M et Synonymes, des films en forme de cris

Deux film interrogent et bousculent la vision de la société israélienne. Il s’agit du documentaire de Yolande Zauberman M (en salles depuis le 20 mars) et de la fiction à fortes couleurs autobiographiques de Nadav Lapid, Synonymes (en salles le 27 mars).

Dans les deux cas, j’avoue avoir été relativement mal à l’aise lors de leurs visionnages, car ces deux films sont des cris. Les cris ne vous laissent pas indemnes puisqu’ils disent une souffrance. Et ces deux films puissants « travaillent » l’esprit longuement après les avoir vus.

M nous entraîne sur les pas d’un homme, Menahem, qui dès la première image, crie et chante ses blessures en yiddish sur une plage de Tel Aviv. Il se présente à la caméra de Yolande Zauberman et à nos yeux comme un pornokid, un enfant dévolu au « plaisir des autres hommes ». Nous prenons la route de Bneï Brak, une ville de 180 000 habitants à vingt kilomètres de Tel Aviv qui regroupe plusieurs communautés de Haredim (en hébreu les « Craignant-Dieu »), les plus ultra des ultra-orthodoxes. C’est là que Menahem a grandi et a subi plusieurs viols, enfant puis jeune adolescent, de la part de rabbins ou de professeurs à la yeshiva (maison d’études), qui gagnaient la confiance d’un garçon en déficit de tendresse paternelle. Dans la nuit de ce monde apparemment masculin (les femmes font des enfants et sont à la maison), dans la nuit qui rend l’atmosphère particulièrement intense, Menahem et la cinéaste partent à la recherche des violeurs et ce faisant nous invitent dans plusieurs conversations qui se nouent au fil de ces rencontres nocturnes. Il n’y a pas de retenus dans ce qui se dit, se révèle, et nous apprenons que le viol sur de jeunes enfants est, et a été, presque banal dans cette communauté, dans les lieux d’études ou dans les familles. Nous comprenons aussi que ces hommes, qui sont heureux de pouvoir en parler librement, sont obsédés par le cercle vicieux qui pourrait faire d’eux des violeurs. Nous comprenons enfin que pour beaucoup d’entre eux, dont Menahem, cette blessure, cette honte, ce silence, ont cabossé leurs vies à jamais et interrogé leur sexualité, la rendant éventuellement ambivalente : Menahem préfère les transsexuelles, confit-il à la caméra. 

 de Yolande Zauberman

Ce qui est très troublant dans ce film, c’est la beauté que Yolande Zauberman réussit à faire émaner de ce monde si fermé, celui des ses ancêtres, et le plaisir qu’elle a eu à les filmer, comme elle l’a raconté :  « Un plaisir insensé. Et tous les gens qui étaient avec nous ont eu un plaisir incroyable à marcher dans les rues, à être confronté à cette vitalité. Ce n’est pas un monde bourgeois, c’est un monde qui vit jour et nuit dans l’étude. Quand Menahem arrive et qu’il se met à chanter, tout le monde se met à chanter avec lui. Les gens n’ont pas de télé, pas de radio, pas de cinéma. Donc c’est ce qui se passe à la synagogue et dans la rue qui devient le spectacle. Je souriais tout le temps quand je filmais et ce sourire et le yiddish que je parle a été une porte d’entrée formidable. Ce monde, je le regardais de l’extérieur jusque-là. J’éprouvais une forme de fascination et en même temps de répulsion. En y entrant avec Menahem, c’est-à-dire à travers une blessure, c’est tout mon amour qui a pu s’exprimer. » Le malaise que j’ai ressenti en voyant ce film vient de là : la fascination de la réalisatrice pour ce milieu orthodoxe qui lui ouvre ses portes alors qu’elle documente des vies détruites, un monde où les hommes et les femmes sont tellement séparés par les lois du Talmud, un monde où finalement le plaisir est recherché dans la faute. 

Israël qu’évoque Nadav Lapid à travers son personnage, Yoav, jeune Israélien fraichement débarqué à Paris et aussitôt dénudé dans tous les sens du terme par le vol de ses affaires, est d’un autre ordre. Ce (beau) garçon, interprété par Tom Mercier, rêve d’une France idéale, qui pourrait le sauver de son pays dont il a décidé de fuir le destin. Il veut devenir français, comme l’empereur Napoléon qu’il idolâtre. Son amitié avec un couple de jeunes bourgeois un peu (pas vraiment) bohème, Emile et Caroline (Quentin Domaire et Louise Chevillotte), va l’aider à endosser ses habits neufs d’amoureux de Paris. Dans son grand manteau ocre, il traverse la ville les yeux baissés, la caméra n’osant pas rivaliser avec les maîtres de cinéma de Nadav Lapid (Godard, Carax, Truffaut…) à filmer la beauté de la ville. Ces yeux baissés représentent aussi pour le cinéaste le choix de son héros de ne pas voir mais de ressentir Paris.

Yoav acquiert très vite à son arrivée en France un dictionnaire français/français, refusant désormais de prononcer un seul mot en hébreu. Il invente sa «langue bizarre », comme la définit le personnage de Caroline et aime égrener les synonymes. C’est ainsi qu’il qualifiera Israël de « méchant, obscène, ignorant, hideux, vieux, sordide, grossier, abominable, fétide, lamentable, répugnant, détestable, abruti, étriqué, bas d’esprit ». Rien que çà !

Tom Mercier dans Synonymes de Nadav Lapid

Cette énumération est le cri de Yoav/Nadav à l’encontre d’Israël, son pays, à qui il reproche, à travers l’histoire mythologique d’Hector et d’Achille, de n’avoir « pas le droit de perdre ». Il veut s’identifier au perdant, à contrario de l’image du héros victorieux qui serait la norme israélienne obligatoire. Il illustre cette critique par des jeunes israéliens en charge de la sécurité de lieux juifs ou israéliens à Paris, « mélange d’hommes forts, violents et fidèles à leur pays, sans ressentir de doutes, sans réserve ». Sa mise en question de l’identité israélienne s’incarne, entre autre, dans la critique du service militaire, activité fondatrice de « l’âme collective israélienne contemporaine ».

Tout comme Nadav Lapid n’a finalement pas trouvé d’issue à Paris dans les années 2000, Yoav va rentrer en Israël. «  A la suite de l’illusion, il y a la désillusion », a dit le cinéaste, « Il se rend compte que la France et Israël sont peut être aussi des synonymes ». Et il conclut : « J’espère que les gens pourront comprendre que la fureur, la rage, l’hostilité, la haine et le mépris arrivent seulement entre frères et sœurs, quand il y a un attachement solide et de fortes émotions ». A vous de le comprendre, comme finalement je l’ai compris.

M de Yolande Zauberman, 1h46,  France – 2018, Synonymes de Nadav Lapid, 2h03 – France – 2018


Hammershøi, le maître de la peinture danoise.

Il y a une bonne nouvelle à Paris depuis le 14 mars : une exposition consacrée au peintre Hammershøi, sous titrée « Le maître de la peinture danoise ». C’est la première exposition parisienne de l’artiste depuis celle qui lui avait été consacrée à Orsay en 1997 et où les espaces, il faut le souligner, étaient beaucoup plus adaptés que ceux du Musée Jacquemard André, trop exigus, ne permettant pas assez de recul pour admirer les oeuvres, d’autant plus que les visiteurs sont nombreux. Ce succès est heureux car l’univers en gris et blanc du peintre est tout simplement intriguant, envoutant, merveilleux.

Né en 1864, Vilhelm Hammershøi était tombé dans l’oubli après sa mort (1916), excepté dans les pays nordiques. Son oeuvre a été redécouverte dans les années 1990 et Hammershøi est désormais considéré comme « le Veermeer du XXème siècle et reconnu comme un artiste de la lumière et du silence ».

