Léa aura un garçon. Son livre ne dit pas s’il sera finalement circoncis. Mais quelle plus belle image pouvait clore ce texte que celle du petit homme qui, lors de ses premiers pas, sort une kippa de sa boîte et la pose maladroitement sur sa tête ? 

A l’heure où l’antisémitisme sévit encore et encore, Isaac est un texte d’autant plus bouleversant. 

Lea Veinstein sera en 2020 commissaire d’une exposition au Mémorial de la Shoah consacré aux derniers survivants. 

Isaac de Léa Veinstein, 144 pages, éditions Grasset, 2019

JAPON JAPONISMES

L’exposition « Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » présentée actuellement aux Arts Décoratifs,  nous révèle le superbe fonds d’art japonais détenu par le Musée. En le confrontant à des créations occidentales japonistes, le M.A.D, pionnier dans l’initiative de conserver et présenter l’art japonais en France depuis sa fondation en 1864, met ainsi en lumière la fascination réciproque entre la France et le Japon sur bien des domaines de la création artistique, pendant un siècle et demi.

Chiyogami — Papier décoré Japon, xixe siècle Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / photo Jean Tholance

L’exposition et son catalogue témoignent de l’influence du Japon sur les arts français dans les domaines de l’objet (céramiques, verres, bronzes, laques, papiers peints, bijoux, mobilier), de l’estampe, de la photographie, du jouet, des textiles, de la mode et du design… Dans une belle scénographie confiée à l’architecte japonais minimaliste Sou Fujimoto, le parcours qui se déploie sur trois niveaux du musée, totalisant une superficie de 2200 m2, est articulé en cinq thématiques : les acteurs de la découverte, la nature, le temps, le mouvement et l’innovation.

. Genlis et Rudhard Vase Paris, vers 1863 Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / photo Jean Tholance

La première section nous introduit aux « acteurs de la découverte » en nous présentant d’une part le rôle des Expositions universelles mais surtout celui des voyageurs et des marchands, tels Henri Cernuschi, Émile Guimet, Hugues Krafft, Siegfried Bing, Florine Langweil ou Hayashi, qui, par leurs récits ou leurs collections, ont contribué dès la fin du XIXème  siècle à la diffusion d’objets et d’images dans toute l’Europe.

Attribué à Ogata Kensan — Assiette (mukozuke) miniature Japon, époque d’Edo, xviiie siecle Grès, décor en relief, restauration à la laque d’or (kintsugi) Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

En faisant le choix d’un parcours non chronologique, nous sommes quelquefois un peu perdus dans ces grandes séquences, telles la nature, le temps, le mouvement. D’autant plus qu’un autre parti-pris de l’exposition est d’avoir exclus, sauf à de rares exceptions, les cartels des objets exposés. Ce sont des feuilles de salles à disposition du public qui indiquent la nature et la provenance des objets, mais malheureusement pas toujours de manière exhaustive. Et cela peut procurer quelques frustrations…

Émile Gallé — Vase « La Carpe » Nancy, 1878 Verre bleuté, dit « clair de lune » soufflé-moulé et émaillé Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

Ces réserves mises à part, nous retiendrons avant tout de cette visite les grands moments de purs plaisirs comme découvrir ou revoir les créations de Gallé, de Lalique, Majorelle et bien d’autres, influencés par des motifs japonais de fleurs, glycines ou bambou, déclinés sur des sublimes papiers peints, meubles ou vases…Admirer combien hirondelles, papillons, paons, langoustes ou crevettes ont ornés magnifiquement des céramiques ou objets japonais ou européens…

Gosho-ningyo (poupée) — Japon, ère Meiji, seconde moitié du xixe siècle Bois recouvert de gofun, métal, tissu, verre Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

Constater la délicatesse de ces miniatures que sont les netsuke, aimer les poupées ou raffinement des gardes de sabre…S’étonner toujours de la force des masques de Nô et de la beauté des kimono brodés…Etre fasciné par ce grand palanquin en bois laqué et or du XIXème… Adorer tous les peignes et les diverses boites qui traversent les époques…Etre sous le charme des paravents et des estampes où fleurs et oiseaux seront plus tard transposés dans des motifs décoratifs en Europe…

Peigne (kushi) «Iris» — Japon, fin xixe siècle Ivoire, nacre et écaille Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

La dernière partie de l’exposition, consacrée à l’innovation, à savoir le design, la mode, les arts graphiques aujourd’hui, est plus classique dans sa scénographie mais sans doute plus structurée.

