Heinz Berggruen, marchand et collectionneur

Parmi les superbes expositions proposées cet automne à Paris, celle du musée de l’Orangerie nous permet de découvrir la collection exceptionnelle de l’un des principaux marchands d’art moderne des années 1950 aux années 1970, Heinz Berggruen (1914-2007).

Paul Klee (1879 -1940)
Maigres mots de l’homme économe, 1924 Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz Photo © BpK Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe

Un exilé entre plusieurs mondes

Découvrir une collection c’est aussi aller à la rencontre de la vie et de la personnalité de celui qui l’a constituée. Le parcours d’Heinz Berggruen est, comme l’écrit son fils Olivier dans le catalogue de l’exposition[1], « une trajectoire faite de détours inattendus, celle d’un exilé permanent à cheval entre plusieurs mondes, cultivant malgré lui un certain cosmopolitisme éloigné du milieu conventionnel de son enfance. » De Berlin où il nait en 1914 dans une famille de la moyenne bourgeoisie juive, à la France où il entame des études de lettres, il émigre en 1936 aux Etats-Unis pour fuir les persécutions nazies. Étudiant, il complète sa maigre bourse en donnant des cours d’allemand ou en animant des petites fêtes au piano et à l’accordéon. C’est dans l’une de ces soirées qu’il rencontre celle qui deviendra sa première femme, Lillian Zellerbach. En dépit de ce mariage, il continuera à se sentir « terribly European » en Amérique. Il poursuit sa carrière de journaliste entamée à Berlin et publie ponctuellement quelques articles. Grâce à ses critiques régulières, il est embauché par le Museum of Modern Art de San Francisco en 1939. Sa mission d’assistant de l’artiste mexicain Diego Rivera pour une exposition va bouleverser sa vie : « La fascination qu’exerça sur moi Rivera est certainement ce qui me décida à chercher mon bonheur dans l’art », écrit-il dans sa passionnante autobiographie[2]. Il vivra alors une relation aussi intense que brève avec Frida Kahlo que Rivera avait tenu à lui présenter…Naturalisé américain, il est mobilisé en 1942 à l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Allemagne nazie. Il rentre enfin dans son pays natal en 1945 et collabore à la revue Heute, où il publie essentiellement des articles consacrés à la vie artistique. Mais c’est à Paris, à la faveur d’une mission à l’Unesco dont il se lasse rapidement, qu’il se lance dans le commerce de l’art et ouvre sa première galerie Place Dauphine. Ses voisins ne sont autres qu’Yves Montand et Simone Signoret. Ils cherchent à s’agrandir et lui rachètent son petit local (dont ils feront leur cuisine), lui permettant ainsi d’ouvrir en 1949, au 70 rue de l’Université, la galerie, « Berggruen &Cie », qu’il dirigera pendant plus de trente ans.

Heinz Berggruen devant sa galerie au 70, rue de l’Université, Paris, 1971
© Berggruen Archive. Photo: U.H. Mayer, Düsseldorf

Marchand d’art

Son activité de marchand d’art (il n’aimait pas le terme galeriste), est présentée à la fin du parcours de l’exposition de l’Orangerie. « Mon activité reposait essentiellement sur un intense commerce de gravures et je ne tardai pas à faire partie, à Paris, des marchands d’art les plus actifs dans le domaine de la lithographie originale et des eaux fortes d’artistes célèbres, tels que Chagall, Miró et surtout Picasso 3] Sans oublier Matisse.

Henri Matisse (1869-1854)
Maquette pour l’affiche de l’exposition « The Sculpture of Matisse » (Tate Gallery, Londres, 1953) Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Andres Kilger
© Succession H. Matisse 

On découvre une partie des affiches et des catalogues des expositions qu’il a organisées. La première, notoire, a lieu du 14 février au 8 mars 1952, accompagnée d’une monographie de Paul Klee, son artiste fétiche puisque  l’œuvre initiale que Berggruen a acquise en 1940 est un dessin de Klee, devenu son « talisman ».

Paul Klee (1879-1940)
Couverture du catalogue de la galerie Berggruen & Cie Paul Klee, 24 gravures, collages, 1952, Berlin, Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie – Staatliche Museen zu Berlin
Image avec l’aimable autorisation de la famille Berggruen

Il consacrera à l’artiste plusieurs expositions ainsi qu’à Picasso, Matisse ou Miró mais aussi à des peintres alors plus confidentiels à l’époque tels Kurt Schwitters, Karel Appel, Alberto Magnelli, Robert Motherwell, Antioni Tàpies, Serge Poliakoff ou Pierre Soulages. Il réussira à convaincre Dora Maar d’exposer en 1957 ses tableaux peints à Ménerbes où elle s’est isolée du monde. Mais elle refusera d’assister au vernissage.

