LES VIES DE DORA MAAR

Rogi André
Dora Maar vers 1937
Collection Centre Pompidou, Paris
Musée national d’art moderne
Centre de création industrielle © DR

La plus grande rétrospective consacrée à Dora Maar vient d’ouvrir au centre Pompidou. C’est aussi la première exposition organisée dans un musée national, l’occasion unique de rassembler une œuvre dispersée dans plusieurs collections publiques et privées en France et à l’étranger. Elle sera présentée ensuite (2019-2020) au J. Paul Getty Museum de Los Angeles à la Tate Modern à Londres, institutions avec lesquelles l’exposition parisienne est conçue. 

Autoportrait au ventilateur
Paris, début des années 1930
© Adagp, Paris 2019
Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Dist. RMN-GP

Le nom de Dora Maar (1907-1997) est encore aujourd’hui intimement lié à celui de Picasso, voire recouvert par lui. L’histoire a retenu qu’elle fut sa muse, son modèle, sa compagne, sans doute « la plus intelligente », entre 1936 et 1943. Elle a été beaucoup représentée par Picasso et c’est son portrait le plus célèbre « La Femme qui pleure », qui a sans doute réduit notre perception de la formidable photographe et peintre que fut Dora. Hormis un cercle de spécialistes soit du surréalisme, soit de Picasso, on ne sait finalement pas grand chose des multiples facettes de cette « grande dame », comme la désigne l’une de ses biographes, Victoria Combalia dans son ouvrage « Dora Maar, la femme invisible » (éditions invenit, 2019). Cette exposition a un grand mérite : celui de nous montrer combien Dora Maar a existé avant sa rencontre avec Picasso et de nous renseigner sur sa vie après avoir été abandonnée par le maître catalan.


Sans titre [Mannequin assise de profil en robe et veste de soirée] vers 1932 – 1935
Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle
© Adagp, Paris 2019
Photo © Centre Pompidou
Née à Paris le 22 novembre 1907, Henriette Théodora Markovitch reçoit, enfant, le surnom de Dora, diminutif de son deuxième prénom. Son père, croate et sa mère française sont catholiques tous les deux. Architecte, Joseph Markowitch fait fortune en Argentine où Dora passe une partie de son enfance. Formée à la photographie à Paris, elle ouvre un studio en 1932, en association avec le décorateur de cinéma Pierre Kéfer. Leurs photos signées « Kéfer-Dora Maar » sont spécialisées dans le portrait, la mode et la publicité.

Mannequin-étoile, 1936
Collection Thérond
© Adagp, Paris, 2019
Photo © Centre Pompidou,
MNAM-CCI / A. Laurans / Dist. RMN-GP

Le parcours de l’exposition nous plonge très vite au milieu de photos de mode et de publicité particulièrement réussie où l’on perçoit rapidement la singularité et la force du regard de Dora. On remarque combien l’influence du surréalisme teinte déjà son travail de commande publicitaire et propose ainsi des images à la croisée de plusieurs genres : les mises en scène de nus érotiques pour des « revues de charme » telles que Séduction succèdent aux images de mannequins aux cheveux courts dans les revues spécialisées comme La Coiffure de Paris, et les photographies publicitaires pour l’huile bronzante Ambre Solaire côtoient les visions surréalistes utilisées comme illustrations d’articles dans Le Figaro illustré et Navires.

Le modèle Assia Granatouroff très prisée dans les années 30 par des peintres, sculpteurs et photographes a inspiré à Dora des photos magnifiques où Assia « incarne l’expression d’une sensualité féminine, dédoublée, épouvantée par son ombre ou divers accessoires ».

Assia, 1934
Ancienne collection Christian Bouqueret, Collection Centre Pompidou, Paris
Musée national d’art moderne
Centre de création industrielle
© Adagp, Paris 2019

Ces années où Dora produit ces images, souvent de commande, où esthétique et sensualités sont mêlées, coïncident avec une autre face de son travail, celle de ses années d’engagement. Elle est entrée dans les cercles intellectuels et artistiques des années 30, où l’engagement social est très partagé. Elle intègre le groupe radical Contre Attaque et, en accord à cette vision du monde, elle capte ses « photos de rue », prises en particulier à Londres et à Barcelone, où la force des situations et des visages offrent une vision très humaine de la souffrance et de la pauvreté, non sans évoquer les regards des Cartier Bresson, Willy Ronis ou Robert Doisneau dans les mêmes années. 

Barcelone
Collection particulière
© Adagp, Paris 2019 Photo © Fotogasull

Grâce, en particulier à son amant Louis Chavance, passionné de cinéma, futur scénariste et monteur (également écrivain), elle se rapproche du Groupe Octobre dont elle photographie beaucoup de ses membres, en particulier Jacques Prévert qui la fait engager comme photographe de plateau sur Le Crime de Monsieur Lange, réalisé par Marcel Carné.  Elle rencontre à cette période Michel Leiris et Paul Eluard qui deviendront ses amis, tout comme les belles Jacqueline Lamba et Nush Eluard qu’elle va beaucoup photographier. Elle comptera parmi les conquête de Georges Bataille et se liera ces mêmes années avec le groupe des Surréalistes dans lequel elle sera l’une des rares femmes à se mêler aux réunions et à être intégrer dans les expositions. Le Portrait d’Ubu et ses photomontages présentés à Beaubourg impressionnent.

Sans titre, 1935
Ancienne collectionChristian Bouqueret
Collection Centre Pompidou, Paris
Musée national d’art moderne
Centre de création industrielle
© Adagp, Paris 2019

Elle rencontre Pablo Picasso durant l’hiver 1935-1936. Pour Dora, c’est le début d’une passion extrême, l’Histoire d’amour de sa vie. L’adoration qu’elle va nourrir pour le peintre va la pousser à se placer en situation de dépendance complète et de soumission totale comme le remarque Victoria Combalia. Elle a du reste penser que seul Dieu pourrait lui succéder. Elle devient la « maitresse officielle », la « co-vedette d’une légender artistique vivante ».  Car cette histoire d’amour devient aussi un échange intellectuel et artistique. Elle fascine Picasso tout comme elle est fascinée par le peintre. Plus radicale que lui dans ses engagements au moment de leur rencontre, elle l’influence dans sa politisation croissante à partir de 1936.  Durant le processus de création de Guernica, elle photographie Picasso au travail, laissant ainsi un document majeur dans l’histoire de l’art.  Pendant leur liaison qui va durer près de huit ans, Picasso va multiplier les représentations de Dora : d’abord sa beauté puis il peindra son être torturé par ses démons intérieurs. Elle prendra les traits d’un chien, d’une hystérique, d’une perturbée mentale…. Car Dora exprime des fragilités, dès les années de sa relation avec Picasso où il lui faut accepter de « partager » son amour avec, entre autre, Marie-Thérèse. Elle se lie à Jacques Lacan avec qui elle entreprendra une longue analyse et qui lui prescrira quelques séjours en clinique où elle a probablement subi des électrochocs, très appréciés à cette époque. Picasso lui conseille d’abandonner la photographie au profit de la peinture. Contrairement à son amie Jacqueline Lamba qui quitte André Breton pour continuer à exister comme artiste, Dora accepte la domination de son maître. Elle peindra désormais et ne sera plus photographe.

 


Dora Maar
Pablo Picasso 1936
Collection particulière, Yann Panier, Courtesy Galerie Brame et Lorenceau
© Adagp, Paris 2019
Photo © The Museum of Fine Arts, Houston
Pablo Picasso
Portrait de Dora Maar, de profil, 6e état 1936-1937
Musée national Picasso-Paris
© Succession Picasso 2019
Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Thierry Le Mage

Lorsque Picasso « remplace » Dora par Françoise Gillot en 1946, la vie de Dora va progressivement mais radicalement changer. Les gens se détournent d’elle, sauf Eluard qui lui restera fidèle et certains amis qu’elle continue à fréquenter pendant les années 50 comme Marie-Laure de Noailles, Lise Deharme ou Georges Hugnet. Elle se fait de nouveaux amis : James Lord, Bernard Minoret, Théo Léger…Mais petit à petit, sa personnalité au caractère capricieux, extravagant voire orageux se transforme en être asocial, solitaire, isolé, difficile.  Elle choisit une vie de recluse. Elle devient mystique, s’enferme dans la religion et se concentre sur sa peinture. Elle vit beaucoup dans sa maison de Ménerbes, dans le Sud de la France, où, jusqu’à 80 ans, elle passe une grande partie de l’année, seule, ne voyant personne, se déplaçant en vélomoteur. 

