PEINDRE L’ÂME, Alice Neel et Walter Sickert

Walter Sickert, The Acting Manager, 1885-1886, Londres, Collection particulière. Photo © Christie’s Images – Bridgeman Images
Walter Sickert, The Trapeze © The Fitzwilliam Museum, Cambridge

Deux expositions m’ont particulièrement éblouie ces dernières semaines : « Alice Neel, un regard engagé » au Centre Pompidou et « Walter Sickert, peindre et transgresser » au Petit Palais. Apparemment, rien de commun entre ces deux propositions, ni l’époque -Alice Neel a pratiquement traversé le XXe siècle (1900-1984) alors que Walter Sickert (1860-1942) est mort pendant la deuxième guerre mondiale-, ni l’esthétique -les couleurs de Sickert sont souvent ouatées, ses traits parfois troublés lorsque Neel appuie les formes et affirme les couleurs. Pourtant, ces deux artistes se rejoignent plus que l’on ne pourrait l’imaginer. L’un aurait peut être influencé l’autre. Exercice périlleux que de tenter ces comparaisons, qui ne prétendent en aucun cas une approche exhaustive ou savante des deux œuvres. En dégageant leurs points communs, il s’agit de présenter ce qui, pour moi, a constitué à travers ces deux expositions, deux magnifiques découvertes. Je ne connaissais avant ces visites ni Alice Neel, célèbre aujourd’hui aux États- Unis mais encore trop peu connue ici, ni Walter Sickert dont la reconnaissance tardive en France est due en grande partie à l’investissement de Delphine Lévy, trop tôt disparue, à qui le Petit Palais dédie l’exposition.

Liberté et trangression

Walter-Sickert-The-Music-Hall-©-C.-Lancien-C.-Loisel-Reunion-des-Musees-Metropolitains-Rouen-Normandie

Tous deux ont eu besoin très tôt de s’affranchir des conventions pour découvrir un monde qui leur correspondrait. Walter Sickert, à la personnalité originale et énigmatique, est attiré par le théâtre où sa brève carrière d’acteur lui donnera le goût du jeu et du déguisement et constituera le décor de tableaux magnifiques. La culture populaire l’attire tout comme Alice Neel est concernée par des personnes à la marge et dans la souffrance : elle est l’une des premières à peindre des hommes et des femmes noirs, elle aime les voyous d’Harlem, les immigrés latino-américains et portoricains, la singularité des écrivains et des artistes du Village newyorkais, l’éventuelle excentricité des homosexuels et des travestis. « En politique et dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur du succès, je ne l’aimais pas », a -t-elle affirmé. Sickert aime transgresser et provoquer, Neel veut « saisir la vie comme elle va, sur le vif », soucieuse de dénoncer les injustices et les inégalités.

Alice Neel, Rita et Hubert, 1954© The Estate of Alice Neel and David Zwirner. 

Nus

Walter Sickert, The Studio, 1906. Property of a European Collector Image courtesy of PIANO NOBILE
Alice Neel, Margaret Evans Pregnant, 1978 The Barbara Lee Collection of Art by Women© The Estate of Alice Neel and David Zwirner.

Les nus sont très présents chez Sickert comme chez Neel. Pour le premier, il s’agit d’aller à l’encontre du « puritanisme lubrique », de dépasser la tradition des nus académiques présentés à Londres à la fin de l’époque victorienne. Formé par James Whistler, influencé par Courbet, Manet, Degas ou Bonnard, Sickert devient un pionnier du nu moderne en Angleterre. Les corps, éventuellement distordus, aux visages presque effacés, sont mis en scène dans des décors qui évoquent souvent la misère sociale, la prostitution voire le crime (on pense à la série de « l’Affaire Camden Town », illustrant les meurtres de Jack l’Éventreur, figure à laquelle le peintre aimait s’identifier au point que des thèses sans fondement l’ont désigné comme éventuel suspect de ces meurtres). Sickert s’affirme dans la transgression de la morale dominante de son époque sans prétendre pour autant à une démarche engagée, contrairement à Alice Neel qui revendique l’acte de peindre comme une recherche de vérité, comme un acte politique. Sympathisante du Parti communiste au milieu des années 1950, elle sera surveillée et interrogée par le FBI. Elle peint des hommes et des femmes nus, tels qu’en eux-mêmes, sans concession, montrant des hommes alanguis, exposant leur sexe comme Sickert (et tant d’autres) présente le sexe de femmes découvert. Neel inverse ainsi la représentation traditionnelle du féminin et du masculin. À un siècle de différence, ils ont tous deux bouleversé les canons traditionnels du nu dans la peinture.

Portraits

Le portrait occupe une place de choix dans les deux expositions.