Berggruen fut marchand d’art et collectionneur mais aussi un éditeur important à en juger par la qualité des catalogues qui accompagnaient les expositions (toujours des petits formats), des monographies d’artistes ou de véritables livres d’art. Sa curiosité lui a permis de rencontrer des acteurs majeurs de la vie intellectuelle parisienne et internationale, outre les artistes, des poètes, historiens, marchands et collectionneurs. Les contributeurs de ses catalogues illustrent l’excellence de ses réseaux.

Pablo Picasso (1881-1973) Arlequin assise , 1905, Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz, Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe© Succession Picasso 2024

Collectionneur

« Ma collection débuta de façon tout à fait modeste, aussi modestement que ma galerie, avant de devenir, au fil des années, une passion. Plus tard, il m’arriva d’avoir l’impression que ma galerie n’était qu’un prétexte pour agrandir ma collection. Petit à petit, je devenais mon « meilleur client ».[4]En effet, c’est son activité de marchand qui finance celle de collectionneur.

Henri Matisse (1869-1854)
Le Cahier bleu, 1945
Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz
Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe © Succession H. Matisse 

Le texte de salle introductif de l’exposition nous prévient : « En collaboration avec le Museum Berggruen / Neue Nationalgalerie Berlin, cette exposition met en lumière un échantillon de la collection personnelle du marchand d’art, qui rassemble des chefs-d’œuvre de Picasso, Klee, Matisse et Giacometti. Échantillon d’un goût qui s’est forgé tout au long de sa vie, cette collection démontre un attachement profond à l’art moderne et à ses figures emblématiques, auxquelles Berggruen restera toujours dévoué́. »

 


Pablo Picasso (1881-1973) Arlequin assis
1905, Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz, Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe
© Succession Picasso 2024

Une centaine d’œuvres nous sont présentées, dans un parcours thématique. Klee et Picasso dominent, répondant ainsi aux prévalences de Berggruen qui écrit à leurs sujets : « à mes yeux ils représentent les créateurs les plus importants de la première moitié du XXème siècle.[5] » Contrairement à Picasso que le collectionneur a rencontré dès 1959 par l’intermédiaire de Tristan Tzara, avec qui il a noué une relation amicale et professionnelle profonde jusqu’à la mort de l’artiste, il ne rencontrera jamais Paul Klee. Mais sa fascination pour l’artiste l’entrainera à acquérir un ensemble magistral de ses œuvres et à contribuer à promouvoir Klee comme un artiste majeur de l’art moderne. « C’est un monde de silence et de sons légers, de poésie et de musique douce. Ce royaume intime et caché réserve à tous ceux qui y pénètrent de nouvelles découvertes et de nouvelles surprises.», suggère Berggruen dans son autobiographie à propos de Klee.  Quant à Picasso il écrit modestement : « Je n’ai jamais prétendu pouvoir explorer la richesse de Picasso dans toute sa diversité́, mais j’ai tenté, en collectionnant ses œuvres avec persévérance et rigueur, de donner une idée du cosmos de cet homme qui, comme aucun autre, incarna tout un siècle.[6] » L’exposition présente plusieurs pièces somptueuses de Giacometti.

Alberto Giacometti (1901-1966) La place II
1948 – 1949
Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz, Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe
© Succession Alberto Giacometti

Berggruen prend sa retraite de marchand d’art dans les années 1980 pour se consacrer à l’avenir de sa collection. Il offre de nombreuses œuvres de Klee au Musée national d’Art moderne à Paris (1972), ainsi qu’au Metropolitan Museum of Art à New York (1984).) Il fera don à Pompidou du lustre en plâtre de Giacometti suspendu dans sa galerie de la rue de l’Université et au Musée d’Orsay du Joueur de cartes de Paul Cézanne.

Alberto Giacometti (1901-1966) Lustre
1949 – 1950, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle, don de M. Heinz Berggruen, 1983, AM 1983-468
Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. RMN-Grand Palais / Adam Rzepka © Succession Alberto Giacometti / Adagp, Paris 2024

C’est une chance de pouvoir admirer deux oeuvres de Cézanne dans l’exposition parisienne car Berggruen s’était séparé d’œuvres de Van Gogh, Seurat et Cézanne pour resserrer sa collection autour du XXème siècle.