Vilhelm Hammershøi, Intérieur avec un pot de fleurs, Bredgade 25, 1910 – 1911, Malmö Konstmuseum, Suède © Vilhelm Hammershøi /Matilda Thulin / Malmö Art Museum

L’exposition présentée à Paris permet un regard sur l’ensemble de son oeuvre et illustre ses liens artistiques avec son entourage : sa mère Frederikke, qui a encouragé et soutenu son fils toute sa vie, sa fiancée, Ida, qui devient ensuite son épouse, son principal modèle (elle succède par là à la soeur de Wilhelm qui posa d’abord pour lui), son beau-frère Peter Ilsted- le frère d’Ida-, son frère Svend Hammershøi et son ami Carl Holsøe. Les toiles de ces trois derniers sont mises en regard de celles de Wilhelm et témoignent de leurs points communs et de leurs différences. Les points communs sont contenus dans les thématiques abordées, en particulier les intérieurs, un thème en vogue au début du XXème siècle chez les peintres danois, mais aussi les paysages citadins. Il est frappant d’observer leurs différences formelles : la palette des toiles d’Hammershøi est plus douce, plus éteinte, plus froide alors que ses proches choisissent de rendre des atmosphères plus chaleureuses. Hier les toiles d’Hammershøi ne trouvaient pas acquéreurs. Aujourd’hui leur dépouillement et leur radicalité confèrent à l’artiste une puissance bien supérieure et une modernité absolue.

Vilhelm Hammershøi Rayons de soleil, 1900, Copenhague, Odrupgaard

Le dépouillement est l’une des caractéristiques d’Hammershøi. Que ce soit les images des appartements qu’il aime peindre ou des paysages, nul détails n’encombrent l’angle qu’il choisit. Aucune bagatelle pittoresque dans ses paysages, pas de présence humaine…Très peu d’éléments de décor dans les appartements : le regard se concentre sur les perspectives (les portes qui ouvrent sur une autre pièce comme Intérieur avec une femme debout ou Intérieur, Standgade 30,1901), une silhouette au loin ou, le plus souvent, une silhouette de dos (Hvile, dit aussi Repos,1905), un poêle (La porte blanche (Intérieur au vieux poêle), 1888), une table recouverte d’une simple nappe (Intérieur avec une femme de dos, 1898), d’une tasse et d’une cafetière (Intérieur, Standgade 30,1899) ou d’un pot de fleurs (Intérieur avec un pot de fleurs, Bredgade 25, 1910-1911)…Mais surtout la lumière, incomparable, qui se reflète pour nous à travers une fenêtre (Rayons de soleil, 1900, Intérieur rayon de soleil sur le sol, 1906), un rideau (Intérieur avec un jeune homme lisant, 1898) ou tout simplement sur un mur (Rayon de soleil dans le salon, III, 1903). Un émerveillement.

Hammershøi, Le maître de la peinture danoise.

Musée Jacquemart-André 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris

Jusqu’au 22 juillet. Le musée est ouvert tous les jours. Il est recommandé d’acheter son billet en ligne, ce qui évite de faire la queue. Eviter les weekend !

ISIDORE ISOU et STEPHANE MANDELBAUM

Connaissez-vous Isidore Isou ? Pensez-vous le connaître ? Dans tous les cas, l’exposition monographique qui lui est consacrée au Centre Pompidou jusqu’au 20 mai prochain vous aidera évidemment à répondre à ces questions.

Isidore Isou Traité de bave et d’éternité 1951 Film cinématographique 35 mm noir et blanc, sonore, 123’25 durée 123’25” Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou, MNAM-CCI Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP

D’entrée, le parcours annonce l’ambition du jeune homme de 22 ans, arrivé à Paris de sa Roumanie natale deux ans plus tôt : « C’est un Nom et non un maître que je veux être ». Le ton est donné.

Né Isou Goldstein, le 29 janvier 1925 à Bostosani en Roumanie, il rejoint clandestinement Paris en 1945 et impose très rapidement ses convictions, voire ses théories avant-gardistes. Il fonde en1946 le lettrisme, mouvement poétique dont il jette les bases théoriques dans L’Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, publié chez Gallimard avec le soutien de Raymond Queneau et de Jean Paulhan en1947. Il y décrit la phase de décomposition dans laquelle la poésie est entrée depuis Baudelaire et déclare l’avènement de la lettre comme remède unique à ce mal littéraire. La lettre, et plus généralement le signe, vont constituer ainsi la base d’un renouvellement total des arts. 

Le lettrisme a donné et donne toujours lieu à des analyses très savantes. Cette chronique, quoique documentée, en restera à une appréhension émotionnelle mêlée d’admiration.

Dès 1946, Isou comprend (déjà !), en interrompant une conférence de Michel Leiris liée à Tristan Tzara au Théâtre du Vieux Colombier, l’importance du geste médiatique pour faire connaitre son mouvement et, par la même, sa rupture avec d’autres mouvements artistiques tels Dada et le surréalisme. Avec son sens de l’entrisme et du tohu-bohu, le groupe lettriste renouvellera les irruptions scandaleuses dans divers hauts lieux de la vie intellectuelle et artistique de Saint-Germain des Prés. Cette pratique provocatrice fait partie de son mode d’intervention tout comme les déclamations poétiques sur les tables du Tabou. La revue La Dictature lettriste affirme sans détour son organisation comme « le seul mouvement d’avant-d’avant-garde artistique contemporain ».

« Cris pour 5 000000 de Juifs égorgés » (1947) est l’une des premières oeuvres graphique d’Isou, rappelant l’extermination récentes des Juifs d’Europe et sa mémoire familiale. La superposition des écritures manuscrites inaugurent les recherches « métagraphiques » et « hypergraphiques » qu’il va explorer avec ses complices Gabriel Pomerand (né Pomerans) puis Maurice Lemaître (né Moïse Bismuth) et qu’ils vont étendre à ensuite l’ensemble des arts. Guy Debord, fondateur de l’Internationale situationniste, rejoindra fugitivement le groupe avant une rupture idéologique profonde.

Isidore Isou, Réseau centré M67 1961 Huile sur toile, 73 x 60 cm Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou, MNAM-CCI Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP

La série des Journaux des Dieux (1950) puis celle des Nombres (1952) sont des réalisations dites « métagraphiques »,sortes de livres vivants qui remettent en question les supports conventionnels de chaque discipline artistique en utilisant des alternances de pictogrammes, de mots, des lettres de l’alphabet grec et latin quelquefois entremêlées de partitions musicales. Les poèmes ainsi composés suivant le principe de rébus échappent à la lecture traditionnelle. On descelle dans les œuvres présentées, que ce soit les peintures hypergraphiques ou la série Amos ou introduction à la metagraphologie –dans lesquelles photos, signes typographiques, lettres de l’alphabet grec se superposent- une modernité graphique et esthétique qui influencera ou s’inscrira dans certaines pratiques artistiques de la seconde moitié du 20ème siècle. Témoin l’exposition de 1963 à la galerie Valérie Schmidt, où Isou et les lettristes exposent aux côtés de Jean Degottex, Hans Hartung, Georges Mathieu, Pierre Soulages ou Zao Wou-Ki, tentant une « réconciliation » avec d’autres « peintres du signe ». 

Ce qui frappe en visitant l’exposition, c’est l’extraordinaire palette de supports utilisés par le Groupe pour exprimer cette nouvelle lecture et vision du monde. L’entreprise est immense : les arts plastiques, l’architecture, la politique, l’économie, les mathématiques, la médecine, la psychologie ou l’érotologie sont abordés.

Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité 1951 Film cinématographique 35 mm noir et blanc, sonore, durée 123’25” Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou, MNAM-CCI Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP

Mais aussi le cinéma avec en particulier le film d’Isou devenu culte «Traité de bave et d’éternité », présenté dans le parcours, réalisé en1951, produit par Marc’O, à qui on devra plus tard le film Les Idoles, film sorti en 1968. 

Le lien entre le mouvement lettriste et celui de 68 n’est du reste pas absent car dans tous les domaines où la prescience d’Isou se manifeste, celui de la théorie politique accorde un place cruciale à la jeunesse. Dans son Traité d’économie nucléaire : le soulèvement de la jeunesse, il appelle les jeunes à la construction d’une société « paradisiaque et créative ». Et si l’on en croit Fabrice Flahutez, l’un des auteurs du catalogue de l’exposition, le rôle du lettrisme est « l’une des pierres angulaires de l’édifice artistique des années 1960-1970 et une clé de lecture des enjeux historiques auxquels celui-ci s’est adossé ».

Isidore Isou s’est éteint le 28 juillet 2007 à l’âge de 82 ans. « Après ma mort, lorsque mon discours sera mieux entendu, le lettrisme ou l’isouisme (…) ne feront que s’emparer du monde », avait-il déclaré. Il n’est pas certain que cette prédiction se soit totalement réalisée mais comme toutes les avant-gardes ce mouvement a bousculé l’ordre établi et fait avancer la perception du monde.