Walter Sickert, Black Bird of Paradise, 1892, Leeds City Art Gallery © Leeds Museums and Galleries

Pour Walter Sickert, l’approche du portrait coïncide avec une période de soucis  financiers qui fait suite à sa séparation d’Ellen Cobden, sa première épouse. Ses nombreuses infidélités ont eu raison de son mariage ! Le peintre espère trouver une source de revenus en acceptant des commandes de portraits. Hélas, si les commandes affluent, le peintre ne respecte pas forcément le contrat, ne proposant pas toujours un rendu flatteur de ses modèles. En revanche, il peindra ses proches, personnalités du monde artistique français et anglais, avec plus de liberté, nous proposant des portraits très forts qui documentent l’époque. Ce sont ses frendship portraits qu’il offrait à ses amis.

Alice Neel, Peggy, vers 1949 © The Estate of Alice Neel and of L.A.

« Peindre l’âme. » Ainsi s’intitule la section consacrée aux portraits de l’exposition Sickert. Elle pourrait également parfaitement convenir à Alice Neel. Même si celle-ci déclare : « Je hais l’usage du mot portrait », elle est considérée comme l’une des plus grandes portraitistes de son temps. Comme l’écrit Anaël Pigeat : « ses tableaux vont au fond de l’âme de ceux qu’elle représente. »[1] Plutôt que le terme « portrait », Alice Neel aime parler d’« images de gens » (pictures portraits), comme Agnès Varda qualifiait de « vrais gens » ceux qu’elle filmait. « Je suis une collectionneuse d’âmes », dit-elle. Elle fait poser des amis, des personnalités, des femmes, beaucoup de femmes, proches ou moins proches, dont sa mère ou sa fille. Mère de quatre enfants, deux filles (dont l’une a été emportée très tôt par la diphtérie) et deux garçons, Neel a beaucoup peint la maternité en prenant pour modèle ses amies ou ses belles-filles. Ses portraits de femmes nues ou celui de la féministe Kate Millet qui a fait la une du Times Magazine en 1970 ont fait d’elle une icône du mouvement des femmes. Tout en n’ayant jamais revendiqué un art spécifiquement féminin, elle a affirmé : « J’ai toujours voulu peindre comme une femme, mais pas comme le monde oppressif et ivre de pouvoir pensait qu’une femme devait peindre ». Et on compte parmi ses modèles nombre de représentantes de la cause féministe.

Notoriété et postérité

Walter Sickert, Pimlico, vers 1937 © Aberdeen Art Gallery & Museums

Partageant sa vie entre l’Angleterre et la France, Dieppe en particulier, Sickert est régulièrement exposé en France à partir de 1900, Durand-Ruel et surtout Bernheim-Jeune étant ses deux marchands. Jusqu’en 1913, sa participation à la vie artistique anglaise s’exprime plutôt à travers des activités de critique d’art et d’enseignement, tout en fondant des groupes de jeunes artistes. Lorsqu’il participe à l’exposition Post-Impressionist and Futurist à Londres en 1913, il est présenté comme l’équivalent anglais des « intimistes » français. À partir de 1931, il devient l’un des artistes anglais les plus reconnus, exposé régulièrement dans les galeries londoniennes jusqu’à intégrer la respectueuse Royal Academy dont il démissionnera avec fracas en 1935. Ses tableaux tardifs, qui incluent souvent l’utilisation de photographies ou d’images préexistantes, font de lui un précurseur, ce procédé, dit de transposition, se banalisant ensuite chez Andy Warhol ou Gehrard Richter. Et plus qu’un précurseur, Sickert est selon Martin Hammer dans le catalogue de l’exposition un « influenceur (…) Continuellement et de bien des manières, depuis le début du XXe siècle et encore de nos jours, son art a marqué des générations d’artistes ». Témoins David Hockney, son ancien élève qui affirme « Sickert était le grand Dieu » ou Francis Bacon et Lucian Freud qui lui doivent indéniablement « leur franchise sexuelle dans le traitement des nus » toujours selon Martin Hammer[2].

Alice Neel, Marxist Girl, Irene Peslikis, 1972 Huile sur toile © The Estate of Alice NeelCourtesy and of L.A.

Lisa Ticker affirme dans ce même catalogue qu’Alice Neel pourrait avoir été influencée par Walter Sickert… « Loin des modes et des entraves, libre et sans relâche, elle a vécu comme elle a peint » résume Anaël Pigeat pour décrire l’itinéraire de celle qui s’est ainsi définie : « Après tout, je représente le siècle. Je suis née en 1900 et j’ai essayé de saisir l’esprit du temps.[3] » Alice Neel a capté avec acuité et profondeur son époque et il est frappant en parcourant l’exposition du Centre Pompidou de constater combien, presque quarante ans après sa mort, son regard et ses combats sont d’une actualité brulante.

Alice Neel, un regard engagé », Centre Pompidou, jusqu’au 16 janvier 2023

« Walter Sickert, peindre et transgresser » Petit Palais, jusqu’au 29 janvier 2023

[1] Alice Neel, Flammarion, 2022

[2] Walter Sickert, peindre et transgresser, éd. Paris Musées, 2022

[3] Alice Neel dans le film They are their own gift de Margaret Murphy et Lucille Rhodes

 

 

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