Paul Cézanne (1839-1906)
Madame Cézanne
Vers 1885 Prêt de la famille Berggruen
Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe

Sa collection est exposée dans plusieurs musées, comme le Musée d’art et d’histoire de Genève (1988) ou la National Gallery à Londres (de 1991 à 1996). Berggruen reprend la nationalité́ allemande et retourne vivre à Berlin en 1996 où sa collection est inaugurée la même année dans un bâtiment en face au château de Charlottenburg. C’est un véritable succès et les musées nationaux de Berlin en font l’acquisition en 2000. En 2004, pour ses quatre-vingt-dix ans, Heinz Berggruen voit le bâtiment et sa collection renommés Museum Berggruen.

Paul Klee (1879-1940)
Paysage en bleu, 1917 Prêt de la famille Berggruen
Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe

« Sur la voie principale du commerce de l’art, j’ai rencontré quelques-uns des artistes les plus importants de ce siècle (…) Si mes tableaux procurent à ceux qui les verront dans les prochaines années à Berlin, un peu de la passion que j’ai éprouveé en les acquérant, et que j’éprouve à chaque fois que je les vois, alors ce chemin-là, je ne l’aurais pas parcouru en vain ». [7]  Pour notre plus grand bonheur, nous avons la chance de les découvrir au musée de l’Orangerie jusqu’au 27 janvier 2025.

[1] [1] Heinz Berggruen, un marchand et sa collection, ed. Musée de l’Orangerie/Flammarion

[2] « J’étais mon meilleur client », Souvenirs d’un marchand d’art, l’Arche, 1997

[3]  idem

[4] idem

[5] idem

[6] idem

[7]  idem

Jusqu'au 27 janv.2025 Musée de l'Orangerie

Chefs-d’œuvre du Museum Berggruen / Neue Nationalgalerie Berlin
UN MARCHAND ET SA COLLECTION

ISAAC, les fictions d’origine 


Isaac, le premier récit de Léa Veinstein, est une enquête et une quête.

Enquête sur son arrière grand-père à qui elle (re)donne un prénom, quête de ses origines familiales, de la mémoire familiale, de son identité. Isaac est aussi une adresse à son père, très présent dans cette double investigation.

En choisissant d’écrire à la première personne, Léa Veinstein nous entraine dans ses pas, à la recherche de cet ancêtre dont elle a toujours (et seulement) su qu’il était rabbin. Lorsqu’on lui demandait si elle était juive, elle répondait, comme si cette déclaration suffisait à constituer une identité : « Mon arrière grand-père était rabbin ».

La première partie du livre nous conduit jusqu’à la synagogue de Neuilly, rue Ancelle, où Isaac Saweski, le père de sa grand-mère paternelle, fut d’abord hazan, celui qui chante (on dit aussi pompeusement ministre officiant), une sorte de numéro deux du rabbin. Pendant l’Occupation, Isaac remplaça le rabbin Meyers. Ce dernier, parti loin de Paris, fut rattrapé et déporté à Auschwitz. Léa découvre au fil de ses recherches que son arrière grand-père, resté à Neuilly pour perpétuer les offices de la synagogue, était détenteur d’une carte de légitimation, une garantie pour lui et sa famille d’être tenus en dehors de toute mesure d’internement. Cette découverte voile tout à coup Isaac d’un soupçon de collaboration, dont, sans doute il ne fut rien. A cette occasion, l’auteur (nous) apprend que les synagogues parisiennes étaient restées ouvertes pendant la guerre jusqu’en 1944, même si fin 1943, le grand rabbin de France exhorta tous les Juifs à se cacher. 