Kischmatores (Arié Mandelbaum) 1982 Collection Géraldine et Emmanuel Poznanski, Bruxelles © Stéphane Mandelbaum © Roger Asselberghs /Adagp, Paris 2019

En sortant de l’exposition, il ne faut sous aucun prétexte rater celle qui lui fait face, consacrée à l’artiste Stéphane Madelbaum, né en 1961 d’un père juif et d’une mère arménienne, mort en 1986, à l’âge de 25 ans. Nous sommes tout simplement happés par la force de ses dessins qui racontent sa courte et fulgurante vie, réelle et imaginaire. A travers une série de portraits, dont des auto-portraits ouvrent le parcours, c’est à une œuvre autobiographique que nous sommes confrontés puisque le jeune Stéphane nous livre les représentations de quelques uns de ses héros dont son grand-père Szulim auprès de qui il s’est initié au yiddish et à la musique klezmer. Son père, Arié, peintre charismatique aux opinions libertaires, fait partie de son panthéon non loin d’Arthur Rimbaud, Pierre Goldman ou Pier Paolo Pasolini. Dans les dernières années de sa vie, Mandelbaum fréquente le quartier du « Matonge » à Bruxelles où il croise un monde de marginaux qui le fascine : prostituées, gangsters, proxénètes et à qui il consacre une série de dessins grands formats très forts.

Le destin de ses héros le rattrape. Il va se laisser entrainer dans le trafic d’art africain et dans plusieurs cambriolages dont celui, en 1986 du tableau de Mogliani La Femme au camée. Disparu, son corps est retrouvé en 1987 non loin de Namur. Il a été assassiné. 

Il faut remercier le Musée national d’art moderne et son directeur Bernard Blistène de nous faire découvrir cet artiste bouleversant par son œuvre si forte et son destin à la fois romanesque et tragique.

ISIDORE ISOU  

Catalogue de l’exposition, sous la direction de Nicolas Liucci-Goutnikov, 129 pages, éditions Centre Pompidou, 2019      

Manifestation organisée dans le cadre de la Saison France-Roumanie, 2019 

STEPHANE MANDELBAUM


Catalogue de l’exposition, coéditions Centre Pompidou/éditions Dilecta, 2019

Centre Pompidou ,GALERIE DU MUSÉE, NIVEAU 4 , Jusqu’au 20 mai 2019 

ROUX ! De Jean-Jacques Henner à Sonia Rykiel

Jean-Jacques Henner, La Liseuse, 1883
Huile sur toile, 94 × 123 cm
Paris, musée d’Orsay, en dépôt au musée national Jean-Jacques Henner© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Le roux est il une couleur ? L’exposition qui se poursuit actuellement au Musée Jean-Jacques Henner semble le revendiquer clairement puisqu’elle proclame fièrement son titre : Roux !

«Les lumières jettent sur les chevelures des rousses des reflets d’incendie et fait valoir le grain satiné de la peau. La lueur fauve, couleur d’or, est la plus vivante, la plus vibrante, la plus discrète aussi par conséquent la plus harmonique et la plus belle ». Ainsi s’exprimait avec fouge l’essayiste Henri Roujon au sujet des œuvres de Jean-Jacques Henner.

J’avoue humblement avoir ignoré jusqu’à ce jour l’existence de l’académicien Henri Roujon (1853-1914) qui a pourtant laissé à la postérité, entre autres ouvrages, cinq volumes sur « Les Peintres illustres » !

Jean-Jacques Henner, Andromede, © RMN-Grand Palais / Franck Raux

J’avoue également très peu connaître l’œuvre du peintre Jean-Jacques Henner, hormis quelques toiles vues à Orsay. La visite de cette exposition constitue une très belle surprise. J’ai appris qu’Henner était né en Alsace en 1829 (quelques toiles dans le parcours illustre son attachement à sa terre natale), qu’il fut Prix de Rome en 1858, puis mena à partir des années 1870 la carrière d’un artiste à succès et d’un portraitiste recherché. Le Petit Palais lui a consacré une salle en 1906, un an après sa mort puis sa nièce, Marie Henner, a acquis en 1921 un hôtel particulier au 43 de l’avenue de Villiers pour en faire un musée dédié à l’œuvre de son oncle. Elle fit don à l’Etat français de quelques quatre cent quatre peintures ainsi que des meubles et objets ayant appartenus au peintre. Le musée a ouvert ses portes en 1924. 

Réaménagé et réouvert depuis 2016, il met en valeur trois cent oeuvres, objets et documents qui retracent la vie et le parcours artistique de Jean-Jacques Henner.

Jean-Jacques Henner La Comtesse Kessler, vers 1886 Huile sur toile, 109 × 69,5 cm
© RMN-Grand Palais / Franck Raux

Ce qui m’a encouragé à pousser les portes de ce joli hôtel particulier niché au coeur du 17ème arrondissement, n’est pas la notoriété du peintre mais le sujet de l’exposition. Roux ! Voilà une bonne idée. Mais pourquoi ici ? 

Jean-Jacques HennerHérodiade, vers 1887Huile sur carton collé sur toile, 109 × 68,5 cm© RMN-Grand Palais / Franck Raux

La réponse s’égrène tout au long de la visite, belle occasion de découvrir les trois niveaux de la maison sur lesquels sont déployées les rousseurs du peintre et plus. Jean-Jacques Henner était un admirateur de cette couleur, le roux, qu’il utilisera tout au long de sa carrière, constituant ainsi sa signature, sa singularité parmi les artistes de son temps. D’autres pourtant, dont Renoir, Manet, Degas ou Toulouse Lautrec ont aimé peindre des chevelures rousses. En témoignent quelques toiles de ses contemporains dont Jules Cheret, Carolus-Duran ou Edgar Maxence exposées dans le parcours. Mais chez Henner, le roux est une véritable couleur qu’il utilise éventuellement sur toute la toile ou seulement pour les cheveux, faisant ainsi ressortir la pâleur de la peau ou la force du regard de ses modèles. Idylle, Hérodiade, Andromèdela Comtesse Kessler, La Liseuse sont parmi ses toiles qui ont retenu notre attention. La présentation de sanguines dans un petit cabinet du deuxième étage ou ses croquis et esquisses accrochés dans le magnifique atelier du dernier niveau mettent encore plus en valeur sa couleur de prédilection. Sujets mythologiques, portraits nus ou pas, sensualité des corps laiteux, intriguant Christ roux… autant de découvertes qui aident à révéler la personnalité attachante et le talent de ce peintre.

Jean-Paul Gaultier, création spéciale pour Sonia Rykiel,  2008, collection privée (c) Jean-Paul Gaultier

L’exposition ne se contente pas de nous faire découvrir l’artiste. Elle sociologise le sujet par plusieurs entrées. D’une part en mettant en regard Henner avec le travail d’artistes actuels, telle la photographe Geneviève Boutry, d’autre part en parsemant le parcours de citations sur l’ambivalence de cette couleur en pointant les préjugés qu’elle a pu inspirer (« couleur des démons, du renard, de la fausseté et de la trahison », Michel Pastoureau), ses multiples représentations depuis la culture extra- européenne, témoins de très beaux masques de Papouasie Nouvelle Guinée, à la littérature enfantine avec Poil de Carotte ou Spirou; enfin, c’est en rappelant la revendication du roux par Sonia Rykiel et des créateurs de mode tels Jean-Charles de Castelbajac, Jean-Paul Gaultier ou Martin Margiela qui lui ont rendu hommage, que l’actualité de cette couleur éclate. Sonia Rykiel rousse comme il n’est pas permis avait fait de cette différence un pouvoir. Le pont est établi entre l’oeuvre de Jean-Jacques Henner, la modernité et la permanence de la rousseur.

Roux! De Jean-Jacques Henner à Sonia Rykiel
jusqu’au  20 mai 2019
Musée national Jean-Jacques Henner
43 avenue de Villiers 75017 Paris           musee-henner.fr

ISAAC, les fictions d’origine 


Isaac, le premier récit de Léa Veinstein, est une enquête et une quête.

