Divine Sarah Bernhardt

W.& D. Downey, Sarah Bernhardt en gros plan, 1902, carte album, Paris©Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle

Le nom de Sarah Bernhardt évoque une grande comédienne, une collectionneuse d’amants et de bijoux. L’exposition, proposée par le Petit Palais à Paris jusqu’au 27 août à l’occasion du centenaire de sa mort, élargit le propos et nous découvrons une artiste aux multiples talents et une femme moderne, indépendante, libre, courageuse et engagée. Quand même ! était sa devise.

Félix Tournachon dit Nadar,
Sarah Bernhardt drapée de blanc,
vers 1859 ©  BnF, département des Estampes et de la photographie

Enfant illégitime née en 1844, délaissée par sa mère, Sarah passe quelques années au couvent avant de rejoindre Paris à la fin des années 1850 et devenir selon une « tradition » familiale, une demi-mondaine. L’un de ses protecteurs, le Duc de Morny, la fait entrer au Conservatoire avant son engagement, à l’âge de dix-huit ans, à la Comédie Française en 1862 dont elle sera exclue un an plus tard, victime de son caractère colérique et révolté. Elle y reviendra dix ans plus tard, par la grande porte. A vingt ans, elle devient mère. Son amant, le Prince de Ligne, ne reconnait pas son fils Maurice. Sarah l’élèvera seule.

Georges Jules Victor Clairin,
Portrait de Sarah Bernhardt,
1876, huile sur toile, Petit Palais,musée des Beaux-arts de la Ville de Paris, Paris, France © Paris Musées / Petit Palais

Les années 1870 abriteront sa vie au milieu des artistes. Ses plus beaux portraits seront réalisés par ceux qui l’aiment et deviendront ses amis pour la vie, Georges Clairin et Louise Abbéma. Leur fréquentation, mais aussi celle de Gustave Doré, Alfred Stevens, ou Jules Bastien-Lepage conforte sa tentation à s’essayer elle-même à la peinture et à la sculpture. Et c’est l’une des grandes révélations de cette exposition que de découvrir les portraits et ses sculptures réalisés par Sarah, mis en scène dans la reconstitution de son atelier-salon où le Tout-Paris  du Second Empire venait admirer ses œuvres. Nous traversons ensuite les décors des différents hôtels particuliers où elle a vécu dans le quartier alors à la mode la Plaine Monceau.

Marie-Désiré Bourgoin, L’atelier de Sarah Bernhardt, 1879, aquarelle et gouache © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA

Nous sommes stupéfaits par ses goûts pour les animaux exotiques (alligators, lions ou léopards) ou étranges (dont les chauve-souris) qu’elle collectionne empaillés ou sculptés, ce qui n’exclura pas qu’elle élève chez elle chiens, tortues, caméléon, singe ou perroquet…. On constate également son inclination pour le morbide, en particulier pour les têtes de mort ou les cercueils. Scandaleuse ? Provocatrice ?

Achille Mélandri, Sarah Bernhardt dormant dans son cercueil, vers 1880 © Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

L’exposition retrace bien entendu la carrière de « La Divine ». Photos et affiches nous permettent de revisiter ses grands rôles au théâtre. Interprète fétiche de Victor Hugo (Ruy Blas, Hernani…), elle sera également celle de Victorien Sardou (Fédora, Théodora, la Tosca, Gismonda). Son répertoire inclue de grands classiques (Phèdre) et d’autres auteurs contemporains, tel Alexandre Dumas fils, pour La Dame aux Camélias. On la remarque dans des rôles de travestis, tels Hamlet, Lorenzaccio ou L’Aiglon. Cette confusion du « genre » si moderne aujourd’hui était fréquente au théâtre depuis le XIXème siècle. La taille filiforme, le physique androgyne de Sarah aidaient à l’exercice. Et on peut aisément imaginer que cette transgression, cette ambiguïté n’étaient pas pour lui déplaire.