En découvrant son arrière grand-père, Léa redécouvre sa famille. Elle comprend que Mamie Gâteaux, un « surnom qui ne lui allait pas du tout », vivait dans ce qu’on appelle la haine de soi. En rupture avec son père, elle se vivait comme une authentique bourgeoise parisienne, aux obscures origines alsacienne et protestante. Elle avait poussé si loin la fiction qu’elle avait aussi inventé un métier à son père, celui de prof de maths. On ne parle pas de ces choses là, disait-on dans la famille si l’on interrogeait d’éventuelles origines juives. Ce diktat avait apparemment été entendu par Gilles, l’oncle de Léa, qui avait préservé la volonté de camouflage et le dénis de toute identité juive de sa mère, Jacqueline, future Veinstein (on s’interroge tout de même sur le fait qu’elle ait épousé un juif…). Lorsqu’une voisine pieuse de ses grands-parents remet à Léa un tampon qui garantissait la « pureté » casher des viandes contrôlées par Isaac au moment de l’abattage rituel, elle comprend que son oncle s’était débarrassé auprès d’eux d’un objet dont la symbolique le gênait autant qu’il avait gêné sa mère, qui avait pourtant conservé la relique…Pour Léa ce tampon devient le signe d’un retour, « comme un héritage, mais aussi une responsabilité ». 

LEA VEINSTEIN @ JF PAGA

Son enquête va naturellement la conduire à une réflexion en profondeur sur sa propre identité. Elle qui, étudiante, fréquentait les cercles d’extrême gauche dans le sillage d’Alain Badiou, chez qui l’ambivalence envers Israël et les Juifs était notoire, constate que sa vie est « peu à peu ramenée vers le judaïsme ». Ses sujets d‘études, Walter Benjamin puis Kafka, son amour pour Solal dont la famille, juive pratiquante, lui fait  partager les rituels et les fêtes, son regard sur la part juive de sa famille et son travail au Mémorial de la Shoah, vont convoquer chez elle un mélange d’évidences et de questionnements, sinon de doutes, au cours du long du chemin qu’elle emprunte pour mieux comprendre (et décider ?) qui elle est. 

La question de la conversion se pose à elle, en particulier au moment où le projet de son mariage avec Solal prend forme. Mais l’exemple d’une camarade, avec qui elle partage des cours d’hébreu, la décourage. Pourquoi, elle qui n’est pas croyante, entreprendrait-elle tout ce périple, d’autant plus que le bain rituel, le mikve, ultime étape du processus, la repousse ? Séduite par la modernité du rabbin Delphine Horviller, elle examine à nouveau l’hypothèse de la conversion, qui deviendrait chez les libéraux la belle idée d’une confirmation. Passé un instant de tentation, elle renonce. Après tout, le mariage civil sera suivi d’une fête où le verre sera cassé, les mariés et les parents portés sur des chaises et où tout le monde criera Mazel Tov !

A la veille de leur voyage de noces en Israël, les amoureux apprennent qu’ils vont devenir parents. A son bonheur se mêlent à nouveau pour Léa questionnements et ambivalences. L’enfant est juif par sa mère dit la religion juive. Que sera notre enfant ? Comment, se sentant juive, peut elle réconcilier la contradiction entre « être juif » et tenir une distance vis à vis de la pratique de la religion ? Léa peut-elle, comme Ingeborg Bachmann (une amoureuse de Paul Celan) ou comme sa propre mère, non-juive,  mais qui a connu son premier mari dans un kibboutz quand elle avait vingt ans, dire : « Je suis juive de coeur »  ? 

Léa aura un garçon. Son livre ne dit pas s’il sera finalement circoncis. Mais quelle plus belle image pouvait clore ce texte que celle du petit homme qui, lors de ses premiers pas, sort une kippa de sa boîte et la pose maladroitement sur sa tête ? 

A l’heure où l’antisémitisme sévit encore et encore, Isaac est un texte d’autant plus bouleversant. 

Lea Veinstein sera en 2020 commissaire d’une exposition au Mémorial de la Shoah consacré aux derniers survivants. 

Isaac de Léa Veinstein, 144 pages, éditions Grasset, 2019

JAPON JAPONISMES

L’exposition « Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » présentée actuellement aux Arts Décoratifs,  nous révèle le superbe fonds d’art japonais détenu par le Musée. En le confrontant à des créations occidentales japonistes, le M.A.D, pionnier dans l’initiative de conserver et présenter l’art japonais en France depuis sa fondation en 1864, met ainsi en lumière la fascination réciproque entre la France et le Japon sur bien des domaines de la création artistique, pendant un siècle et demi.

Chiyogami — Papier décoré Japon, xixe siècle Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / photo Jean Tholance

L’exposition et son catalogue témoignent de l’influence du Japon sur les arts français dans les domaines de l’objet (céramiques, verres, bronzes, laques, papiers peints, bijoux, mobilier), de l’estampe, de la photographie, du jouet, des textiles, de la mode et du design… Dans une belle scénographie confiée à l’architecte japonais minimaliste Sou Fujimoto, le parcours qui se déploie sur trois niveaux du musée, totalisant une superficie de 2200 m2, est articulé en cinq thématiques : les acteurs de la découverte, la nature, le temps, le mouvement et l’innovation.