Enquête sur son arrière grand-père à qui elle (re)donne un prénom, quête de ses origines familiales, de la mémoire familiale, de son identité. Isaac est aussi une adresse à son père, très présent dans cette double investigation.

En choisissant d’écrire à la première personne, Léa Veinstein nous entraine dans ses pas, à la recherche de cet ancêtre dont elle a toujours (et seulement) su qu’il était rabbin. Lorsqu’on lui demandait si elle était juive, elle répondait, comme si cette déclaration suffisait à constituer une identité : « Mon arrière grand-père était rabbin ».

La première partie du livre nous conduit jusqu’à la synagogue de Neuilly, rue Ancelle, où Isaac Saweski, le père de sa grand-mère paternelle, fut d’abord hazan, celui qui chante (on dit aussi pompeusement ministre officiant), une sorte de numéro deux du rabbin. Pendant l’Occupation, Isaac remplaça le rabbin Meyers. Ce dernier, parti loin de Paris, fut rattrapé et déporté à Auschwitz. Léa découvre au fil de ses recherches que son arrière grand-père, resté à Neuilly pour perpétuer les offices de la synagogue, était détenteur d’une carte de légitimation, une garantie pour lui et sa famille d’être tenus en dehors de toute mesure d’internement. Cette découverte voile tout à coup Isaac d’un soupçon de collaboration, dont, sans doute il ne fut rien. A cette occasion, l’auteur (nous) apprend que les synagogues parisiennes étaient restées ouvertes pendant la guerre jusqu’en 1944, même si fin 1943, le grand rabbin de France exhorta tous les Juifs à se cacher. 

En découvrant son arrière grand-père, Léa redécouvre sa famille. Elle comprend que Mamie Gâteaux, un « surnom qui ne lui allait pas du tout », vivait dans ce qu’on appelle la haine de soi. En rupture avec son père, elle se vivait comme une authentique bourgeoise parisienne, aux obscures origines alsacienne et protestante. Elle avait poussé si loin la fiction qu’elle avait aussi inventé un métier à son père, celui de prof de maths. On ne parle pas de ces choses là, disait-on dans la famille si l’on interrogeait d’éventuelles origines juives. Ce diktat avait apparemment été entendu par Gilles, l’oncle de Léa, qui avait préservé la volonté de camouflage et le dénis de toute identité juive de sa mère, Jacqueline, future Veinstein (on s’interroge tout de même sur le fait qu’elle ait épousé un juif…). Lorsqu’une voisine pieuse de ses grands-parents remet à Léa un tampon qui garantissait la « pureté » casher des viandes contrôlées par Isaac au moment de l’abattage rituel, elle comprend que son oncle s’était débarrassé auprès d’eux d’un objet dont la symbolique le gênait autant qu’il avait gêné sa mère, qui avait pourtant conservé la relique…Pour Léa ce tampon devient le signe d’un retour, « comme un héritage, mais aussi une responsabilité ». 

LEA VEINSTEIN @ JF PAGA

Son enquête va naturellement la conduire à une réflexion en profondeur sur sa propre identité. Elle qui, étudiante, fréquentait les cercles d’extrême gauche dans le sillage d’Alain Badiou, chez qui l’ambivalence envers Israël et les Juifs était notoire, constate que sa vie est « peu à peu ramenée vers le judaïsme ». Ses sujets d‘études, Walter Benjamin puis Kafka, son amour pour Solal dont la famille, juive pratiquante, lui fait  partager les rituels et les fêtes, son regard sur la part juive de sa famille et son travail au Mémorial de la Shoah, vont convoquer chez elle un mélange d’évidences et de questionnements, sinon de doutes, au cours du long du chemin qu’elle emprunte pour mieux comprendre (et décider ?) qui elle est. 

La question de la conversion se pose à elle, en particulier au moment où le projet de son mariage avec Solal prend forme. Mais l’exemple d’une camarade, avec qui elle partage des cours d’hébreu, la décourage. Pourquoi, elle qui n’est pas croyante, entreprendrait-elle tout ce périple, d’autant plus que le bain rituel, le mikve, ultime étape du processus, la repousse ? Séduite par la modernité du rabbin Delphine Horviller, elle examine à nouveau l’hypothèse de la conversion, qui deviendrait chez les libéraux la belle idée d’une confirmation. Passé un instant de tentation, elle renonce. Après tout, le mariage civil sera suivi d’une fête où le verre sera cassé, les mariés et les parents portés sur des chaises et où tout le monde criera Mazel Tov !

A la veille de leur voyage de noces en Israël, les amoureux apprennent qu’ils vont devenir parents. A son bonheur se mêlent à nouveau pour Léa questionnements et ambivalences. L’enfant est juif par sa mère dit la religion juive. Que sera notre enfant ? Comment, se sentant juive, peut elle réconcilier la contradiction entre « être juif » et tenir une distance vis à vis de la pratique de la religion ? Léa peut-elle, comme Ingeborg Bachmann (une amoureuse de Paul Celan) ou comme sa propre mère, non-juive,  mais qui a connu son premier mari dans un kibboutz quand elle avait vingt ans, dire : « Je suis juive de coeur »  ? 

Léa aura un garçon. Son livre ne dit pas s’il sera finalement circoncis. Mais quelle plus belle image pouvait clore ce texte que celle du petit homme qui, lors de ses premiers pas, sort une kippa de sa boîte et la pose maladroitement sur sa tête ? 

A l’heure où l’antisémitisme sévit encore et encore, Isaac est un texte d’autant plus bouleversant. 

Lea Veinstein sera en 2020 commissaire d’une exposition au Mémorial de la Shoah consacré aux derniers survivants. 

Isaac de Léa Veinstein, 144 pages, éditions Grasset, 2019

JAPON JAPONISMES

L’exposition « Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » présentée actuellement aux Arts Décoratifs,  nous révèle le superbe fonds d’art japonais détenu par le Musée. En le confrontant à des créations occidentales japonistes, le M.A.D, pionnier dans l’initiative de conserver et présenter l’art japonais en France depuis sa fondation en 1864, met ainsi en lumière la fascination réciproque entre la France et le Japon sur bien des domaines de la création artistique, pendant un siècle et demi.

Chiyogami — Papier décoré Japon, xixe siècle Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / photo Jean Tholance

L’exposition et son catalogue témoignent de l’influence du Japon sur les arts français dans les domaines de l’objet (céramiques, verres, bronzes, laques, papiers peints, bijoux, mobilier), de l’estampe, de la photographie, du jouet, des textiles, de la mode et du design… Dans une belle scénographie confiée à l’architecte japonais minimaliste Sou Fujimoto, le parcours qui se déploie sur trois niveaux du musée, totalisant une superficie de 2200 m2, est articulé en cinq thématiques : les acteurs de la découverte, la nature, le temps, le mouvement et l’innovation.

. Genlis et Rudhard Vase Paris, vers 1863 Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / photo Jean Tholance

La première section nous introduit aux « acteurs de la découverte » en nous présentant d’une part le rôle des Expositions universelles mais surtout celui des voyageurs et des marchands, tels Henri Cernuschi, Émile Guimet, Hugues Krafft, Siegfried Bing, Florine Langweil ou Hayashi, qui, par leurs récits ou leurs collections, ont contribué dès la fin du XIXème  siècle à la diffusion d’objets et d’images dans toute l’Europe.