Georges Clairin, Sarah Bernhardt dans le rôle de Dona Maria de Neubourg, dans Ruy Blas de Victor Hugo, 1879 © Collections Comédie-Française
Paul Nadar, Sarah Bernhardt dans Pierrot assassin, 1883, épreuve argentique, Paris, © BnF

Son sens du « marketing » et son talent de femme d’affaire sont indéniables. Quelle meilleure garantie  pour assurer les bonnes conditions de ses spectacles que d’être à la tête du lieu de ses représentations ? Ainsi va-t-elle successivement diriger le Théâtre de la Porte Saint Martin, le Théâtre de la Renaissance puis le Théâtre des Nations, futur Théâtre Sarah Bernhardt, actuellement Théâtre de la Ville…

Félix Tournachon dit Nadar, Sarah Bernhardt chez elle, c 1890, épreuve sur papier albuminé © Paris Musées / Petit Palais

Peut-on dire que Sarah Bernhardt est la première influenceuse ? Elle a indéniablement le sens de la communication pour forger son image de star. Elle comprend vite l’importance de la publicité et saura commander à un jeune peintre pragois, Mucha, dont elle flaire tout de suite le talent, des affiches au format nouveau pour nombre de ses spectacles (Médée, Lorenzaccio, la Tosca….). Elle comprend également l’intérêt de prêter son nom et ses traits à des marques de savon, de biscuits et même de sardines ! Elle aime « faire le buzz » en utilisant la presse mais aussi mettre en scène sa voix et son image grâce à la photographie et au phonographe, ancêtre du magnétophone, qui vont pérenniser ce que le théâtre, art éphémère, ne peut faire. Elle jouera dans une dizaine de films de cinéma encore muet.

Alfons Mucha, Gismonda,
1894, BnF, département des Arts du spectacle, Paris, © BnF

Paradoxalement son physique n’est pas à la mode lorsqu’elle débute, trop maigre selon les critères de l’époque. Dumas l’avait agréablement réduite à une « tête de vierge sur un corps de de balai », d’autres la surnommaient le « Squelette ». Mais elle va imposer sa silhouette et rapidement créer un style, son style : « Sarah réalisa entre son corps et les costumes une véritable fusion » affirme le journal L’illustré en 1892. Costumes de scène et costumes de ville, ses garde-robes vont suivre les tendances du moment tout en s’en affranchissant par l’ajout de ses touches personnelles. Photos et tableaux témoignent dans l’exposition de l’importance de ses tenues, de ses accessoires et de ses bijoux.

W.& D.Downey, Madame Sarah Bernhardt, c. 1900, © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Alexis Brandt
Collet ayant appartenu à Sarah Bernhardt, col Médicis en hermine, bordé d’agneau blanc, doublé en satin, entre 1898 et 1900 © Paris Musées / Palais Galliera- Musée de la Mode de Paris

Sarah vit entourée d’une cour dont fait partie sa lignée. Elle a un véritable esprit de famille, qui malheureusement lui procurera aussi de grands chagrins : ses demi-soeurs vont chacune succomber aux ravages de la drogue et son fils, infatigable joueur, sera toujours à sa charge même lorsqu’il sera père de famille. Ses récompenses sont ses deux petites filles adorées, Simone et Lysiane. Grande séductrice, collectionneuse d’amants, Sarah a également des amitiés féminines. Peu d’hommes lui résistent : auteurs, acteurs, peintres….Comme l’écrit la biographe Claudette Joannis. » Il n’est pas toujours facile de saisir dans sa vie amoureuse la part du coeur et celle de l’ambition ou de la vanité« .

Anonyme, Sarah Bernhardt et Georges Clairin, s.d.photographie, ©BnF, département des Arts du spectacle

La notoriété de Sarah a traversé les frontières grâce à ses très nombreuses tournées sur les cinq continents.  « J’ai traversé les océans emportant mon rêve d’art en moi, et le génie de la nation a triomphé !» a-t-elle déclaré au Figaro le 9 décembre 1896. Une cinquantaine de tournées aux Etats-Unis mais aussi la Russie, la Scandinavie, l’Angleterre, l’Italie, l’Égypte, la Turquie, l’Australie….Sarah Bernhardt sera non seulement l’ambassadrice du théâtre français à l’étranger, mais aussi celle de la mode et du luxe hexagonaux.

Paul Boyer, Sarah Bernhardt dans Théodora de Victorien Sardou, 1902, épreuve au gélatino- bromure d’argent © Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Roger-Viollet

« Personnage fabuleux, légendaire. Incomparable actrice absolument géniale. Je dirais même plus, géniale à volonté », s’est exclamé son ami Sacha Guitry. Mais aussi une femme engagée dans son siècle : entre autres, elle apportera son soutien aux poilus pendant la guerre 14-18 et prendra position pour le Capitaine Dreyfuss pendant « l’Affaire », s’opposant sur ce point à son fils et à de nombreux amis. Ce choix était-il en relation avec les origines juives de sa mère ? C’est une question qui n’est jamais abordée dans l’exposition. Baptisée, Sarah recevra l’extrême onction à sa mort. Mais pour les antisémites, Sarah était juive comme en attestent d’épouvantables caricatures présentées au Petit Palais.