. Genlis et Rudhard Vase Paris, vers 1863 Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / photo Jean Tholance

La première section nous introduit aux « acteurs de la découverte » en nous présentant d’une part le rôle des Expositions universelles mais surtout celui des voyageurs et des marchands, tels Henri Cernuschi, Émile Guimet, Hugues Krafft, Siegfried Bing, Florine Langweil ou Hayashi, qui, par leurs récits ou leurs collections, ont contribué dès la fin du XIXème  siècle à la diffusion d’objets et d’images dans toute l’Europe.

Attribué à Ogata Kensan — Assiette (mukozuke) miniature Japon, époque d’Edo, xviiie siecle Grès, décor en relief, restauration à la laque d’or (kintsugi) Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

En faisant le choix d’un parcours non chronologique, nous sommes quelquefois un peu perdus dans ces grandes séquences, telles la nature, le temps, le mouvement. D’autant plus qu’un autre parti-pris de l’exposition est d’avoir exclus, sauf à de rares exceptions, les cartels des objets exposés. Ce sont des feuilles de salles à disposition du public qui indiquent la nature et la provenance des objets, mais malheureusement pas toujours de manière exhaustive. Et cela peut procurer quelques frustrations…

Émile Gallé — Vase « La Carpe » Nancy, 1878 Verre bleuté, dit « clair de lune » soufflé-moulé et émaillé Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

Ces réserves mises à part, nous retiendrons avant tout de cette visite les grands moments de purs plaisirs comme découvrir ou revoir les créations de Gallé, de Lalique, Majorelle et bien d’autres, influencés par des motifs japonais de fleurs, glycines ou bambou, déclinés sur des sublimes papiers peints, meubles ou vases…Admirer combien hirondelles, papillons, paons, langoustes ou crevettes ont ornés magnifiquement des céramiques ou objets japonais ou européens…

Gosho-ningyo (poupée) — Japon, ère Meiji, seconde moitié du xixe siècle Bois recouvert de gofun, métal, tissu, verre Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

Constater la délicatesse de ces miniatures que sont les netsuke, aimer les poupées ou raffinement des gardes de sabre…S’étonner toujours de la force des masques de Nô et de la beauté des kimono brodés…Etre fasciné par ce grand palanquin en bois laqué et or du XIXème… Adorer tous les peignes et les diverses boites qui traversent les époques…Etre sous le charme des paravents et des estampes où fleurs et oiseaux seront plus tard transposés dans des motifs décoratifs en Europe…

Peigne (kushi) «Iris» — Japon, fin xixe siècle Ivoire, nacre et écaille Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

La dernière partie de l’exposition, consacrée à l’innovation, à savoir le design, la mode, les arts graphiques aujourd’hui, est plus classique dans sa scénographie mais sans doute plus structurée.

Charlotte Perriand — Chaise longue basculante Japon, 1940 Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / Jean Tholance Adagp, Paris, 2018

Une chaise longue et une banquette de Charlotte Perriand illustrent l’influence déterminante que le Japon a eu sur son travail tellement précurseur.

Yanagi Sori — Tabouret « Butterfly stool » Japon, Fabriqué par TENDO Co. Ltd. Édition Steph Simon, 1956 Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / Jean Tholance

Un tabouret datant de 1956 du designer Yanagi Sori, avec qui Perriand a voyagé au Japon dans les années 40, est un magnifique exemple de l’influence de la tradition japonaise sur le design industriel, tout comme ces incroyables enceintes connectées en laiton. Les plissés d’Issey Miyake, ou les extravagances de Comme des Garçons rappellent à quel point la mode japonaise est entrée dans notre patrimoine (pourquoi pas Kenzo ?) tout comme les lignes pures et sobres de vaisselle contemporaine japonaise, diffusées par Muji pour qui elles ont été crées.

Ikko Tanaka Issey Miyake — série no 1 « Nihon buyo » Printemps / Été 2016 © Issey Miyake INC. / photo Francis Giacobetti

« Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » n’est ni une exposition exhaustive (aucune oeuvre, ni allusion à Van Gogh, Monet ou d’autres impressionnistes inspirés par des motifs japonais…), ni une exposition sociologique ou politique. En connaissance de cause, allez vite découvrir ce très beau parcours, il vous reste trois semaines !

« Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 »

M.A.D Musée des arts décoratifs, Paris, jusqu’au 3 mars 2019

Photographie, arme de classe et Une avant-garde polonaise au Centre Pompidou

Le Centre Pompidou présente actuellement deux expositions qui témoignent chacune de l’engagement artistique et politique. Elles retiennent notre attention pour leur intérêt historique et l’émotion esthétique qu’elles procurent. Il s’agit de Photographie, arme de classe et d’Une avant-garde polonaise.

WILLY RONIS Prise de parole aux usines Citroën – Javel, 1938 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. RMN-GP© RMN – Gestion droit d’auteur Willy Ronis

Le titre de la première, Photographie arme de classe est emprunté à un texte d’Henri Tracol, publié en 1933 dans Cahier Rouge, l’un des organes de l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires. La mission de l’AEAR, fondée à Moscou en 1927 et en France en 1932 par Paul Vaillant-Couturier, Léon Moussinac et Louis Aragon, est de réunir, en un même groupe, les différents courants culturels qui, en France, questionnent les rapports de l’engagement révolutionnaire avec la culture. Une sorte de front social. Cette association se développe dans un contexte social et politique très tendu, dans cette période de l’entre-deux-guerres, où la crise économique post 1929, la montée du chômage et des inégalités sociales, les crispations xénophobes liées à la montée du fascisme, sont autant de motifs d’engagements pour les militants de gauche qui sont alors principalement regroupés dans le sillage du Parti Communiste.

Ainsi l’AEAR voit naître une chorale, rebaptisée en 1935 « Chorale Populaire de Paris », nombre de troupes de théâtre amateur, dont le Groupe Octobre en sera le fleuron, une section littéraire, des expositions (Le Salon des peintres révolutionnaires en  1934) et une section photographique.

JACQUES-ANDRÉ BOIffARD Chaussure et pied nu, vers 1929 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Philippe Migeat/Dist. RMN-GP © Mme Denise Boiffard

A travers une sélection opérée au sein des collections photographiques du Centre Pompidou, au fil d’une centaine d’œuvres et d’une quarantaine de documents, organisés par section thématiques ou en séries formelles, l’exposition propose de mettre en lumière le « véritable laboratoire du regard social et engagé » qui se développe en France à la lisière du Front Populaire et de la Guerre d’Espagne. Nous croisons les plus grands noms de la photographie moderne tels Willy Ronis, Eli Lotar, Robert Doisneau, Nora Dumas, Henri Cartier-Bresson, Germaine Krull, Gisèle Freund, Lisette Model mais aussi Pierre Jamet, Jacques-André Boiffard, Claude Cahun, André Steiner, Dora Maar, André Kertez ou François Kollar. 

L’ensemble des images exposées, dont l’intensité du noir et blanc renforce les sujets traités pour mieux les dénoncer, témoigne de la misère des taudis, des clochards, des pauvres à l’Armée du Salut, des ouvriers en lutte, du colonialisme, de l’attitude de la police…. Les photos sont là aussi pour magnifier le sport, les auberges de Jeunesse…  

Entraînement, milieu des années 1930
Collection privée © Adagp, Paris 2018

Nous sommes saisis par l’utilisation très novatrice du photomontage, mentionné dans le manifeste de l’AEAR de 1932 comme « l’une des nouvelles formes d’expression pour un art de masse révolutionnaire, au côtés  du théâtre ouvrier, du cinéma et de la radio ». L’architecte et décoratrice Charlotte Perriand, qui sera proche de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret, influencée par la lecture de revues soviétiques, présente en 1936, à l’occasion de l’Exposition de l’habitation au Salon des arts ménagers,  son photomontage La Grande misère de Paris qui contraste alors avec la vision commerciale du Salon ! Le photomontage est aussi très présent dans le graphisme et les articles des revues communistes, dont Regards, Communiste ou VU.  Il est frappant d’y retrouver les signatures de personnalités liées au Groupe Octobre, tels le comédien Fabien Loris, le metteur en scène Lou Tchimoukov (Louis Bonin) ou l’architecte Robert Pontabry. Ils forment avec d’autres, ce qui est décrit dans le catalogue de l’exposition comme « la scène culturelle rouge », dont l’une des caractéristiques est cette formidable polyvalence des artistes, qui trouvent à travers le théâtre, la photo, le dessin, le graphisme, l’architecture, les décors, les costumes, les collages, voire l’écriture ou le cinéma, autant d’outils artistiques que nécessaires pour exprimer leurs engagements. La bande son diffusée dans l’exposition, reprenant des choeurs parlés du metteur en scène Lou Tchimoukov témoigne de la force du spectacle vivant à cette période.