Attribué à Ogata Kensan — Assiette (mukozuke) miniature Japon, époque d’Edo, xviiie siecle Grès, décor en relief, restauration à la laque d’or (kintsugi) Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

En faisant le choix d’un parcours non chronologique, nous sommes quelquefois un peu perdus dans ces grandes séquences, telles la nature, le temps, le mouvement. D’autant plus qu’un autre parti-pris de l’exposition est d’avoir exclus, sauf à de rares exceptions, les cartels des objets exposés. Ce sont des feuilles de salles à disposition du public qui indiquent la nature et la provenance des objets, mais malheureusement pas toujours de manière exhaustive. Et cela peut procurer quelques frustrations…

Émile Gallé — Vase « La Carpe » Nancy, 1878 Verre bleuté, dit « clair de lune » soufflé-moulé et émaillé Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

Ces réserves mises à part, nous retiendrons avant tout de cette visite les grands moments de purs plaisirs comme découvrir ou revoir les créations de Gallé, de Lalique, Majorelle et bien d’autres, influencés par des motifs japonais de fleurs, glycines ou bambou, déclinés sur des sublimes papiers peints, meubles ou vases…Admirer combien hirondelles, papillons, paons, langoustes ou crevettes ont ornés magnifiquement des céramiques ou objets japonais ou européens…

Gosho-ningyo (poupée) — Japon, ère Meiji, seconde moitié du xixe siècle Bois recouvert de gofun, métal, tissu, verre Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

Constater la délicatesse de ces miniatures que sont les netsuke, aimer les poupées ou raffinement des gardes de sabre…S’étonner toujours de la force des masques de Nô et de la beauté des kimono brodés…Etre fasciné par ce grand palanquin en bois laqué et or du XIXème… Adorer tous les peignes et les diverses boites qui traversent les époques…Etre sous le charme des paravents et des estampes où fleurs et oiseaux seront plus tard transposés dans des motifs décoratifs en Europe…

Peigne (kushi) «Iris» — Japon, fin xixe siècle Ivoire, nacre et écaille Musée des Arts Décoratifs © MAD, Paris / Jean Tholance

La dernière partie de l’exposition, consacrée à l’innovation, à savoir le design, la mode, les arts graphiques aujourd’hui, est plus classique dans sa scénographie mais sans doute plus structurée.

Charlotte Perriand — Chaise longue basculante Japon, 1940 Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / Jean Tholance Adagp, Paris, 2018

Une chaise longue et une banquette de Charlotte Perriand illustrent l’influence déterminante que le Japon a eu sur son travail tellement précurseur.

Yanagi Sori — Tabouret « Butterfly stool » Japon, Fabriqué par TENDO Co. Ltd. Édition Steph Simon, 1956 Musée des Arts Décoratifs © MAD Paris / Jean Tholance

Un tabouret datant de 1956 du designer Yanagi Sori, avec qui Perriand a voyagé au Japon dans les années 40, est un magnifique exemple de l’influence de la tradition japonaise sur le design industriel, tout comme ces incroyables enceintes connectées en laiton. Les plissés d’Issey Miyake, ou les extravagances de Comme des Garçons rappellent à quel point la mode japonaise est entrée dans notre patrimoine (pourquoi pas Kenzo ?) tout comme les lignes pures et sobres de vaisselle contemporaine japonaise, diffusées par Muji pour qui elles ont été crées.

Ikko Tanaka Issey Miyake — série no 1 « Nihon buyo » Printemps / Été 2016 © Issey Miyake INC. / photo Francis Giacobetti

« Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 » n’est ni une exposition exhaustive (aucune oeuvre, ni allusion à Van Gogh, Monet ou d’autres impressionnistes inspirés par des motifs japonais…), ni une exposition sociologique ou politique. En connaissance de cause, allez vite découvrir ce très beau parcours, il vous reste trois semaines !

« Japon – Japonismes. Objets inspirés, 1867-2018 »

M.A.D Musée des arts décoratifs, Paris, jusqu’au 3 mars 2019

LES ESTIVANTS ou les questions du coeur

LES ESTIVANTS Valeria Bruni-Tedeschi

Le nouveau film de Valeria Bruni-Tedeschi divise la critique et sans doute le public. Ferait-elle « toujours le même film » ? Les Estivants susciterait-il « une irritation envahissante » ? N’est-il qu’une « bouillabaisse de sentiments » ? Ou bien, serait-ce « une comédie politique d’un nouveau genre » ? Valeria Bruni-Tedeschi, « une réalisatrice qui ne manque pas de culot » pour opérer une mise en scène de sa propre vie afin de « mieux la réinventer, la parodier, voire la subvertir ? ».

S’il faut choisir son camp, je choisis le second. Peu importe si, avec Les Estivants, Valeria Bruni-Tedeschi nous donne une sensation de « déjà-vu ». Elle a décidé d’utiliser sa vie comme sujet de fiction, de nous proposer des « autobiographies imaginaires » ou « inventées ». A la bonne heure ! Cela s’appelle une patte, un style.

LES ESTIVANTS Ricardo Scamarcio et Valeria Bruni-Redeschi

Son dernier film ouvre sur la traversée d’un pont, celui qui la conduit à une double épreuve que son double, Anna, va devoir affronter : d’un côté l’annonce que lui fait son compagnon Luca, père de leur fille adoptive (campé par le bel italien Riccardo Scamarcio), qu’il la quitte pour une autre femme; de l’autre, une réunion au CNC pour défendre le projet de son prochain long métrage. Sous le regard impuissant de son producteur (Xavier Beauvois), Anna « craque » devant le prestigieux jury, non sans s’être inquiétée de savoir si son scénario ne ressemble pas trop au précédent : clin d’oeil lucide (et drôle) de la réalisatrice sur la critique qu’on pourrait lui faire nous aussi….

Le ton est donné, illustré par une longue citation de Botho Strauss en prologue du film : un divorce, une rupture, peuvent submerger toute force créatrice. Autre avertissement : le cinéma, la fiction nous rappellent que la vraie vie dont se nourrissent les dialogues n’est qu’un théâtre des apparences, preuve en est qu’il permet de faire revenir les morts.

LES ESTIVANTS Valéria Golino et Pierre Arditi

Nous retrouvons Anna dans une somptueuse maison familiale de la Côte d’Azur où le  charme discret de la bourgeoisie opère tout de suite. « Tout le monde » est là : sa mère (la vraie, Marisa Borini devenue Louisa pour le film), sa tante (la vraie, Gigi Borini) inséparable de sa dame de compagnie (Souz Chirazi), sa soeur Elena (superbe Valéria Golino) flanquée de Jean, son mari, industriel de droite (Pierre Arditi, inusable), Bruno, l’ami de toujours (Bruno Rafaelli), Stanislas, l’assistant ambivalent de Jean (Laurent Stocker). Arrivera plus tard Nathalie, co-scénariste d’Anna -et de Valéria-, (Noémie Lowsky). Tout ce beau monde prend l’apéritif, en se parlant sans s’écouter, sous l’oeil taquin de Célia, ravissante fille adoptive d’Anna/Valeria, (Oumy Bruni Garrel), enfant pleine de gaité et de sagesse devant les névroses des adultes. Elle est la seule à savoir que son père ne viendra pas les rejoindre. Anna espère toujours…

LES ESTIVANTS Oumy Bruni Garrel

Comme dans la pièce de Gorki, ou plus récemment dans la série Downton Abbey, la vie de la bourgeoisie ou de l’aristocratie est inexorablement mêlée à celle du personnel. Nous entrons aux cuisines et à l’office, pour faire petit à petit connaissance des « gens de maison », sans qui l’ordre apparent du quotidien serait (encore plus !) menacé. Nous rencontrons l’intendante, Jacqueline (Yolande Moreau, et son mari complètement à l’ouest (Bernard Nissile), la gouvernante Pauline, toute à sa fidélité aux patrons (Guilaine Londez, parfaite) et son mari Gérard, maître d’hôtel dépressif et révolté d’être exploité (Joël Clabault). Ils sont encombrés par leur inquiétant fiston, François, (Brandon Lavieville, sorti de Ma Loute). Aux fourneaux, le cuisinier Jean-Pierre (François Negret), au gardiennage Robert (Franck Demules). L’humanité de tous ces personnages est formidablement restituée.

Chacun est à son poste, côté cour et côté jardin. Pas pour longtemps.

LES ESTIVANTS Bruno Rafaelli et Marina Borini

Nous comprenons assez vite que des fissures se sont installées autant dans la famille que dans le personnel et que le monde réuni dans cette belle maison est marqué par le malheur, par des vies qui ne sont jamais celles dont les uns ou les autres ont rêvé. Les langues vont se délier, des secrets vont se révéler. Et la politique va s’inviter aux cuisines comme à la piscine.

Hantés par le temps qui passe, irrémédiable, certains vont essayer de s’inventer provisoirement une existence meilleure : Jacqueline s’envoie en l’air avec le gardien, Stanislas essaye de séduire Nathalie qui va vivre une relation intense avec le cuisinier, François veut être embauché comme nouvel intendant. Quant à Anna, elle veut à tout prix mener à bien le scénario inspiré par son frère mort du sida, en dépit de l’interdit familial qui règne sur le sujet. D’autres ne parviendront pas à endiguer le malheur, tel Bruno, inconsolable de la perte de son amour dont on va disperser les cendres.
La perte est l’un des grands thèmes de ce film, celui de l’homme qui vous quitte, de la compagne qui meurt, du frère emporté par la maladie que les deux soeurs et la mère pleurent.