Nature morte au bocal et à la tasse
1945, Collection particulière
© Adagp, Paris, 2019
Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI / P. Migeat / Dist. RMN-GP

Le marchand d’art Marcel Fleiss qui a rencontré Dora Maar à la fin de sa vie, et lui a organisé une exposition de ses peintures en 1990, dans sa galerie, raconte que « son appartement était sale. C’était l’appartement d’une vagabonde ». Il souhaite lui acheter des photos qu’elle négocie âprement avant de le prévenir : «Je ne vous les vends que si vous jurez que vous n’êtes pas juif ». Marcel Weiss n’a pas répondu. Il avait remarqué sur ses étagères l’ouvrage d’Hitler « Mein Kampf » bien en vue. 

Dora Maar dans son atelier par Brassaï
Paris, musée national Picasso

« Mais comment a-t-elle pu passer de Guernica à Mein Kampf, de l’amour de Picasso, l’amitié d’Eluard, les pétitions contre le fascisme, à cet immonde ramassis de haine ? Faut-il croire que la souffrance, l’aigreur, la misanthropie et la bigoterie conjuguées conduisent à cette forme de folie ? Serait-elle devenue dingue à force chagrin ? » , interroge Brigitte Benkemoun dans son livre très réussi Je suis le carnet de Dora Maar (Stock, 2019), opportunément publié au moment de l’exposition. Victoria Combalia apporte quelques réponses, sans aborder cette transformation idéologique radicale : « Dora Maar voulut mener de pair sa carrière et sa passion. On peut dire qu’elle échoua sur ces deux plans. Néanmoins, elle réussit à devenir une personne autonome au prix d’une lutte titanesque. Son amour pour Picasso avait été tellement profond que se séparer de lui et de son influence pouvait être aussi difficile que d’abandonner une drogue dure ». 

Dora Maar est morte le 16 juillet 1997. Il n’y avait que cinq personnes à son enterrement au cimetière de Clamart. Elle avait conservé chez elle cent trente œuvres de Picasso, des dessins et peintures d’autres artistes et une grande partie de sa production photographique. 

Centre Pompidou, 5 juin-29 Juillet 2019

centrepompidou.fr

#ExpoDoraMaar

Douleur et Gloire d’Almodóvar

Il est des films où le générique arrive comme un arrachement : le dernier film de Pedro Almodóvar est de ceux-là. On quitte la salle les larmes aux yeux. On aimerait que la séance recommence pour repartir dans cette beauté.

Douleur et Gloire est son titre, un rien pompeux, l’inverse de ce film magnifique.

Antonio Banderas

Ce que nous offre le cinéaste est une évidence, un flot puissant et apaisé, le contraire d’une démonstration hystérique ou narcissique. Il nous invite à l’accompagner dans une revisitation de (son) existence où grands bonheurs et grandes douleurs, vieillesse et maladies, absence et amour, inspiration et léthargie vont nous tenir, comme le personnage au début du film, entre deux eaux (d’une piscine), pour mieux nous faire sortir d’un bain qui aurait pu nous engloutir.

Antonio Banderas (Salvador)

Antonio Banderas incarne Salvador Mallo, l’alter ego d’Almodóvar, bien mal en point lorsque nous le rencontrons au début du film. Son inspiration est en panne. Son corps a vieilli et ses douleurs lombaires rendent ses gestes précautionneux au point de s’aider d’un coussin lorsqu’il doit s’agenouiller. Il s’enferme dans son magnifique appartement madrilène dont les couleurs éclatantes ne parviennent pas à le sortir de sa grisaille mentale. Sa gouvernante veille sur lui, mais sa bienveillance ne suffit pas à lui rendre la vie plus douce. Il semble avoir renoncé. Sauf à se souvenir. 

Asier Etxeandia (Alberto)

Il consent toutefois à renouer avec Alberto (Asier Etxeandia), comédien de l’un de ses premiers films. La projection d’une copie neuve à la Cinémathèque serait l’occasion de s’y retrouver pour une présentation. Ce prétexte va remettre Salvador en marche, doucement, pas immédiatement sur la ligne droite, car la drogue (l’héroïne) va s’inviter quelque temps comme médication possible.

Penélope Cruz

La substance va aider Salvador à rêver à son enfance, à ce petit garçon prodige à la voix d’or, si doué qu’il apprendra à lire, écrire et compter à un jeune maçon analphabète. Dans la maison troglodyte, son refuge, il est illuminé par les murs blanchis à la chaux comme par les livres qui l’aident à dépasser la misère ambiante. La mère qui traverse les souvenirs de cette époque est radieuse et compréhensive, même si elle veut obliger « Salva » à aller au séminaire pour faire les études qu’elle ne peut lui offrir. Pénélope Cruz incarne cet idéal, irradiante de joie et de volupté lorsqu’elle chante avec ses copines en étendant le linge dans l’herbe après la lessive. Une scène d’une beauté, d’une gaité et d’une sensualité absolues. 

Antonio Banderas et Leonardo Sbaraglia

Si « Salva » souhaite disparaitre comme auteur du texte « Addiction » qu’il offre à Antonio pour l’interpréter sur scène, l’empreinte qu’il laisse chez les autres est plusieurs fois décelée. Elle éclate dans les propos de son ancien amant, Federico (Leonardo Sbaraglia), qui le retrouve des années après leur douloureuse séparation. Federico dit sa gratitude à Salvador de l’avoir aidé à devenir qui il est devenu. Leur baiser de retrouvailles et d’adieu est un autre moment inoubliable de ce film. 

Mercedes (Nora Navas) et Salvador Mallo (Antonio Banderas)

Ce baiser agit comme un révélateur. Il permet à Salvador de se reprendre en mains. Il ira revoir son médecin, en compagnie de sa fidèle et dévouée assistante Mercedes (Nora Navas). Il fera la liste de ses divers maux (migraines, lombalgies, acouphènes, dépression, addiction..) et passera un scanner pour comprendre la cause de ses étouffements fréquents. Il est rassuré et c’est la fin du renoncement. La fin d’un cycle qu’il devait probablement accomplir après la mort de sa mère et une lourde opération du dos. Surtout après s’être confronté à cette « vraie » mère, incarnée par la merveilleuse Julietta Serrano. Elle n’a ni les traits ni les propos de la douce Penelope Cruz. Elle reproche sur son lit de mort à Salvador de « ne pas avoir été un bon fils » et le prie de ne pas figurer dans ses films, car… elle n’aime pas « l’auto-fiction ».

Juliette Serrano

Salvador/Almodóvar va transgresser (une nouvelle fois !) l’interdit maternel et se remettre enfin à écrire et à filmer. Son premier émoi sexuel va inspirer son nouveau film. Il peut d’autant mieux raconter cette histoire fondatrice qu’un hasard de la vie lui fait parvenir un portrait de lui enfant, dessiné par l’objet de son désir. La dédicace le remercie du rôle essentiel qu’il a joué pour lui…

Antonio Banderas et Pedro Almodovar

Comme si la vie rendait à Salvador ce qu’il avait réussi à donner.
Film testament ? Film bilan? Film tellement, merveilleusement humain

Douleur et gloire, Espagne, 112’, en salles depuis le 17 mai 2019

68, mon père et les clous

Lorsqu’en 2006, Samuel Bigiaoui décide de filmer des moments de vie à l’intérieur de la boutique de son père, il n’a pas de projet précis. Il aime Bricomonge, cette quincaillerie ouverte en 1983 par Jean Bigiaoui et son associé Claude Hagège, cinq ans après sa naissance, qui devient durant son enfance, « son terrain de jeu », comme il aime à le dire.  

Le petit garçon devient un élève brillant, agrégatif de mathématiques mais comprend vite que la question de l’espace comme prescripteur de sens l’intéresse au moins autant. Tout naturellement, il se tourne vers l’architecture, devenu depuis son métier, même s’il enseigne également les maths. Il aime le théâtre et le cinéma, s’inscrit un temps à des cours de théâtre mais finalement, c’est l’image qui prend le dessus et il réalise son premier film.