RÉ SOUPAULT Délégation de grévistes à la fête de la victoire du Front Populaire, le 14 juin 1936 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP © Adagp, Paris 2018

Cette exposition est importante à double titre. Elle est, d’une part,une source d’archives très précieuse sur une période décisive des luttes sociales en France et constitue sur ce point un document irremplaçable. Elle offre d’autre part, un témoignage superbe de la photographie humaniste  française.

Cette première exposition étant d’une taille raisonnable on peut agréablement monter jusqu’au niveau 4 pour découvrir Une avant garde polonaise et plus particulièrement le travail de deux artistes, Katarzyna Kobro (1898-1951) et Wladyslaw Strzeminski(1898-1951) .

Il existe quelques parentés entre les deux expositions : l’art comme outil d’engagement politique, l’exploration de plusieurs supports artistiques, la période de l’entre-deux-guerres pour partie. Mais les parallèles s’arrêtent là.

 Katarzyna Kobro Construction suspendue 1921 / 1972Muzeum Sztuki, Lodz©Muzeum Sztuki, Lodz & Ewa Sapka-Pawliczak

Katarzyna Kobro est sculptrice, russe, d’origine allemande. Wladyslaw Strzeminski est peintre, polonais, né à Minsk. Ils se sont rencontrés aux temps troublés de la Révolution d’Octobre, à Moscou, en 1918. Couple à la ville, ils ont mené la plupart de leurs pratiques artistiques dans une réflexion formelle commune. Ils sont liés aux artistes constructivistes, El Lissitzky, Antoine Pevsner et Kasimir Malevitch.

 Wladyslaw Strzeminski Composition architectonique Muzeum Sztuki, Lodz©Muzeum Sztuki, Lodz & Ewa Sapka-Pawliczak

A partir de 1921, à leur arrivée en Pologne alors en reconstruction, ils mettent au point un système artistique « basé sur le principe d’unité, de pureté du matériau et de la mise en espace », intitulé « l’unisme ». Cette démarche, comme les suivantes, est emprunte d’exigence politique. L’unité organique des éléments leur sert de modèle pour une nouvelle organisation de la société, qui, sans détruire l’ordre ancien doit « créer des alternatives ». Ils entreprennent de multiples actions dont l’enseignement, l’organisation d’expositions et la constitution d’une collection d’art moderne international pour la ville de Lodz. Les oeuvres de cette période présentées dans l’expositions sont époustouflantes, tant les toiles de Wladyslaw Strzeminski (ses Compositions architectoniques) que les oeuvres de Korbo. Leurs forces novatrices, voire pionnières, donnent tout son sens à la notion d’avant garde qu’ils représentent. La radicalité des constructions géométriques de Korbo la place parmi les sculptrices les plus importantes de la première moitié de XXeme siècle. Les peintures abstraites de Strzeminski–les reliefs, les Compositions architecturales ou Compositions unistes, sont des propositions uniques dans ce domaine.

Katarzyna Kobro, Nu, 1925 – 1927, Muzeum Sztuki, Lodz©Muzeum Sztuki, Lodz & Ewa Sapka-Pawliczak

Le style des deux artistes va changer dans les années 30. Kobro se tourne vers le figuratif schématisé. Wladyslaw Strzeminski introduit la « ligne organique » qui marquera de nombreux dessins et s’appliquera à une série particulièrement saisissante, A mes amis les Juifs, traitant de l’extermination des Juifs polonais. Il développera ensuite une Théorie de la vision, qui correspond à sa version de l’histoire de l’art analysée du point de vue de l’évolution de la conscience visuelle. 

Wladyslaw Strzeminski, Sur le trottoir de la série Les Déportations1940, Muzeum Sztuki, Lodz©Muzeum Sztuki, Lodz & Ewa Sapka-Pawliczak

L’utopie du couple va malheureusement, après guerre, virer au drame. Wladyslaw Strzeminski est marginalisé, écarté de la vie politique et privée par le régime socialiste polonais jusqu’à sa mort en 1952. Quand à Katarzyna Kobro, sa séparation d’avec Strzeminski, sa vie précaire et la maladie mettent un terme à sa carrière en 1948.