LES ESTIVANTS Yolande Moreau et Franck Demules

Les questions du cœur sont celles qui intéressent la réalisatrice en priorité. Elle les avait merveilleusement traitées dans son documentaire Une jeune fille de 90 ans, où son regard sur une vieille dame qui tombait amoureuse dans un service gériatrique, était si tendre. Dans ces Estivants aux allures de comédie légère, où Anna pleure autant qu’elle rit, où l’ennui règne pendant ces vacances protégées, où le paysage est si beau qu’il ressemble à une carte postale, le désarroi des personnages nous touche. L’amour est, là encore, la grande affaire de chacun. Elle est la nôtre aussi.

LES ESTIVANTS, un film de Valeria Bruni-Tedeschi, 2h08, France, 2018

OMBRES ET LUMIERES DE FERNAND KHNOPFF (1858-1921)

Du silence 1890, pastel sur papier, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. Crédit : Photo J. Geleyns/ Art Photography

Longtemps quelques reproductions de toiles de Fernand Khnopff m’ont accompagnée. En particulier Du silence (1890), où une femme au visage d’ange, aux yeux aussi bleus que les plis de sa robe, porte un doigt ganté à sa bouche pour dire « Chut, taisez vous, préférez le silence aux bruits du monde ». Ou encore, Le portrait de Marguerite Khnopff (1887) où le modèle revêt une longue robe blanche plus gainante que celle du Silence et des gants (encore), une main passée derrière le dos qui semble retenir sa main droite. Son regard est ailleurs, vide. Dans un songe ? Dans un autre monde ? Ce qui retient dans ce tableau magnifique, c’est le double encadrement de la porte, qui, lui même, encadre exactement le corps de Marguerite et amplifie son allure de majesté. Un énigmatique disque d’or décentré amplifie le trouble.  Je ne savais rien, ou presque des inspirations du peintre.

Né en 1858 dans une famille bourgeoise catholique à Bruges où il vivra jusqu’à l’âge de six ans, Fernand Khnopff s’est rapidement détourné de ses études de droit pour se consacrer à la peinture. Après l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, c’est à Paris qu’il complète sa formation et découvre les oeuvres de Delacroix, Ingres ou Gustave Moreau et à Londres celles de Millais ou Edward Burne-Jones. De retour à Bruxelles, toute la bonne société lui commande des portraits.

Portrait de Marguerite Khnopff 1887, huile sur toile, 96 x 74,5 cm, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles (dépôt). MRBAB, Bruxelles. Photo F. Maes

Le Castel du rêve 

Le parcours du Petit Palais nous immerge d’entrée dans sa maison-atelier, construite à Bruxelles, avenue des Courses, en bordure du bois de la Cambre. Inspiré par la Sécession viennoise que Khnopff connaissait bien pour avoir exposé dans ses Salons, le Castel du rêve est conçu comme un « Temple du moi ». Le peintre s’y installe en 1902. La maison sera démolie en 1918. La déesse de la beauté surmonte la façade à côté de la devise « Passé-futur ». Ne pas convoquer le présent à l’entrée de sa maison raisonne assez clairement avec l’oeuvre du peintre. Son amitié avec l’artiste Joseph-Aimé Peladan, alias Josephin Peladan, alias Sâr Péladan, en est l’une des illustrations. Cette figure, fondatrice de l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix, prônait un art idéaliste et mystique, bannissant toutes les représentations de la vie contemporaine. 

Paysages et fleurs 

À Fosset, l’entrée du village 1885, huile sur toile, Collection particulière. Crédit : DR

L’exposition dévoile un pan moins connu de l’oeuvre de Khnopff. Celui des paysages des Ardennes, peints à Fosset, où le peintre aimait passer des vacances dans une maison familiale, au cours des années 1880. Atmosphères crépusculaires et nuageuses, transparences, humidité, halos, aplats ou dégradés de vert, de rose ou de bleu….

Un hortensia 1885, huile sur toile, Collection particulière. Crédit : DR 1884, huile sur toile, Metropolitain Museum of Art, New York Crédit : Photo Metropolitan Museum of Art

Végétation sans fleurs dans les vues campagnardes, on les retrouve dans les intérieurs, coupées dans des vases, en bouquets japonisants (Des fleurs de rêve, 1895) ou en pot, trônant sur une table, un superbe Hortensia (1884) laisse à peine deviner, à gauche de la toile, une femme au chapeau, lisant.  L’absence d’âmes humaines dans ses paysages (excepté le très incroyable Garde qui attend –1883), témoigne sans doute du goût profond de Khnopff pour la solitude, pour son pessimisme et son goût pour l’introspection. L’écrivain Emile Verhaeren, qui a été un grand soutien du peintre, écrivait, un peu inquiet visiblement : « Depuis ses débuts jusqu’à cette heure, Fernand Khnopff a traité le paysage. Nous espérons qu’il ne l’abandonnera jamais, surtout aujourd’hui qu’il s’enfonce dans le grand rêve. La nature doit lui servir de rappel à la réalité, sans cesse, sinon il est à craindre qu’il ne fasse un oeuvre incomplet. »

Portraits, masques et mythes antiques

Portrait de Mademoiselle Van der Hecht 1889, huile sur toile, Musées royaux des Beaux- Arts de Belgique, Bruxelles. Crédit : Photo J. Geleyns/ Art Photography.

Khnopff a beaucoup peint sa famille, sa mère et sa soeur en particulier, nous y reviendrons. On découvre aussi une très saisissante série de portraits d’enfants, comme celui de Mademoiselle Van der Hecht (1889) ou des enfants de Louis Nève (1893). Ce qui frappe, c’est l’absence de sourire de cette jeunesse aux regards pratiquement adultes. Ils ne sont pas au présent, moment qui n’intéresse pas Khnopff.

Le masque au rideau noir 1892, crayon et pastel sur papier, 26,5 x 17 cm, collection particulière. © Christie’s Images/ Bridgeman Images

Montrer des visages, mais aussi les masquer. Khnopff peint des masques (Le Masque au rideau noir, 1892), dans le but de se délivrer de « la tyrannie de la face humaine » pour reprendre Baudelaire ou afin de libérer sa fascination, tel le héros d’un roman de Jean Lorrain, pour « ces faces d’énigme et de mensonge ».

I Lock My Door Upon Myself 1891, huile sur toile, 72 x 140 cm, Munich, Neue Pinakothek. Crédit : Photo BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais images BStGS

Comme beaucoup d’autres artistes symbolistes, Khnopff aime réactiver les mythes antiques. La figure du Dieu grec Hypnos le hante. Elle apparait en arrière plan dans le beau I lock my door upon myself, 1891 (J’ai refermé ma porte sur moi-même), lucide déclaration de l’artiste si on la transpose à lui même. Une aile bleue (1894) place la tête d’Hypnos au premier plan, avec son unique aile bleue. Œdipe, Méduse, Vénus et d’autres figures mythologiques traversent l’œuvre du peintre.

Femmes

L’Art ou Des Caresses 1896, huile sur toile, 50,5 x 150 cm, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Crédit : photo J. Geleyns Art Photography

La représentation féminine est au centre de son inspiration. Sa mère, Léonie, avec qui il vécut jusqu’à l’âge de 42 ans, a été son modèle, en particulier pour le tableau En écoutant Schumann (1883) dont Emile Verhaeren ressentait un « je ne sais quoi d’austère et de douloureux ». Mais c’est sa soeur, Marguerite, représentée dans la quasi totalité de son oeuvre, qui est son modèle préféré, jusqu’à son mariage en 1890. Deux des plus célèbres tableaux de l’artiste la magnifient : Le portrait de Marguerite Khnopff déjà cité et l’Art ou Des Caresses (1896), toile à laquelle on a longtemps réduit l’oeuvre de Khnopff, où Œdipe et le Sphinx, reposent tendrement, joue contre joue. Le Sphinx a le visage de Marguerite et le corps d’un guépard. Œdipe a presque le même visage. L’amour entre eux est impossible. Khnopff nous parle-t-il de l’interdit de l’inceste ? 