Monsieur Jean

Outre son intérêt pour le cinéma -que son père, très cinéphile et ancien assistant de Joris Ivens, lui a transmis- c’est l’annonce de Jean à Samuel, fin 2012, de vendre la boutique qui détermine le fils à faire un film sur « Bricomonge ». La vraie question que Samuel a décidé d’élucider est : pourquoi son père, agrégatif d’histoire, voué à une vie intellectuelle, militant au sein de la Gauche Prolétarienne après 68, dont tous les copains deviennent prof, journaliste, écrivain ou philosophe, décide à 40 ans, de s’associer avec un copain pour vendre (entre autre !) des clous ?

un client et Jean

Afin d’y répondre, Samuel Bigiaoui nous offre un documentaire formidable. Il comprend assez vite qu’il faut éviter plusieurs écueils dès lors qu’il prend pour sujet son père: ne pas faire un film de l’entre soi ni plonger dans une sauce psychanalytique. Il met en place, formation oblige, une architecture très subtile. Il pose tout d’abord le décor, celui de cette boutique : son ordre et son désordre dans lequel Jean se retrouve, ses employés fidèles – Zohra qui arrive le lundi matin avec les makrouts pour tout le monde, José, employé de la première heure venu du Portugal, Mangala, originaire du Sri-Lanka, reconnaissant éternellement à Jean de lui a obtenu ses papiers et Kuang venu de Chine-, ses clients, des habitués pour la plupart, qui viennent acheter qui une ampoule, qui une boite en plastique ou commander à José la coupe d’une planche de bois….Ce qui se passe dans la boutique n’a rien à voir avec nos courses aujourd’hui au sous-sol du BHV ou chez Leroy Merlin pour acheter les mêmes articles. Bricomonge c’est un monde, un forum, une place publique, une sorte de Tour de Babel où on échange, où on entend les accents, où on se souvient de la guerre en Afghanistan (celle de 1979),  où on résout le montage d’une bibliothèque, la couleur d’une toile cirée, où on boit un café, où on parle cinéma…

Zohra et Jean

Comme dit « la femme de Monsieur Jean » à la fin du film, la mère de Samuel, Bricomonge est une institution thérapeutique de quartier, où toutes les classes sociales peuvent s’y retrouver, tous les états psychiques aussi ». On voit Jean tout faire à la main : les écritures, les calculs (sa rapidité à la machine à calculer fascine !). Il ne se pose jamais en supérieur vis à vis de ses employés :  il étiquette les produits avec eux, balaie la boutique (pas longtemps, Zohra lui interdit de le faire), relance lui -même les clients qui ont laissé des impayés, sert les clients….On sent sa bienveillance et la solidarité qui règne dans les lieux , le « service » que ce commerce de proximité apporte à sa clientèle. Son ami Claude Eveno, écrivain et homme de radio, passe le voir : « On était au lycée ensemble. Puis ce qui nous a tenu à distance, c’est qu’il est devenu un militant de la Gauche prolétarienne et moi, pas du tout : j’étais plus proche des situationnistes. Cet homme qui a fait des études, a essayé de faire la révolution, qui a fait des films, qui fait semblant de jouer à l’épicier, qui peut savoir que c’est un dangereux subversif ? », s’amuse-t-il. « On voulait une société égalitaire (…), on a été naïfs. Ni honte, ni regret » !

Mangala, Jean et José

Dans un deuxième temps, Samuel passe derrière le comptoir, découvre  les sucres porte- bonheur qui sont dans la caisse et commence à interroger son père sur ce que la boutique représente pour lui…Il se heurte dans un premier temps aux mêmes résistances que son père avait manifestées lors de précédentes discussions, à la réserve profonde de Jean qui n’aime pas parler de lui et de sa période militante. Puis, petit à petit, en descendant dans les sous-sols, véritable antre de Jean, la parole se libère. Et nous apprenons, simultanément à Samuel, que Bricomonge représente pour l’ex militant de la GP un abri où il tient les tenants et les aboutissants de ce qu’il fait, sans supérieur hiérarchique, une façon d’être anonyme. Il se remémore les actions clandestines de son groupuscule d’extrême gauche, -« un travail à plein temps », précise- t-il- : l’attaque d’un magasin Fauchon, le vol de tickets de métro puis leur distribution aux passants après une augmentation brutale des tarifs, la traque de Touvier et surtout le kidnapping du numéro 3 de chez Renault en riposte à la mort de Pierre Overney (ouvrier et militant maoïste tué par un vigile de Renault en raison d’une action militante prévue). Jean constate qu’à l’époque toutes ces actions relevaient de questions politiques. Aujourd’hui, cela deviendrait des questions policières. Il explique combien à la sortie de cette « séquence », beaucoup de ses camarades ont été désemparés, sonnés, « comme quand on passe de la guerre à la paix ». Lui se sentait incapable de mettre ses pas dans la hiérarchie, dans l’institution dont il est phobique.  Créer une petite société lui a permis de recréer un monde qui, d’une certaine manière, incarnait sa vision économique, politique, sociétale, même si toute entreprise relève du capitalisme. Comme l’explique très bien son ami Daniel Weil, ancien espoir des mathématiques françaises passé par le militantisme et aujourd’hui à la tête d’une grosse entreprise de boucherie : « En 68 on était des marginaux et on l’est restés. Ça nous a mis en face de la possibilité et d’une impossibilité d’une action collective. Il a fallu s’inventer un chemin pour se frayer une vie. Il ne s’agissait pas de décision mais de pas successifs. »

Le film progressant, on ressent les difficultés économiques auxquelles Jean est confronté. Les riches heures de Bricomonge sont derrière lui. Cette quincaillerie qui marchait très bien commence à ressentir les conséquences d’habitudes de consommation qui changent, d’une clientèle des classes moyennes petit à petit chassée du centre-ville, en gros la fin d’une époque. C’est décidé, il va vendre. Bricomonge va devenir un supermarché.

Jean Bigiaoui

Avec beaucoup de tact, la caméra de Samuel caresse l’émotion des employés, les larmes de José et de Mangala, la stupéfaction des clients : «  Non c’est pas vrai, vous quittez ? Mais qu’est-ce que je vais faire sans vous, moi ? ». « Ce monde n’est plus tout à fait le nôtre », constate Jean, pudique.
Samuel suit le démantèlement du magasin jusqu’au bout. La dernière image est bouleversante : alors que Jean a été filmé tout au long du documentaire en huit clos, c’est comme si son corps se détachait du magasin lorsqu’on le voit s’éloigner dans la rue Monge, seul, comme Charlot partant  (sans Paulette Godard) à la fin des Temps Modernes. Libre et anonyme, finalement comme il aime.

68, mon père et les clous, documentaire de Samuel Bigiaoui, 84 minutes, France, 2017
Le film est en salles à Paris et en province depuis le 1er mai. Précipitez vous !!

Helena Rubinstein, amoureuse de la beauté

 Portrait d’Helena Rubinstein, 1953
Paris, Archives Helena Rubinstein – L’Oréal ; DR

Le mahJ inaugure le printemps par une belle initiative : une exposition consacrée à une femme, une conquérante, une pionnière, une entrepreneuse, une collectionneuse, une amoureuse de la beauté: Helena Rubinstein. Après quelques grandes expositions consacrées à des figures féminines : Friedl Dicker-Brandeis (2000), Rachel, une vie pour le théâtre (2004), Charlotte Salomon Vie ou Théâtre (2006) ou Lore Krüger (2016) et d’autres, aux formats plus réduits, présentant le travail de femmes artistes contemporaines, dont, entre autres Sophie Calle (2006), Pierrette Bloch (2006),  Cécile Reims (2011), Carole Benzaken (2011), Nira Pereg (2014) ou Sigalit Landau (2016), c’est au tour d’Helena Rubinstein d’occuper les salles de ce musée jusqu’au 25 août. New York et Vienne, deux villes qui ont compté dans le parcours d’Helena Rubinstein, lui avaient chacune consacrée une exposition, en 2010 pour New York, en 2017 pour Vienne. Paris, qui se devait de rendre hommage à celle pour qui la capitale française a été si importante, présente une nouvelle version de l’exposition viennoise . Challenge réussi par le mahJ, en particulier par Michele Fitoussi, auteure d’une superbe biographie Helena Rubinstein la femme qui inventa la beauté (Grasset, 2010) et commissaire de l’exposition.   

Les bijoux de Madame
Paris, Archives Helena Rubinstein – L’Oréal ; DR

Trois grands axes se dégagent au long du parcours, éclairant la personnalité de cette femme d’avant garde : l’axe familial dont elle va s’émanciper très tôt, affirmer son indépendance et son goût des voyages, l’axe professionnel qui nous révèle les étapes de la réussite exceptionnelle d’Helena Rubinstein en Europe et aux Etats Unis, l’axe artistique qui dévoile son goût et sa sensibilité, la liant aux plus grands artistes et écrivains de son temps, aux plus grands décorateurs et couturiers qui seront ses amis et ses complices, ce même goût qui fera d’elle une immense collectionneuse.