Caricature de Sarah Bernhardt par André Gill, parue dans Les Hommes d’aujourd’hui, 26 octobre 1878

L’exposition se termine par l’évocation de Belle-Île-en-Mer où la comédienne a fait l’acquisition en 1894 d’un ancien fortin désaffecté à la Pointe des Poulains où elle aimait passer une partie de l’été avec son fils, ses petites filles et de nombreux amis. « J’aime venir chaque année dans cette île pittoresque, goûter tout le charme de sa beauté sauvage et grandiose. J’y puise sous son ciel vivifiant et reposant de nouvelles forces artistiques » écrit-elle en 1905.

Sarah Bernhardt, Algues, 1900, bronze, collection particulière © Galerie Talabardon & Gautier, Paris / seven Square

Le 26 mars1923, elle meurt à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Le 29 mars une foule immense l’accompagne jusqu’au cimetière du Père Lachaise. Rideau.

Sarah Bernhardt Et la femme créa la star

Petit Palais jusqu’au 27 août 2023

petitpalais.paris.fr




Pierre Dac, le parti d’en rire

L'exposition consacrée à Pierre Dac au mahJ en 2020 avait été interrompue brutalement par l'épidémie de Covid. Le musée d'art et du Judaïsme a la bonne idée de la reprendre jusqu'au 27 août prochain. Je publie à nouveau la chronique que j'avais alors consacrée à cette formidable proposition et à son sujet irremplaçable. 
Brassaï, Pierre Dac devant son micro
Paris, 1935
 © Estate Brassaï ©RMN-Grand Palais / Jean-Gilles Berizzi

Consacrer aujourd’hui une exposition à Pierre Dac est une entreprise de salut public. L’enjeu était d’autant plus risqué que rien ne pouvait garantir qu’un tel personnage puisse vivre ou revivre sur les murs d’un musée. Un vrai pari. Gagné ! Gagné par la force de la scénographie qui nous entraîne dans un parcours à la fois chronologique et thématique de l’artiste; gagné par la richesse des archives visuelles et sonores réunies par Jacques Pessis et Anne Hélène Hoog, tous deux commissaires de l’exposition; gagné par le point de vue qui préside à cette présentation : celui de dépasser l’image d’amuseur qui colle à Pierre Dac pour nous faire découvrir un homme complexe, engagé dans son temps et ses combats, un artiste à la fois populaire et exigeant, un surdoué des mots, de la langue française et de ses avatars (argot, contrepèterie, associations…), un français patriote, un juif dans sa chair, un amoureux de sa femme à qui il tiendra sa promesse de se convertir au catholicisme pour l’épouser religieusement.

Pierre Dac et André Gabriello- Canular pour L’Os à moelle, Saint-Cloud, novembre 1938
Archives Jacques Pessis

« Si l’existence est une course d’obstacles, la vie est une marche d’épreuves » a écrit Pierre Dac. Sa vie ou plutôt celle d’André Isaac commence en 1893 au sein d’une famille juive alsacienne qui s’installe à Paris en 1896 au coeur du quartier de La Villette, où son père est boucher. Il devient Pierre Dac en 1922 sur la scène de La Vache enragée, un cabaret où raisonnent ses premiers textes dans l’esprit Louchebem, l’argot des bouchers. Sa carrière naissante de chansonnier le propulse dès 1934 comme Le Roi des Loufoques. Pierre Dac a saisi l’absurdité du monde au sortir de la Grande Guerre où il s’était engagé, où il fut gravement blessé au bras et où son frère ainé est mort pour la France. Et si, face à la perte de sens qu’offre ce mode ébranlé, l’humour, le rire étaient des armes ? Pierre Dac a compris la force des mots, de la langue et ne va cesser de les utiliser pour sauter « les obstacles de l’existence et les marches de la vie ». Il ne s’inscrit ni comme militant politique, ni comme théoricien du verbe. Il consacre sa vie et ses textes à combattre toute forme de bêtise ou d’autoritarisme, toute entrave à la dignité ou à la justice, tout obstacle à la liberté. Avec une arme imparable : le rire. Avec tous les moyens qu’il pourra mettre à sa disposition : le cabaret, la radio, la presse puis la télévision, la littérature et le cinéma.