En 1906, sa mère meurt. Deux ans plus tard, il épouse Marthe Worms, veuve et mère de deux enfants, de seize ans sa cadette. Il divorceront trois ans plus tard, Marthe gardant du Castel du rêve, un rêve d’ « épouvante »… 

A partir de 1910, Khnopff consacre nombre de tableaux et de dessins aux nus. Les corps sont sensuels mais les femmes sont comme absentes à elle-même, ainsi à tout érotisme, contrairement aux nus de Klimt. Elles sont plutôt des représentations de l’«éternel féminin ». Un éternel peut être inaccessible, tenu à distance.

Memories et photographie 

Le grand pastel intitulé Memories (1889), trop fragile, n’a pu être transporté jusqu’à Paris. Il est toutefois projeté dans l’exposition, complété par son processus d’élaboration. Sept femmes déambulent dans un paysage, cinq d’entre elles ont une raquette. Elles ont toutes le visage et la silhouette de Marguerite que son frère a photographiée pour mieux préparer sa toile. En regardant les photos en question, on constate que la représentation de Marguerite par son frère est plutôt flatteuse, magnifiée. Mais surtout, nous découvrons combien, entre 1889 et 1902, Khnopff a abondamment utilisé la photographie pour étudier la pose et la gestuelle de son modèle favori qu’il déguise en princesse de légende ou en divinité orientale, alors qu’il avait déclaré ne rien connaître à « la partie technique de la photographie ». Nous découvrons également qu’il faisait reproduire certaines de ses oeuvres par un photographe,  Albert-Édouard Drains dit Alexandre, et qu’il a rehaussé au crayon, à la craie, à l’aquarelle ou au pastel certaines reproductions comme les magnifiques Lèvres rouges (vers 1900). 

Bruges

Souvenir de Flandre. Un canal 1904, craie et pastel sur papier. Crédit : Collection The Hearn Family Trust, New York.

Le souvenir de la ville de sa petite enfance inspirera plusieurs oeuvres dont Souvenir de Flandre ou la troublante Ville abandonnée (1904), reprenant une photo de la place Memling – hommage également au peintre du XVème siècle et aux primitifs flamands. Ce tableau évoquant une cité déserte a souvent été interprété comme le refus du peintre du monde moderne et du matérialisme ambiant. Ce commentaire pourrait s’élargir à une grande partie de son oeuvre.

La frontière entre une vision désenchantée du monde et une posture réactionnaire peut s’avérer ténue. Elle a été visiblement franchie à la fin de la vie du peintre si l’on en croit le catalogue de l’exposition. Khnopff a renié les avant-gardes artistiques pour se réclamer d’une Eglise de la Nouvelle Jérusalem, qui donnerait des « connaissances rationnelles sur Dieu, sur ses attributs et sur les lois de son ordre ». On y apprend aussi qu’il a participé au catalogue de l’Exposition coloniale de Tervuren en 1897, à la gloire du Congo belge de Léopold Ier.  On a que soi, avait écrit Khnopff…. Au risque de s’y enfermer.

Album de l’exposition : Fernand Khnopff Le maître de l’énigme, textes de Michel Draguet et Dominique Morel, éditions Paris Musées

Fernand Khnopff Le maître de l’énigme,Petit Palais jusqu’au 17 mars 2019, www.petitpalais.paris.fr

En sortant de  » Khnopff », il faut absolument visiter l’autre exposition temporaire du moment, consacrée à Jean-Jacques Lequeu, Bâtisseur de fantasmes , artiste hors du commun (1757-1826). A travers 150 de ses dessins, nous pénétrons dans une œuvre graphique fascinante qui témoigne du parcours d’un architecte singulier puisqu’il n’a jamais rien construit, mais il a bâti un monde. L’historien d’art viennois Emil Kaufmann l’a hissé au rang des « architectes révolutionnaires ». Ses oeuvres érotiques en fin l’exposition sont incroyables.


Doreen, Autour de Lettre à D. d’André Gorz


Laure Mathis et David Geselson, Doreen © Charlotte Corman BD

« Récemment, je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide débordant que ne comble que ton corps serré contre le mien […] Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. » Ainsi se clôt Lettres à D.-Histoire d’un amour, le livre d’André Gorz, paru en 2006, aux éditions Galilée. 

D. a alors quatre vingt deux ans, lui quatre vingt trois. Ils choisissent de se suicider ensemble en septembre 2007.

Elle et lui

Elle, D., c’est Doreen, l’épouse d’André Gorz pendant cinquante huit ans, Doreen Keir, anglaise, rencontrée à Lausanne en 1947. Elle est atteinte d’un mal incurable, l’aracnoïdite. Elle accompagne Gérard/André tout au long de ses aventures professionnelles et de ses recherches, elle est plus qu’une collaboratrice, elle est sa complice intellectuelle: « Aimer un écrivain, c’est aimer qu’il écrive ». Elle n’aura pas d’enfants. 

Lui c’est Gerhart Hirsch devenu Gérard Horst, qui choisit le pseudonyme d’André Gorz (il sera également Michel Bosquet lorsqu’il signera à l’Express). Né en Autriche en 1923, d’un père juif et d’une mère antisémite, naturalisé français, il s’installe à Paris à la fin des années 40 après avoir fait des études en Suisse. Sa rencontre avec Sartre en 1946, un deuxième père, sera déterminante. Après sa collaboration aux Temps Modernes dans les années 60, il fonde, en 1964, le Nouvel Observateur avec Jean Daniel, Serge Lafaurie, Jacques-Laurent Bost et K.S Karol. Ecrivain et journaliste, sa pensée oscille entre la philosophie, la théorie politique et la critique sociale. Penseur de la critique du capitalisme contemporain, il pose la question du sens de la vie et du travail. Existentialiste, autodidacte, anticapitaliste, marxiste d’un type nouveau, il est l’un des artisans de l’écologie politique et de la décroissance.

Laure Mathis, Doreen © Charlotte Corman BD

Une voix à Doreen

David Geselson, dont on avait aimé son précédent spectacle, En Route-Kaddish, aime « travailler sur le réel pour être libre d’en écrire une fiction ». Il découvre les Lettres à D. lorsqu’on lui offre le livre en 2006. 

Il est bouleversé et décide d’en faire un spectacle. Le monologue ne fonctionne pas. Il faut donner une voix à Doreen. Pour la nourrir, il travaille sur les archives que Gorz a déposées à l’IMEC avant sa mort et rencontre des proches. Il faut inventer Doreen sans la trahir. Des « vrais » Doreen et Gérard, David Geselson s’éloignera un peu pour nous donner à entendre à la fois un «vrai couple du siècle dernier » et « un couple auquel on pourrait s’identifier aujourd’hui ». Ses conversations avec Laure Mathis enrichiront les dialogues.

On est à la maison

En haut de l’escalier qui nous mène à la « petite salle » du Théâtre de la Bastille, on est accueilli par les deux acteurs, David Geselson et Laure Mathis. Ils nous invitent à prendre place où l’on veut, dans un espace qui est celui d’un salon où des lampes et des livres sont disposés sur de petites tables, un pick-up nous rappelle qu’on écoutait de la musique en 33 tours. Des fauteuils accueillent les acteurs au niveau de nos chaises, des bibliothèques/bureaux rappellent l’écriture et dominent une grande table où un agréable apéritif nous attend. Nous sommes invités à boire un verre, à feuilleter un exemplaire de Lettre à D que l’on nous distribue. On se sent bien immédiatement dans ce dispositif (de Lisa Navarro) qui rompt avec le rituel théâtral habituel. Tout comme cette manière directe qu’ont les deux comédiens de s’adresser à nous, telle une conversation que chacun entreprend avec une moitié de la salle pour se présenter, pour exposer leurs personnages, en superposant leurs voix. Nous sommes installés chez les Gorz.

Laure Mathis et David Geselson, Doreen © Charlotte Corman BD

Avec eux, avec nous

Pendant une heure quinze, on revit avec eux leur rencontre, leurs rituels, leurs émotions, leurs engagements, leurs engueulades, leurs divergences sur le mariage, sur l’amour, sur la voiture, la lettre radicale et inamicale que Jean-Luc Godard envoie à André après une émission de télévision, les articles de Gorz. Ils aiment parler alternativement en français et en anglais. Ils s’appellent « Chéri (e) ». Comme dans tous les couples, il arrive qu’ils ne s’entendent pas, au sens littéral du terme. Un orage violent viendra couvrir leurs voix. C’est magnifique. On aime les voir danser, rire. On souffre avec eux lorsque Doreen a mal sans jamais se plaindre et que Gérard souffre avec elle. Dans la vraie vie, André Gorz a choisi d’arrêter de travailler à 60 ans pour se consacrer à Doreen, pendant vingt ans, dans leur maison de Vosnon, où il plantera un bosquet de 200 arbres et où ils se suicideront.