Helena Rubinstein en tailleur Coco Chanel Paris, vers 1920 Paris, Archives Helena Rubinstein – L’Oréal ; DR

Sa vie est un roman. Née à Cracovie en 1876 dans une famille juive, la jeune Chaja, aînée de huit soeurs, est exilée à Vienne en 1894 par sa famille à qui elle refuse tout mariage arrangé. Pour connaître le monde, elle embarque pour l’Australie où vivent trois de ses oncles. Elle a 24 ans, change son prénom pour Helena, rejoint rapidement Melbourne qui lui convient mieux que les terres agricoles qu’elle visite d’abord. C’est toutefois dans son premier séjour australien qu’elle fait un constat décisif : la peau des fermières, agressée par le vent et le soleil, mérite des soins. Elle recherche la composition des pots de crème que sa mère avait glissés dans sa valise (mélange de plantes et de lanoline) et se débrouille pour fabriquer et distribuer sa première « pommade » qu’elle baptise « Valaze ». Et çà marche ! Elle peut ouvrir son premier salon de beauté, comprend vite l’utilité de la publicité dans la presse, n’hésite pas à employer actrices ou cantatrices comme égéries de sa marque…Nous sommes en 1900. Helena a déjà tout compris. De retour en Europe, elle consulte des scientifiques et opère une classification de la peau en trois types différent. 

Helena Rubinstein par Cecil Beaton New York, 1951 Paris, Archives Helena Rubinstein – L’Oréal © ADAGP, Paris, 2019

Elle rencontre en 1907, à Melbourne, William Titus, un journaliste américain juif d’origine polonaise qui tient une place de collaborateur à ses côtés avant de devenir son mari en 1908. Ils auront deux fils, Roy et Horace, divorceront en1938, année du remariage d’Helena avec le prince géorgien Artchill Gourielli-Tchkonia, de vingt-trois ans son cadet.

Quai de Béthune, Paris devant sa collection d’arts premiers Paris, Archives Helena Rubinstein – L’Oréal ; DR

Londres, New York et Paris sont les trois villes où elle partagera sa vie. Londres dans les années 10, New York pendant les deux guerres mondiales, pour y revenir régulièrement et y mourrir en 1965. Et Paris où Helena forme son goût artistique : elle achète ses premiers objets d’art africains et océaniens dans les salles de ventes parisiennes en suivant les conseils d’un ami de Titus, Jacob Epstein. C’est à Paris toujours qu’elle se lie entre les deux guerres avec de nombreux peintres et écrivains, grâce encore à son mari, à qui elle« offre» une librairie et une maison d’édition. Misia Sert, pianiste, polonaise comme elle, jouera également un grand rôle dans son immersion au sein du Tout Paris des arts et des lettres. Le goût d’Helena pour la mode la conduit à rencontrer et à se faire habiller par les couturiers du moment, Madeleine Vionnet, Coco Chanel, Christian Dior, Elsa Schiaparelli, Jeanne Lanvin et plus tard Balenciaga et Saint Laurent. Elle mécène des peintres, visite leurs ateliers et achète leurs tableaux. Dans les années 30, elle acquiert des toiles de Bonnard, Brancusi, Braque, Miro, Pascin; Kisling, Picasso, Maillol, Juan Gris, Van Dongen, Léger, Picasso…Elle commence ainsi  à constituer sa collection de peinture, qui deviendra l’une des plus grandes collections d’art au monde incluant l’art africain. 

Intérieur du salon de beauté d’Helena Rubinstein à New York 1937 Paris, Archives Helena Rubinstein – L’Oréal ; DR

Elle ouvre des salons de beauté spectaculaires dans les trois villes, y exposant des oeuvres d’art et en demandant à des artistes de peindre des panneaux muraux. Dali, Modigliani, Marcoussis, Tchelitchew, Juan Gris ont peint pour ses instituts mais aussi pour ses appartements. Dans les trois villes, elle acquiert des demeures somptueuses (comme un cinquante pièces avec terrasse au 24 quai de Béthune à Paris), quand ce ne sont pas les immeubles entiers. Les plus grands architectes, designers ou décorateurs du moment (Louis Süe, Jean-Michel Frank, Eileen Gray, Pierre Chareau, Emilio Terry, David Hicks…) aménagent ses intérieurs.

Publicité pour le rouge à lèvres Jazz avec Dave Brubeck et Suzy Parker Photo Richard Avedon, 1955 Paris, Archives Helena Rubinstein – L’Oréal

Helena Rubinstein a été peinte par une trentaine d’artistes majeurs, entre autres par Raoul Dufy, Marie Laurencin, Paul César Helleu, Graham Sutherland, Christian Bérard, Candido Portinari, Pavel Tchelitchew ou Sarah Lipska et dessinée par Picasso…. Elle a aussi été beaucoup photographiée, en particulier par Cecil Beaton, Dora Marr, Erwin Blumenfeld, Boris Lipnitzki…

Candido Portinari, Portrait d’Helena Rubinstein Huile sur toile, 1939 Musée d’art de Tel-Aviv © ADAGP, Paris, 2019
Helena Rubinstein par Erwin Blumenfeld
New York, vers 1955
© The Estate of Erwin Blumenfeld

En 1958, elle a perdu successivement son époux et son fis cadet. Elle plonge dans de graves dépressions et entreprend de voyager en Australie, au Japon, à Hong Kong, à Moscou pour arriver en Israël où elle finance la construction du pavillon pour l’art contemporain du musée Tel Aviv à qui elle lèguera une partie de sa collection. Elle n’a jamais oublié les racines juives qui l’ont constituée.

Helena Rubinstein dans son appartement
new-yorkais, 1954
Collection Lilith Fass, Paris ; DR

L’exposition, grâce à de nombreux documents, dont de très nombreuses archives photographiques, le matériel publicitaire de la marque incroyablement novateur, des robes et bijoux signés Dior ou Chanel, des pièces de sa collection de peintures et de sculptures, des interviews filmées, nous permettent de prendre la dimension de la femme d’affaires qu’elle était, de la femme de goût qu’elle fut et de sa vision de LA femme qu’elle voulait belle, indépendante et libre.

Un magnifique catalogue accompagne l’exposition (co-édition mahJ Flammarion) 

Helena Rubinstein, L’aventure de la beauté, jusqu’au dimanche 25 août 2019, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme www.mahj.org

Pierre Jamet, photographe humaniste

Dina Vierny, 1937

Connaissez vous Pierre Jamet ? Le cas échéant, vous faites partie d’un tout petit cercle de privilégiés qui savent déjà beaucoup de choses sur lui. Si ce n’est pas encore le cas, vous avez quinze jours pour courir jusqu’à Gif sur Yvette, au Château du Val Fleury, découvrir une superbe exposition, Eclatante Jeunesse, qui rassemble une centaine de ses photos provenant de la collection de sa fille, Corinne Jamet-Vierny.

Au bain, 1937

Qui est Pierre Jamet ? Né en 1910, Pierre a développé deux passions à l’adolescence : la photographie (il achète son premier appareil photo à l’âge de 14 ans) et la chanson. A 20 ans, il pratique plusieurs métiers pour gagner sa vie : radio dans la marine marchande, dactylo, modèle, danseur, figurant puis il devient directeur d’une colonie de vacances dans le hameau de Grand Village à Belle Ile en mer en 1930, où il recevra, entre autres, quelques enfants qui deviendront célèbres comme Mouloudji et Daniel Filipacchi.

Mouloudji, 1937

Il est déjà très engagé dans le mouvement culturel lié au Parti Communiste. A partir de 1933, il se consacre de la chorale de l’AEAR (Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires) où il chante comme ténor. Dans ce cadre, il rencontre plusieurs personnalités qui resterons ses amis pour la vie, dont la belle Dina Aïbinder, plus connue sous le nom de Dina Vierny, muse du sculpteur Aristide Maillol et plus tard fondatrice du Musée Maillol à Paris. 