Cette exposition permet la découverte de deux artistes, couple moderne, artistes révolutionnaires et membres majeurs de l’avant-garde artistique polonaise du XXème siècle.

Photographie arme de classe, La photographie sociale et documentaire en France, 1928-1936, Centre Pompidou, jusqu’au 4 février 2019, Galeries des photographies, niveau -1, entrée libre.

Le catalogue de l’exposition, co-édité par le Centre Pompidou et Textuel est très réussi. Outre l’ensemble du corpus des photos reproduites, Il offre nombre d’analyses qui complètent formidablement l’exposition.

Une avant-garde polonaise, Katarzyna Kobro et Wladyslaw Strzeminski
Centre Pompidou, jusqu’au 14 janvier 2019, Galerie du Musée et galerie d’art graphique, niveau 4

GIRL, film intemporel, film universel.  

Parler du film Girl quinze jours après sa sortie dans les salles parisiennes n’est pas très sérieux et fait courir le risque de radoter ce que la critique a déjà dit ou écrit Mais peu importe. Ce film est intemporel et universel. « Qu’elle soit née homme ou femme, la personne transgenre modifie, voire rejette son identité sexuelle d’origine », telle est la définition que l’on peut trouver au terme transgenre sur internet. Contrairement à ce que l’on pourrait croire (et ce que je croyais), Girl n’est pas simplement un film sur le genre ou le transgenre, voire sur la transgression de manière générale, même si le transsexualisme est devenu une question de société importante et sensible. Girl s’avère toucher un questionnement beaucoup plus vaste, celui de l’adolescence, cette période souvent si confuse, où chacun est à la recherche de son propre corps, à la recherche de son identité. Lara, l’héroïne de ce premier film de Lukas Dhont, est une ravissante adolescente de quinze ans, incarnée par le comédien Victor Poster qui est tout simplement extraordinaire. Son sourire et son regard suffisent souvent à nous dire tout des tourments incandescents de son personnage. L’objectif de Lara est de devenir danseuse étoile. Pour ce faire, la famille qui se compose d’elle, son petit frère et son père (la mère est absente du cadre, nous ne saurons jamais rien d’elle) a déménagé pour lui permettre d’entrer dans la meilleure école du pays (nous sommes en Belgique). Ce parcours vers l’excellence de la danse classique va se doubler d’un autre challenge. Pour atteindre son objectif, Lara doit transformer son identité initiale. Née Victor, son sexe de garçon, imposé à la naissance, devient pour elle son handicap majeur. Parce qu’une danseuse étoile ne peut exister que dans le corps d’une femme, Lara veut changer de sexe. Avec le soutien indéfectible de son père (Arieh Worthalter, formidable d’humanité), nous allons suivre son double « travail », celui de la jeune danseuse, de ses progrès fulgurants dans les classes de l’Ecole et celui de l’ adolescente, séance après séance, dans le cabinet du médecin avec qui elle entreprend son traitement hormonal qui devrait déboucher sur une opération. La délicatesse, la pudeur, la beauté que les images de ce film nous transmettent, sont bouleversantes. Nous souffrons avec Lara lorsqu’elle tente de dissimuler son sexe pour être comme les autres ballerines, lorsqu’elle soigne ses pieds trop grands pour ses pointes, lorsqu’elle cherche l’approbation de son père devant les conseils de son médecin ou les évaluations de ses professeurs, lorsqu’elle doit affronter la « curiosité » cruelle de ses camarades. Mais nous souffrons avec elle comme nous le ferions avec n’importe quelle jeune fille qui mettrait toute son âme et tout son corps au service de cette volonté absolue de devenir danseuse étoile, dans un trajet qui, pour tous danseurs, garçons ou filles, est un sacerdoce. L’émotion qui nous assaille tout au long du film tient aussi beaucoup à cette relation extraordinaire qui existe entre Lara et son père, entre Lara et son petit frère, vis à vis duquel elle tient quelquefois le rôle de la mère absente. La violence de son combat est d’autant plus intense qu’il s’inscrit dans une compréhension familiale sans doute rare. Ne ratez pas ce film, si justement récompensé par la Caméra d’Or lors du dernier Festival de Cannes, par la Queer Palm et par le Prix d’interprétation décerné à l’incroyable comédien Victor Polster. 

Girl, Film belge de Lukas Dhont. Avec Victor Polster, Arieh Worthalter (1 h 45).

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