Après deux années de tournée, Doreen, autour de Lettre à D. d’André Gorz, revient à son port d’attache, le Théâtre de la Bastille à Paris, où vous auriez pu voir le spectacle en mars 2017. Il vous reste quelques jours pour admirer ce magnifique duo d’acteurs, ce couple que forment David Geselson et Laure Mathis, Gérard et Doreen, qui nous invitent à mieux comprendre le sens de la liberté et de l’amour. Le choix de mourir car, « vivre n’est pas naturel ».

Théatre de la Bastille 

Jusqu’au 30 janvier 2019, à 19h30, samedi 26 janv. 17h et 19h30, relâche le dimanche,  www.theatre-bastille.com

Plus de dates sur  www.altermachine

Doisneau et la musique

L’exposition Doisneau et la musique présentée actuellement à la Cité de la musique/Philharmonie de Paris, rend heureux. Mieux qu’une tablette de chocolat pour compenser un chagrin, mieux qu’un anxiolytique en période dite « de fêtes », Doisneau et la musique fait du bien.

Le Clairon du dimanche, Antony, 1947 © Atelier Robert Doisneau_

Comment est-ce possible ? Sans doute pour une raison assez simple : Robert Doisneau a aimé photographier les gens, il porte sur l’inconnu de la rue ou les « vedettes » de la chanson un regard tendre et généreux. Et il nous transmet son empathie. En disant cela, on pourrait craindre la niaiserie, la gentillesse comme une sorte de mièvrerie, la simplicité comme une mollesse… Mais il n’y a rien de tout cela chez Doisneau. Il était beaucoup plus profond et espiègle.

Né en 1912, il découvre sa vocation de photographe à 16 ans. A cette époque la musique est partout dans la rue, à Paris, dans les banlieues. Comme l’écrit sa petite fille, Clémentine Deroudille, commissaire de l’exposition (on lui doit aussi les expositions Brassens et Barbara à la Philharmonie) dans le formidable catalogue qui accompagne l’exposition : « Robert adore cela, les fanfares, les musiciens, tout ce qui donne un air de fête au quotidien ». Le thème de « La Rue » constitue la première partie de l’exposition, où l’on ressent de 1945 aux années cinquante,  l’ambiance si particulière des quartiers populaires de la banlieue et de Paris, où l’accordéon et le violon font chanter et danser les gens dans les rues. Deux séries sont remarquables : celle de la rue Mouffetard qui rappelle l’époque des « petits formats », ces partitions où paroles et musique des chansons vendues dans la rue, permettent aux gens d’entonner en choeur les refrains; l’autre sur les traces d’un duo surprenant que Doisneau saisit dans les cafés enfumés, la chanteuse Lucienne Fredus, dite Madame Lulu et l’accordéoniste, la belle Pierrette d’Orient. 

Bal populaire dans une rue du 5ème arrondissement de Paris en France, le 14 juillet 1959.

Devenu reporter-photographe à plein temps, Doisneau, attaché à l’Agence Rapho, travaille pour de nombreux titres de presse. Il répond aussi à des commandes. Le reportage sur ces deux musiciennes fait partie d’une série commandée par Albert Plécy pour le journal Point de vue. C’est dans ce cadre également que Doisneau photographie Juliette Gréco, très jeune, à peine vingt ans. Mais le reportage était consacré à son chien, Bidet, alors star de Saint-Germain des Prés !

Juliette Gréco, Saint-Germain-des-Prés, 1947 © Atelier Robert Doisneau

Sous le titre générale de « La Chanson » s’organise la deuxième partie du parcours. Vaste thème qui va nous promener dans ces nombreux cabarets qui ont fleuri à Paris dans les années cinquante : la Rose Rouge où l’on retrouve Juliette Gréco, Philippe Clay, Les Frères Jacques ou Mouloudji, la Boule rouge, le Cheval d’Or (Anne Sylvestre, Boby Lapointe), l’Ecluse où chante la jeune Barbara, Patachou dans son cabaret de Montmartre, la Fontaine des Quatre Saisons ouvert par Pierre Prévert où Doisneau a ses habitudes. C’est là qu’il rencontre Henri Crolla, guitariste de génie trop tôt disparu, qui écrit pour Mouloudji, Piaf, Montand. Une mention spéciale pour la photo de Fréhel, en charentaises, au Bal des Tatoués.

Robert Doisneau se lie d’une amitié fraternelle et durable avec Pierre et Jacques Prévert. Les photos présentées dans l’exposition de Jacques témoignent de leur merveilleuse complicité.  

L’archet, 1958 © Atelier Robert Doisneau

Proche de la « bande à Prévert », Doisneau rencontre ainsi Maurice Baquet. Rencontre décisive pour une grande amitié et une série de photos inouïes que présente l’exposition,  Baquet et son violoncelle, qui permet à Doisneau d’utiliser toutes les techniques à sa disposition : montages, trucages, photomontages, collages, déformations, fractionnements…Un régal. Ils feront ensemble le livre « Ballade pour violoncelle et chambre noire » qui ne sera publié qu’en 1981 par Georges Herscher, trente ans après leur aventure éditoriale…Aucun éditeur n’en avait voulu avant ….N’oublions pas les photos de Brassens par Doisneau, une autre rencontre très importante, qui nouera une solide amitié. La plupart de ces photos avaient été commandées par Michel de Brunhoff, directeur de Vogue.

Le compositeur, théoricien et écrivain français Pierre SCHAEFFER
en 1961.

« Studios », tel est le titre de la troisième section. Il s’agit principalement d’une série commandée à Doisneau par Pierre Betz, fondateur du magazine Le Point, sur la musique contemporaine. Cette recherche musicale n’est pas ce qui intéresse le plus Doisneau. Mais il parvient à produire une galerie de portraits saisissante des plus grands compositeurs du XXème siècle dans cette catégorie : Olivier Messiaen, Pierre Schaeffer, Henri Dutilleux, André Jolivet, Pierre Boulez (superbe portrait de Boulez riant)….

PARIS, SAINT-GERMAIN DES PRES, FRANCE – 1950: Singer Eartha Kitt in the Night Club, 1950 in Paris, France.

Pour ce même magazine, Robert Doisneau va, dans les caves de Saint- Germain des Prés, saisir un autre aspect de la musique vivante du moment : « Le Jazz », quatrième moment du parcours. Mezz Mezzrow, Bill Coleman, Claude Luter, l’orchestre de Claude Abadie (avec Boris Vian à la trompette)…Çà swingue !

Au sommet de sa carrière et de sa célébrité, Robert Doisneau ne cesse, dans les années 1980/90, à photographier et à regarder son temps. Il continue à aimer la chanson et photographie nombre de chanteurs qui l’intéressent : Renaud, David Mc Neil, Jacques Higelin, Thomas Fersen, Les Négresses Vertes. La série certainement la plus touchante de ces dernières années est celle qui témoigne de la rencontre, en 1988, du Robert Doisneau de 74 ans avec le jeune duo turbulent et branché que forment les Rita Mitsouko, Fred Chichin et Catherine Ringer. Robert Doisneau aime leur singularité et ils s’entendent à merveille. 

Les Rita Mitsouko 13 octobre 1988; Parc de la Villette, © Atelier Robert Doisneau

Aux gens de son âge, il préfère la jeunesse. Mais en 1994, des problèmes de santé l’obligent à une opération. Il meurt à l’hôpital, le 1er avril. 

La musique a rythmé son travail sans qu’il s’en aperçoive, nous dit sa petite fille. L’intelligence de son exposition rend à Doisneau tout le sens de sa qualité de « photographe humaniste ».

 Cité de la musique/Philharmonie de Paris, jusqu’au 28 avril 2019

Catalogue de l’exposition de Clémentine Deroudille, coédition Flammarion/Cité de la musique-Philharmonie de Paris

philharmoniedeparis.fr

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