Dina, 1936

Dès 1936, Pierre Jamet participe à l’essor des Auberges de jeunesse, initiées par Léo Lagrange, alors ministre de la jeunesse, développées dans l’enthousiasme du Front Populaire et des congés payés. Dans ce cadre, il recrute une vingtaine de jeunes gens qui ont environ 18 ans. Il a magnifiquement photographié ce « Groupe 18 ans » et ces ajistes, les membres des Auberges de Jeunesse, si heureux de vivre cette période intense. La liberté, la joie de vivre, le goût de la nature, la musique, la marche sont autant d’éléments d’une vie fraternelle que les photos nous restituent avec éclat, dans un noir et blanc magnifique. Elles  constituent la première partie de l’exposition et répondent sans conteste à son titre Eclatante jeunesse. Comme Dina, membre du Groupe, certains d’entre eux, juifs d’Europe de l’Est, venaient du groupe de jeunesse socialiste Les Faucons Rouges. Voir leur bonheur sur les photos de Pierre Jamet est d’autant plus poignant qu’une partie d’entre eux disparaitra dans les camps nazis, à l’instar de son ami Lucien Braslavsky, déporté à Auschwitz en 1942, à l’âge de 22 ans. Corinne Jamet nous permet de lire un poème bouleversant de « Lubra », Les copains, retranscrit par son père et mis en valeur au coeur de l’exposition dans la typographie manuscrite de Pierre Jamet.

Chahut à l’auberge, 1937

Ces clichés, au-delà de leur grande qualité artistique, constituent un témoignage social et historique très précieux.

pelle et seau, Belle Ile, 1949

La deuxième partie de l’exposition révèle d’autres facettes de la vie riche de rencontres de Pierre Jamet. Se situant toujours en photographe amateur, ses photos sont contagieuses de chaleur, de joie et d’émotion. « Si j’aime tant la photographie, ce doit être outre le plaisir de l’émotion et de la forme; pour le désir de prolonger l’éphémère et sauver l’instant », a t’il écrit. Qu’il photographie ses proches, dont sa fille enfant sur la plage de Belle-Ile, des anonymes ou des amis, il capte les mouvements et les moments avec force. Dans cette même période de l’entre deux guerres, il est proche de Prévert et du Groupe Octobre.

Jacques Prévert, 1947

Il publie des reportages dans l’hebdomadaire communiste Regards aux côtés de jeunes photographes qui se nomment Robert Capa, Chim ou Henri Cartier-Bresson. On peut bien entendu classer le travail de Jamet dans la catégorie de la photographie humaniste, aux côtés de Robert Doisneau, Willy Ronis ou Sabine Weiss. 

Après guerre, Pierre Jamet vivra de sa seconde passion, la chanson, en devenant l’un des membres du quatuor vocal Les Quatre Barbus.

femme, mer, plage, bain, 1933

Il est mort en 2000, n’ayant vu de son vivant qu’une vraie exposition de ses photos, en 1982, intitulée 1936 Au-devant de la vie.

Lisa et Fernand Fonssagrives, Ballets Weidt, Paris, 1934

Depuis 2009, Corinne Jamet, qui a inventorié et numérisé tout le fonds de son père, se consacre à la diffusion de son oeuvre qui mériterait une vraie et belle exposition parisienne. 

Exposition « Eclatante jeunesse » jusqu’au 28 avril 2019,
www.ville-gif.fr

Château du Val Fleury, allée du Val Fleury 91190 Gif-sur-Yvette

Plus d’ images de l’exposition :

M et Synonymes, des films en forme de cris

Deux film interrogent et bousculent la vision de la société israélienne. Il s’agit du documentaire de Yolande Zauberman M (en salles depuis le 20 mars) et de la fiction à fortes couleurs autobiographiques de Nadav Lapid, Synonymes (en salles le 27 mars).

Dans les deux cas, j’avoue avoir été relativement mal à l’aise lors de leurs visionnages, car ces deux films sont des cris. Les cris ne vous laissent pas indemnes puisqu’ils disent une souffrance. Et ces deux films puissants « travaillent » l’esprit longuement après les avoir vus.

M nous entraîne sur les pas d’un homme, Menahem, qui dès la première image, crie et chante ses blessures en yiddish sur une plage de Tel Aviv. Il se présente à la caméra de Yolande Zauberman et à nos yeux comme un pornokid, un enfant dévolu au « plaisir des autres hommes ». Nous prenons la route de Bneï Brak, une ville de 180 000 habitants à vingt kilomètres de Tel Aviv qui regroupe plusieurs communautés de Haredim (en hébreu les « Craignant-Dieu »), les plus ultra des ultra-orthodoxes. C’est là que Menahem a grandi et a subi plusieurs viols, enfant puis jeune adolescent, de la part de rabbins ou de professeurs à la yeshiva (maison d’études), qui gagnaient la confiance d’un garçon en déficit de tendresse paternelle. Dans la nuit de ce monde apparemment masculin (les femmes font des enfants et sont à la maison), dans la nuit qui rend l’atmosphère particulièrement intense, Menahem et la cinéaste partent à la recherche des violeurs et ce faisant nous invitent dans plusieurs conversations qui se nouent au fil de ces rencontres nocturnes. Il n’y a pas de retenus dans ce qui se dit, se révèle, et nous apprenons que le viol sur de jeunes enfants est, et a été, presque banal dans cette communauté, dans les lieux d’études ou dans les familles. Nous comprenons aussi que ces hommes, qui sont heureux de pouvoir en parler librement, sont obsédés par le cercle vicieux qui pourrait faire d’eux des violeurs. Nous comprenons enfin que pour beaucoup d’entre eux, dont Menahem, cette blessure, cette honte, ce silence, ont cabossé leurs vies à jamais et interrogé leur sexualité, la rendant éventuellement ambivalente : Menahem préfère les transsexuelles, confit-il à la caméra. 

 de Yolande Zauberman

Ce qui est très troublant dans ce film, c’est la beauté que Yolande Zauberman réussit à faire émaner de ce monde si fermé, celui des ses ancêtres, et le plaisir qu’elle a eu à les filmer, comme elle l’a raconté :  « Un plaisir insensé. Et tous les gens qui étaient avec nous ont eu un plaisir incroyable à marcher dans les rues, à être confronté à cette vitalité. Ce n’est pas un monde bourgeois, c’est un monde qui vit jour et nuit dans l’étude. Quand Menahem arrive et qu’il se met à chanter, tout le monde se met à chanter avec lui. Les gens n’ont pas de télé, pas de radio, pas de cinéma. Donc c’est ce qui se passe à la synagogue et dans la rue qui devient le spectacle. Je souriais tout le temps quand je filmais et ce sourire et le yiddish que je parle a été une porte d’entrée formidable. Ce monde, je le regardais de l’extérieur jusque-là. J’éprouvais une forme de fascination et en même temps de répulsion. En y entrant avec Menahem, c’est-à-dire à travers une blessure, c’est tout mon amour qui a pu s’exprimer. » Le malaise que j’ai ressenti en voyant ce film vient de là : la fascination de la réalisatrice pour ce milieu orthodoxe qui lui ouvre ses portes alors qu’elle documente des vies détruites, un monde où les hommes et les femmes sont tellement séparés par les lois du Talmud, un monde où finalement le plaisir est recherché dans la faute. 

Israël qu’évoque Nadav Lapid à travers son personnage, Yoav, jeune Israélien fraichement débarqué à Paris et aussitôt dénudé dans tous les sens du terme par le vol de ses affaires, est d’un autre ordre. Ce (beau) garçon, interprété par Tom Mercier, rêve d’une France idéale, qui pourrait le sauver de son pays dont il a décidé de fuir le destin. Il veut devenir français, comme l’empereur Napoléon qu’il idolâtre. Son amitié avec un couple de jeunes bourgeois un peu (pas vraiment) bohème, Emile et Caroline (Quentin Domaire et Louise Chevillotte), va l’aider à endosser ses habits neufs d’amoureux de Paris. Dans son grand manteau ocre, il traverse la ville les yeux baissés, la caméra n’osant pas rivaliser avec les maîtres de cinéma de Nadav Lapid (Godard, Carax, Truffaut…) à filmer la beauté de la ville. Ces yeux baissés représentent aussi pour le cinéaste le choix de son héros de ne pas voir mais de ressentir Paris.

Yoav acquiert très vite à son arrivée en France un dictionnaire français/français, refusant désormais de prononcer un seul mot en hébreu. Il invente sa «langue bizarre », comme la définit le personnage de Caroline et aime égrener les synonymes. C’est ainsi qu’il qualifiera Israël de « méchant, obscène, ignorant, hideux, vieux, sordide, grossier, abominable, fétide, lamentable, répugnant, détestable, abruti, étriqué, bas d’esprit ». Rien que çà !