Charlotte Perriand — Chaise longue basculante Japon, 1940 Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / Jean Tholance Adagp, Paris, 2018

Une chaise longue et une banquette de Charlotte Perriand illustrent l’influence déterminante que le Japon a eu sur son travail tellement précurseur.

Yanagi Sori — Tabouret « Butterfly stool » Japon, Fabriqué par TENDO Co. Ltd. Édition Steph Simon, 1956 Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / Jean Tholance

Un tabouret datant de 1956 du designer Yanagi Sori, avec qui Perriand a voyagé au Japon dans les années 40, est un magnifique exemple de l’influence de la tradition japonaise sur le design industriel, tout comme ces incroyables enceintes connectées en laiton. Les plissés d’Issey Miyake, ou les extravagances de Comme des Garçons rappellent à quel point la mode japonaise est entrée dans notre patrimoine (pourquoi pas Kenzo ?) tout comme les lignes pures et sobres de vaisselle contemporaine japonaise, diffusées par Muji pour qui elles ont été crées.

Ikko Tanaka Issey Miyake — série no 1 « Nihon buyo » Printemps / Été 2016 © Issey Miyake INC. / photo Francis Giacobetti

« Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » n’est ni une exposition exhaustive (aucune oeuvre, ni allusion à Van Gogh, Monet ou d’autres impressionnistes inspirés par des motifs japonais…), ni une exposition sociologique ou politique. En connaissance de cause, allez vite découvrir ce très beau parcours, il vous reste trois semaines !

« Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 »

M.A.D Musée des arts décoratifs, Paris, jusqu’au 3 mars 2019

LES ESTIVANTS ou les questions du coeur

LES ESTIVANTS Valeria Bruni-Tedeschi

Le nouveau film de Valeria Bruni-Tedeschi divise la critique et sans doute le public. Ferait-elle « toujours le même film » ? Les Estivants susciterait-il « une irritation envahissante » ? N’est-il qu’une « bouillabaisse de sentiments » ? Ou bien, serait-ce « une comédie politique d’un nouveau genre » ? Valeria Bruni-Tedeschi, « une réalisatrice qui ne manque pas de culot » pour opérer une mise en scène de sa propre vie afin de « mieux la réinventer, la parodier, voire la subvertir ? ».

S’il faut choisir son camp, je choisis le second. Peu importe si, avec Les Estivants, Valeria Bruni-Tedeschi nous donne une sensation de « déjà-vu ». Elle a décidé d’utiliser sa vie comme sujet de fiction, de nous proposer des « autobiographies imaginaires » ou « inventées ». A la bonne heure ! Cela s’appelle une patte, un style.

LES ESTIVANTS Ricardo Scamarcio et Valeria Bruni-Redeschi

Son dernier film ouvre sur la traversée d’un pont, celui qui la conduit à une double épreuve que son double, Anna, va devoir affronter : d’un côté l’annonce que lui fait son compagnon Luca, père de leur fille adoptive (campé par le bel italien Riccardo Scamarcio), qu’il la quitte pour une autre femme; de l’autre, une réunion au CNC pour défendre le projet de son prochain long métrage. Sous le regard impuissant de son producteur (Xavier Beauvois), Anna « craque » devant le prestigieux jury, non sans s’être inquiétée de savoir si son scénario ne ressemble pas trop au précédent : clin d’oeil lucide (et drôle) de la réalisatrice sur la critique qu’on pourrait lui faire nous aussi….

Le ton est donné, illustré par une longue citation de Botho Strauss en prologue du film : un divorce, une rupture, peuvent submerger toute force créatrice. Autre avertissement : le cinéma, la fiction nous rappellent que la vraie vie dont se nourrissent les dialogues n’est qu’un théâtre des apparences, preuve en est qu’il permet de faire revenir les morts.