Tom Mercier dans Synonymes de Nadav Lapid

Cette énumération est le cri de Yoav/Nadav à l’encontre d’Israël, son pays, à qui il reproche, à travers l’histoire mythologique d’Hector et d’Achille, de n’avoir « pas le droit de perdre ». Il veut s’identifier au perdant, à contrario de l’image du héros victorieux qui serait la norme israélienne obligatoire. Il illustre cette critique par des jeunes israéliens en charge de la sécurité de lieux juifs ou israéliens à Paris, « mélange d’hommes forts, violents et fidèles à leur pays, sans ressentir de doutes, sans réserve ». Sa mise en question de l’identité israélienne s’incarne, entre autre, dans la critique du service militaire, activité fondatrice de « l’âme collective israélienne contemporaine ».

Tout comme Nadav Lapid n’a finalement pas trouvé d’issue à Paris dans les années 2000, Yoav va rentrer en Israël. «  A la suite de l’illusion, il y a la désillusion », a dit le cinéaste, « Il se rend compte que la France et Israël sont peut être aussi des synonymes ». Et il conclut : « J’espère que les gens pourront comprendre que la fureur, la rage, l’hostilité, la haine et le mépris arrivent seulement entre frères et sœurs, quand il y a un attachement solide et de fortes émotions ». A vous de le comprendre, comme finalement je l’ai compris.

M de Yolande Zauberman, 1h46,  France – 2018, Synonymes de Nadav Lapid, 2h03 – France – 2018


Hammershøi, le maître de la peinture danoise.

Il y a une bonne nouvelle à Paris depuis le 14 mars : une exposition consacrée au peintre Hammershøi, sous titrée « Le maître de la peinture danoise ». C’est la première exposition parisienne de l’artiste depuis celle qui lui avait été consacrée à Orsay en 1997 et où les espaces, il faut le souligner, étaient beaucoup plus adaptés que ceux du Musée Jacquemard André, trop exigus, ne permettant pas assez de recul pour admirer les oeuvres, d’autant plus que les visiteurs sont nombreux. Ce succès est heureux car l’univers en gris et blanc du peintre est tout simplement intriguant, envoutant, merveilleux.

Né en 1864, Vilhelm Hammershøi était tombé dans l’oubli après sa mort (1916), excepté dans les pays nordiques. Son oeuvre a été redécouverte dans les années 1990 et Hammershøi est désormais considéré comme « le Veermeer du XXème siècle et reconnu comme un artiste de la lumière et du silence ».

Vilhelm Hammershøi, Intérieur avec un pot de fleurs, Bredgade 25, 1910 – 1911, Malmö Konstmuseum, Suède © Vilhelm Hammershøi /Matilda Thulin / Malmö Art Museum

L’exposition présentée à Paris permet un regard sur l’ensemble de son oeuvre et illustre ses liens artistiques avec son entourage : sa mère Frederikke, qui a encouragé et soutenu son fils toute sa vie, sa fiancée, Ida, qui devient ensuite son épouse, son principal modèle (elle succède par là à la soeur de Wilhelm qui posa d’abord pour lui), son beau-frère Peter Ilsted- le frère d’Ida-, son frère Svend Hammershøi et son ami Carl Holsøe. Les toiles de ces trois derniers sont mises en regard de celles de Wilhelm et témoignent de leurs points communs et de leurs différences. Les points communs sont contenus dans les thématiques abordées, en particulier les intérieurs, un thème en vogue au début du XXème siècle chez les peintres danois, mais aussi les paysages citadins. Il est frappant d’observer leurs différences formelles : la palette des toiles d’Hammershøi est plus douce, plus éteinte, plus froide alors que ses proches choisissent de rendre des atmosphères plus chaleureuses. Hier les toiles d’Hammershøi ne trouvaient pas acquéreurs. Aujourd’hui leur dépouillement et leur radicalité confèrent à l’artiste une puissance bien supérieure et une modernité absolue.

Vilhelm Hammershøi Rayons de soleil, 1900, Copenhague, Odrupgaard

Le dépouillement est l’une des caractéristiques d’Hammershøi. Que ce soit les images des appartements qu’il aime peindre ou des paysages, nul détails n’encombrent l’angle qu’il choisit. Aucune bagatelle pittoresque dans ses paysages, pas de présence humaine…Très peu d’éléments de décor dans les appartements : le regard se concentre sur les perspectives (les portes qui ouvrent sur une autre pièce comme Intérieur avec une femme debout ou Intérieur, Standgade 30,1901), une silhouette au loin ou, le plus souvent, une silhouette de dos (Hvile, dit aussi Repos,1905), un poêle (La porte blanche (Intérieur au vieux poêle), 1888), une table recouverte d’une simple nappe (Intérieur avec une femme de dos, 1898), d’une tasse et d’une cafetière (Intérieur, Standgade 30,1899) ou d’un pot de fleurs (Intérieur avec un pot de fleurs, Bredgade 25, 1910-1911)…Mais surtout la lumière, incomparable, qui se reflète pour nous à travers une fenêtre (Rayons de soleil, 1900, Intérieur rayon de soleil sur le sol, 1906), un rideau (Intérieur avec un jeune homme lisant, 1898) ou tout simplement sur un mur (Rayon de soleil dans le salon, III, 1903). Un émerveillement.

Hammershøi, Le maître de la peinture danoise.

Musée Jacquemart-André 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris

Jusqu’au 22 juillet. Le musée est ouvert tous les jours. Il est recommandé d’acheter son billet en ligne, ce qui évite de faire la queue. Eviter les weekend !

ISIDORE ISOU et STEPHANE MANDELBAUM

Connaissez-vous Isidore Isou ? Pensez-vous le connaître ? Dans tous les cas, l’exposition monographique qui lui est consacrée au Centre Pompidou jusqu’au 20 mai prochain vous aidera évidemment à répondre à ces questions.

Isidore Isou Traité de bave et d’éternité 1951 Film cinématographique 35 mm noir et blanc, sonore, 123’25 durée 123’25” Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou, MNAM-CCI Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP

D’entrée, le parcours annonce l’ambition du jeune homme de 22 ans, arrivé à Paris de sa Roumanie natale deux ans plus tôt : « C’est un Nom et non un maître que je veux être ». Le ton est donné.

Né Isou Goldstein, le 29 janvier 1925 à Bostosani en Roumanie, il rejoint clandestinement Paris en 1945 et impose très rapidement ses convictions, voire ses théories avant-gardistes. Il fonde en1946 le lettrisme, mouvement poétique dont il jette les bases théoriques dans L’Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, publié chez Gallimard avec le soutien de Raymond Queneau et de Jean Paulhan en1947. Il y décrit la phase de décomposition dans laquelle la poésie est entrée depuis Baudelaire et déclare l’avènement de la lettre comme remède unique à ce mal littéraire. La lettre, et plus généralement le signe, vont constituer ainsi la base d’un renouvellement total des arts. 

Le lettrisme a donné et donne toujours lieu à des analyses très savantes. Cette chronique, quoique documentée, en restera à une appréhension émotionnelle mêlée d’admiration.

Dès 1946, Isou comprend (déjà !), en interrompant une conférence de Michel Leiris liée à Tristan Tzara au Théâtre du Vieux Colombier, l’importance du geste médiatique pour faire connaitre son mouvement et, par la même, sa rupture avec d’autres mouvements artistiques tels Dada et le surréalisme. Avec son sens de l’entrisme et du tohu-bohu, le groupe lettriste renouvellera les irruptions scandaleuses dans divers hauts lieux de la vie intellectuelle et artistique de Saint-Germain des Prés. Cette pratique provocatrice fait partie de son mode d’intervention tout comme les déclamations poétiques sur les tables du Tabou. La revue La Dictature lettriste affirme sans détour son organisation comme « le seul mouvement d’avant-d’avant-garde artistique contemporain ».

« Cris pour 5 000000 de Juifs égorgés » (1947) est l’une des premières oeuvres graphique d’Isou, rappelant l’extermination récentes des Juifs d’Europe et sa mémoire familiale. La superposition des écritures manuscrites inaugurent les recherches « métagraphiques » et « hypergraphiques » qu’il va explorer avec ses complices Gabriel Pomerand (né Pomerans) puis Maurice Lemaître (né Moïse Bismuth) et qu’ils vont étendre à ensuite l’ensemble des arts. Guy Debord, fondateur de l’Internationale situationniste, rejoindra fugitivement le groupe avant une rupture idéologique profonde.

Isidore Isou, Réseau centré M67 1961 Huile sur toile, 73 x 60 cm Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou, MNAM-CCI Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP

La série des Journaux des Dieux (1950) puis celle des Nombres (1952) sont des réalisations dites « métagraphiques »,sortes de livres vivants qui remettent en question les supports conventionnels de chaque discipline artistique en utilisant des alternances de pictogrammes, de mots, des lettres de l’alphabet grec et latin quelquefois entremêlées de partitions musicales. Les poèmes ainsi composés suivant le principe de rébus échappent à la lecture traditionnelle. On descelle dans les œuvres présentées, que ce soit les peintures hypergraphiques ou la série Amos ou introduction à la metagraphologie –dans lesquelles photos, signes typographiques, lettres de l’alphabet grec se superposent- une modernité graphique et esthétique qui influencera ou s’inscrira dans certaines pratiques artistiques de la seconde moitié du 20ème siècle. Témoin l’exposition de 1963 à la galerie Valérie Schmidt, où Isou et les lettristes exposent aux côtés de Jean Degottex, Hans Hartung, Georges Mathieu, Pierre Soulages ou Zao Wou-Ki, tentant une « réconciliation » avec d’autres « peintres du signe ». 

Ce qui frappe en visitant l’exposition, c’est l’extraordinaire palette de supports utilisés par le Groupe pour exprimer cette nouvelle lecture et vision du monde. L’entreprise est immense : les arts plastiques, l’architecture, la politique, l’économie, les mathématiques, la médecine, la psychologie ou l’érotologie sont abordés.

Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité 1951 Film cinématographique 35 mm noir et blanc, sonore, durée 123’25” Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou, MNAM-CCI Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP

Mais aussi le cinéma avec en particulier le film d’Isou devenu culte «Traité de bave et d’éternité », présenté dans le parcours, réalisé en1951, produit par Marc’O, à qui on devra plus tard le film Les Idoles, film sorti en 1968. 

Le lien entre le mouvement lettriste et celui de 68 n’est du reste pas absent car dans tous les domaines où la prescience d’Isou se manifeste, celui de la théorie politique accorde un place cruciale à la jeunesse. Dans son Traité d’économie nucléaire : le soulèvement de la jeunesse, il appelle les jeunes à la construction d’une société « paradisiaque et créative ». Et si l’on en croit Fabrice Flahutez, l’un des auteurs du catalogue de l’exposition, le rôle du lettrisme est « l’une des pierres angulaires de l’édifice artistique des années 1960-1970 et une clé de lecture des enjeux historiques auxquels celui-ci s’est adossé ».

Isidore Isou s’est éteint le 28 juillet 2007 à l’âge de 82 ans. « Après ma mort, lorsque mon discours sera mieux entendu, le lettrisme ou l’isouisme (…) ne feront que s’emparer du monde », avait-il déclaré. Il n’est pas certain que cette prédiction se soit totalement réalisée mais comme toutes les avant-gardes ce mouvement a bousculé l’ordre établi et fait avancer la perception du monde.

Kischmatores (Arié Mandelbaum) 1982 Collection Géraldine et Emmanuel Poznanski, Bruxelles © Stéphane Mandelbaum © Roger Asselberghs /Adagp, Paris 2019

En sortant de l’exposition, il ne faut sous aucun prétexte rater celle qui lui fait face, consacrée à l’artiste Stéphane Madelbaum, né en 1961 d’un père juif et d’une mère arménienne, mort en 1986, à l’âge de 25 ans. Nous sommes tout simplement happés par la force de ses dessins qui racontent sa courte et fulgurante vie, réelle et imaginaire. A travers une série de portraits, dont des auto-portraits ouvrent le parcours, c’est à une œuvre autobiographique que nous sommes confrontés puisque le jeune Stéphane nous livre les représentations de quelques uns de ses héros dont son grand-père Szulim auprès de qui il s’est initié au yiddish et à la musique klezmer. Son père, Arié, peintre charismatique aux opinions libertaires, fait partie de son panthéon non loin d’Arthur Rimbaud, Pierre Goldman ou Pier Paolo Pasolini. Dans les dernières années de sa vie, Mandelbaum fréquente le quartier du « Matonge » à Bruxelles où il croise un monde de marginaux qui le fascine : prostituées, gangsters, proxénètes et à qui il consacre une série de dessins grands formats très forts.

Le destin de ses héros le rattrape. Il va se laisser entrainer dans le trafic d’art africain et dans plusieurs cambriolages dont celui, en 1986 du tableau de Mogliani La Femme au camée. Disparu, son corps est retrouvé en 1987 non loin de Namur. Il a été assassiné. 

Il faut remercier le Musée national d’art moderne et son directeur Bernard Blistène de nous faire découvrir cet artiste bouleversant par son œuvre si forte et son destin à la fois romanesque et tragique.

ISIDORE ISOU  

Catalogue de l’exposition, sous la direction de Nicolas Liucci-Goutnikov, 129 pages, éditions Centre Pompidou, 2019      

Manifestation organisée dans le cadre de la Saison France-Roumanie, 2019 

STEPHANE MANDELBAUM


Catalogue de l’exposition, coéditions Centre Pompidou/éditions Dilecta, 2019

Centre Pompidou ,GALERIE DU MUSÉE, NIVEAU 4 , Jusqu’au 20 mai 2019 

ROUX ! De Jean-Jacques Henner à Sonia Rykiel

Jean-Jacques Henner, La Liseuse, 1883
Huile sur toile, 94 × 123 cm
Paris, musée d’Orsay, en dépôt au musée national Jean-Jacques Henner© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Le roux est il une couleur ? L’exposition qui se poursuit actuellement au Musée Jean-Jacques Henner semble le revendiquer clairement puisqu’elle proclame fièrement son titre : Roux !

«Les lumières jettent sur les chevelures des rousses des reflets d’incendie et fait valoir le grain satiné de la peau. La lueur fauve, couleur d’or, est la plus vivante, la plus vibrante, la plus discrète aussi par conséquent la plus harmonique et la plus belle ». Ainsi s’exprimait avec fouge l’essayiste Henri Roujon au sujet des œuvres de Jean-Jacques Henner.

J’avoue humblement avoir ignoré jusqu’à ce jour l’existence de l’académicien Henri Roujon (1853-1914) qui a pourtant laissé à la postérité, entre autres ouvrages, cinq volumes sur « Les Peintres illustres » !

Jean-Jacques Henner, Andromede, © RMN-Grand Palais / Franck Raux

J’avoue également très peu connaître l’œuvre du peintre Jean-Jacques Henner, hormis quelques toiles vues à Orsay. La visite de cette exposition constitue une très belle surprise. J’ai appris qu’Henner était né en Alsace en 1829 (quelques toiles dans le parcours illustre son attachement à sa terre natale), qu’il fut Prix de Rome en 1858, puis mena à partir des années 1870 la carrière d’un artiste à succès et d’un portraitiste recherché. Le Petit Palais lui a consacré une salle en 1906, un an après sa mort puis sa nièce, Marie Henner, a acquis en 1921 un hôtel particulier au 43 de l’avenue de Villiers pour en faire un musée dédié à l’œuvre de son oncle. Elle fit don à l’Etat français de quelques quatre cent quatre peintures ainsi que des meubles et objets ayant appartenus au peintre. Le musée a ouvert ses portes en 1924. 

Réaménagé et réouvert depuis 2016, il met en valeur trois cent oeuvres, objets et documents qui retracent la vie et le parcours artistique de Jean-Jacques Henner.

Jean-Jacques Henner La Comtesse Kessler, vers 1886 Huile sur toile, 109 × 69,5 cm
© RMN-Grand Palais / Franck Raux

Ce qui m’a encouragé à pousser les portes de ce joli hôtel particulier niché au coeur du 17ème arrondissement, n’est pas la notoriété du peintre mais le sujet de l’exposition. Roux ! Voilà une bonne idée. Mais pourquoi ici ? 