LES ESTIVANTS Valéria Golino et Pierre Arditi

Nous retrouvons Anna dans une somptueuse maison familiale de la Côte d’Azur où le  charme discret de la bourgeoisie opère tout de suite. « Tout le monde » est là : sa mère (la vraie, Marisa Borini devenue Louisa pour le film), sa tante (la vraie, Gigi Borini) inséparable de sa dame de compagnie (Souz Chirazi), sa soeur Elena (superbe Valéria Golino) flanquée de Jean, son mari, industriel de droite (Pierre Arditi, inusable), Bruno, l’ami de toujours (Bruno Rafaelli), Stanislas, l’assistant ambivalent de Jean (Laurent Stocker). Arrivera plus tard Nathalie, co-scénariste d’Anna -et de Valéria-, (Noémie Lowsky). Tout ce beau monde prend l’apéritif, en se parlant sans s’écouter, sous l’oeil taquin de Célia, ravissante fille adoptive d’Anna/Valeria, (Oumy Bruni Garrel), enfant pleine de gaité et de sagesse devant les névroses des adultes. Elle est la seule à savoir que son père ne viendra pas les rejoindre. Anna espère toujours…

LES ESTIVANTS Oumy Bruni Garrel

Comme dans la pièce de Gorki, ou plus récemment dans la série Downton Abbey, la vie de la bourgeoisie ou de l’aristocratie est inexorablement mêlée à celle du personnel. Nous entrons aux cuisines et à l’office, pour faire petit à petit connaissance des « gens de maison », sans qui l’ordre apparent du quotidien serait (encore plus !) menacé. Nous rencontrons l’intendante, Jacqueline (Yolande Moreau, et son mari complètement à l’ouest (Bernard Nissile), la gouvernante Pauline, toute à sa fidélité aux patrons (Guilaine Londez, parfaite) et son mari Gérard, maître d’hôtel dépressif et révolté d’être exploité (Joël Clabault). Ils sont encombrés par leur inquiétant fiston, François, (Brandon Lavieville, sorti de Ma Loute). Aux fourneaux, le cuisinier Jean-Pierre (François Negret), au gardiennage Robert (Franck Demules). L’humanité de tous ces personnages est formidablement restituée.

Chacun est à son poste, côté cour et côté jardin. Pas pour longtemps.

LES ESTIVANTS Bruno Rafaelli et Marina Borini

Nous comprenons assez vite que des fissures se sont installées autant dans la famille que dans le personnel et que le monde réuni dans cette belle maison est marqué par le malheur, par des vies qui ne sont jamais celles dont les uns ou les autres ont rêvé. Les langues vont se délier, des secrets vont se révéler. Et la politique va s’inviter aux cuisines comme à la piscine.

Hantés par le temps qui passe, irrémédiable, certains vont essayer de s’inventer provisoirement une existence meilleure : Jacqueline s’envoie en l’air avec le gardien, Stanislas essaye de séduire Nathalie qui va vivre une relation intense avec le cuisinier, François veut être embauché comme nouvel intendant. Quant à Anna, elle veut à tout prix mener à bien le scénario inspiré par son frère mort du sida, en dépit de l’interdit familial qui règne sur le sujet. D’autres ne parviendront pas à endiguer le malheur, tel Bruno, inconsolable de la perte de son amour dont on va disperser les cendres.
La perte est l’un des grands thèmes de ce film, celui de l’homme qui vous quitte, de la compagne qui meurt, du frère emporté par la maladie que les deux soeurs et la mère pleurent.

LES ESTIVANTS Yolande Moreau et Franck Demules

Les questions du cœur sont celles qui intéressent la réalisatrice en priorité. Elle les avait merveilleusement traitées dans son documentaire Une jeune fille de 90 ans, où son regard sur une vieille dame qui tombait amoureuse dans un service gériatrique, était si tendre. Dans ces Estivants aux allures de comédie légère, où Anna pleure autant qu’elle rit, où l’ennui règne pendant ces vacances protégées, où le paysage est si beau qu’il ressemble à une carte postale, le désarroi des personnages nous touche. L’amour est, là encore, la grande affaire de chacun. Elle est la nôtre aussi.

LES ESTIVANTS, un film de Valeria Bruni-Tedeschi, 2h08, France, 2018

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