Jean-Jacques HennerHérodiade, vers 1887Huile sur carton collé sur toile, 109 × 68,5 cm© RMN-Grand Palais / Franck Raux

La réponse s’égrène tout au long de la visite, belle occasion de découvrir les trois niveaux de la maison sur lesquels sont déployées les rousseurs du peintre et plus. Jean-Jacques Henner était un admirateur de cette couleur, le roux, qu’il utilisera tout au long de sa carrière, constituant ainsi sa signature, sa singularité parmi les artistes de son temps. D’autres pourtant, dont Renoir, Manet, Degas ou Toulouse Lautrec ont aimé peindre des chevelures rousses. En témoignent quelques toiles de ses contemporains dont Jules Cheret, Carolus-Duran ou Edgar Maxence exposées dans le parcours. Mais chez Henner, le roux est une véritable couleur qu’il utilise éventuellement sur toute la toile ou seulement pour les cheveux, faisant ainsi ressortir la pâleur de la peau ou la force du regard de ses modèles. Idylle, Hérodiade, Andromèdela Comtesse Kessler, La Liseuse sont parmi ses toiles qui ont retenu notre attention. La présentation de sanguines dans un petit cabinet du deuxième étage ou ses croquis et esquisses accrochés dans le magnifique atelier du dernier niveau mettent encore plus en valeur sa couleur de prédilection. Sujets mythologiques, portraits nus ou pas, sensualité des corps laiteux, intriguant Christ roux… autant de découvertes qui aident à révéler la personnalité attachante et le talent de ce peintre.

Jean-Paul Gaultier, création spéciale pour Sonia Rykiel,  2008, collection privée (c) Jean-Paul Gaultier

L’exposition ne se contente pas de nous faire découvrir l’artiste. Elle sociologise le sujet par plusieurs entrées. D’une part en mettant en regard Henner avec le travail d’artistes actuels, telle la photographe Geneviève Boutry, d’autre part en parsemant le parcours de citations sur l’ambivalence de cette couleur en pointant les préjugés qu’elle a pu inspirer (« couleur des démons, du renard, de la fausseté et de la trahison », Michel Pastoureau), ses multiples représentations depuis la culture extra- européenne, témoins de très beaux masques de Papouasie Nouvelle Guinée, à la littérature enfantine avec Poil de Carotte ou Spirou; enfin, c’est en rappelant la revendication du roux par Sonia Rykiel et des créateurs de mode tels Jean-Charles de Castelbajac, Jean-Paul Gaultier ou Martin Margiela qui lui ont rendu hommage, que l’actualité de cette couleur éclate. Sonia Rykiel rousse comme il n’est pas permis avait fait de cette différence un pouvoir. Le pont est établi entre l’oeuvre de Jean-Jacques Henner, la modernité et la permanence de la rousseur.

Roux! De Jean-Jacques Henner à Sonia Rykiel
jusqu’au  20 mai 2019
Musée national Jean-Jacques Henner
43 avenue de Villiers 75017 Paris           musee-henner.fr

ISAAC, les fictions d’origine 


Isaac, le premier récit de Léa Veinstein, est une enquête et une quête.

Enquête sur son arrière grand-père à qui elle (re)donne un prénom, quête de ses origines familiales, de la mémoire familiale, de son identité. Isaac est aussi une adresse à son père, très présent dans cette double investigation.

En choisissant d’écrire à la première personne, Léa Veinstein nous entraine dans ses pas, à la recherche de cet ancêtre dont elle a toujours (et seulement) su qu’il était rabbin. Lorsqu’on lui demandait si elle était juive, elle répondait, comme si cette déclaration suffisait à constituer une identité : « Mon arrière grand-père était rabbin ».

La première partie du livre nous conduit jusqu’à la synagogue de Neuilly, rue Ancelle, où Isaac Saweski, le père de sa grand-mère paternelle, fut d’abord hazan, celui qui chante (on dit aussi pompeusement ministre officiant), une sorte de numéro deux du rabbin. Pendant l’Occupation, Isaac remplaça le rabbin Meyers. Ce dernier, parti loin de Paris, fut rattrapé et déporté à Auschwitz. Léa découvre au fil de ses recherches que son arrière grand-père, resté à Neuilly pour perpétuer les offices de la synagogue, était détenteur d’une carte de légitimation, une garantie pour lui et sa famille d’être tenus en dehors de toute mesure d’internement. Cette découverte voile tout à coup Isaac d’un soupçon de collaboration, dont, sans doute il ne fut rien. A cette occasion, l’auteur (nous) apprend que les synagogues parisiennes étaient restées ouvertes pendant la guerre jusqu’en 1944, même si fin 1943, le grand rabbin de France exhorta tous les Juifs à se cacher. 

En découvrant son arrière grand-père, Léa redécouvre sa famille. Elle comprend que Mamie Gâteaux, un « surnom qui ne lui allait pas du tout », vivait dans ce qu’on appelle la haine de soi. En rupture avec son père, elle se vivait comme une authentique bourgeoise parisienne, aux obscures origines alsacienne et protestante. Elle avait poussé si loin la fiction qu’elle avait aussi inventé un métier à son père, celui de prof de maths. On ne parle pas de ces choses là, disait-on dans la famille si l’on interrogeait d’éventuelles origines juives. Ce diktat avait apparemment été entendu par Gilles, l’oncle de Léa, qui avait préservé la volonté de camouflage et le dénis de toute identité juive de sa mère, Jacqueline, future Veinstein (on s’interroge tout de même sur le fait qu’elle ait épousé un juif…). Lorsqu’une voisine pieuse de ses grands-parents remet à Léa un tampon qui garantissait la « pureté » casher des viandes contrôlées par Isaac au moment de l’abattage rituel, elle comprend que son oncle s’était débarrassé auprès d’eux d’un objet dont la symbolique le gênait autant qu’il avait gêné sa mère, qui avait pourtant conservé la relique…Pour Léa ce tampon devient le signe d’un retour, « comme un héritage, mais aussi une responsabilité ». 

LEA VEINSTEIN @ JF PAGA

Son enquête va naturellement la conduire à une réflexion en profondeur sur sa propre identité. Elle qui, étudiante, fréquentait les cercles d’extrême gauche dans le sillage d’Alain Badiou, chez qui l’ambivalence envers Israël et les Juifs était notoire, constate que sa vie est « peu à peu ramenée vers le judaïsme ». Ses sujets d‘études, Walter Benjamin puis Kafka, son amour pour Solal dont la famille, juive pratiquante, lui fait  partager les rituels et les fêtes, son regard sur la part juive de sa famille et son travail au Mémorial de la Shoah, vont convoquer chez elle un mélange d’évidences et de questionnements, sinon de doutes, au cours du long du chemin qu’elle emprunte pour mieux comprendre (et décider ?) qui elle est. 

La question de la conversion se pose à elle, en particulier au moment où le projet de son mariage avec Solal prend forme. Mais l’exemple d’une camarade, avec qui elle partage des cours d’hébreu, la décourage. Pourquoi, elle qui n’est pas croyante, entreprendrait-elle tout ce périple, d’autant plus que le bain rituel, le mikve, ultime étape du processus, la repousse ? Séduite par la modernité du rabbin Delphine Horviller, elle examine à nouveau l’hypothèse de la conversion, qui deviendrait chez les libéraux la belle idée d’une confirmation. Passé un instant de tentation, elle renonce. Après tout, le mariage civil sera suivi d’une fête où le verre sera cassé, les mariés et les parents portés sur des chaises et où tout le monde criera Mazel Tov !

A la veille de leur voyage de noces en Israël, les amoureux apprennent qu’ils vont devenir parents. A son bonheur se mêlent à nouveau pour Léa questionnements et ambivalences. L’enfant est juif par sa mère dit la religion juive. Que sera notre enfant ? Comment, se sentant juive, peut elle réconcilier la contradiction entre « être juif » et tenir une distance vis à vis de la pratique de la religion ? Léa peut-elle, comme Ingeborg Bachmann (une amoureuse de Paul Celan) ou comme sa propre mère, non-juive,  mais qui a connu son premier mari dans un kibboutz quand elle avait vingt ans, dire : « Je suis juive de coeur »  ? 

Léa aura un garçon. Son livre ne dit pas s’il sera finalement circoncis. Mais quelle plus belle image pouvait clore ce texte que celle du petit homme qui, lors de ses premiers pas, sort une kippa de sa boîte et la pose maladroitement sur sa tête ? 

A l’heure où l’antisémitisme sévit encore et encore, Isaac est un texte d’autant plus bouleversant. 

Lea Veinstein sera en 2020 commissaire d’une exposition au Mémorial de la Shoah consacré aux derniers survivants. 

Isaac de Léa Veinstein, 144 pages, éditions Grasset, 2019

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