Il devient un humoriste professionnel, un artiste populaire en empathie avec  le public. La radio arrive très vite dans son parcours : dès 1936, on l’entend sur les ondes de Radio Cité, fondée par Marcel Bleustein-Blanchet, puis en 1937 sur Le Poste parisien où il présente en public et en direct l’émission « La Société des Loufoques » et le jeu La Course au trésor. Le succès de ses émissions va lui ouvrir les portes de la presse écrite en 1938 : les frères Offenstadt, aux manettes de la Société parisienne de presse, lui permettent la création du journal satirique L’Os à moelle qui, dans cette période de « drôle de guerre », enchante des milliers de lecteurs : les premiers numéros se vendront à 400.000 exemplaires. 

 

Évocation de Pierre Dac
Paris, 1963 Disque vinyle 33 tours
Archives Jacques Pessis

S’il participe à quelques tournées avec le Poste parisien et le Théâtre des armées à la déclaration de guerre en 1939, il comprend dès 1940 l’urgence de quitter Paris pour échapper à une arrestation. Antinazi de la première heure, l’Os à moelle était devenu sa tribune de prédilection pour s’opposer à la montée des fascismes et à l’extrême droite française. Résistant, il cherche à rejoindre De Gaulle à Londres. Avec celle qui deviendra sa femme, la comédienne Dinah Gervyl, il se rend d’abord en Bourgogne avant Toulouse où la mère de Dinah soutient un réseau de résistants. Il parviendra enfin en Angleterre en 1943 non sans avoir connu plusieurs arrestations et détentions. A partir de d’octobre 1943, il devient l’une des voix de la BBC pour l’émission « Les Français parlent aux Français ». Dès l’instant où il prendra la mesure de l’horreur des crimes nazis et de ceux des miliciens, il n’aura de cesse, jusqu’en août 1944, de fustiger la  France pétainiste et les occupants, en rédigeant plus de quatre-vingt éditoriaux et chansons pour la radio, et des articles dans le journal de la France libre, France. Son texte magistral « Bagatelle pour un tombeau » que donne à lire ou relire l’exposition, adressé à Philippe Henriot, secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande du gouvernement de Vichy et orateur de Radio-Paris, expose de manière bouleversante l’attachement de Pierre Dac à son identité française et à la France. Le pays le récompensera de ses activités par la médaille de la Résistance française puis par sa nomination de Chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur en 1946.

Pierre Dac et Francis Blanche dans le sketch « Le Sâr Rabindranath Duval »
1960 Archives Jacques Pessis

Les années 1950 vont être celles de ses grands « tubes ». Sa rencontre avec Francis Blanche en 1947 inaugure la formation d’un duo culte qui va  offrir une palette réjouissante d’innombrables sketches, émissions et feuilletons. A la scène, ils triomphent dans plusieurs cabarets dont Les Trois Baudets avec la revue Sans issue !  d’où surgit du fameux concept du « schmilblick » -qui pourrait être la contraction des termes yiddish blick (« regard ») et schlemiel (« idiot »)-, mot qui rentrera dans la langue française pour désigner un « machin ». A la radio, les deux comiques mettent leurs talents au service de Paris Inter avec l’émission Le Parti d’en rire (qui deviendra Faites chauffer la colle). Plus tard, Signé Furax nourrira 1300 épisodes entre 1956 et 1960 sur Europe n°1.

L’Os à moelle, n° 43, 11 février 1965, Archives Jacques Pessis

Peut-on imaginer que l’homme au pouvoir de faire rire tant de spectateurs et d’auditeurs puisse être le même qui, depuis 1946, souffrait d’un état dépressif profond ? Peut-on croire qu’il répétera par quatre fois la tentative de se suicider à la fin des années 1950 ? Les horreurs de la guerre et de la barbarie nazie ont transformé sa vision du monde. Du registre loufoque il passe à une posture plus philosophique. Son combat contre le racisme et l’antisémitisme se concrétise dans une série de papiers pour la revue de la LICA, Le Droit de vivre. Sa critique du monde politique et des élites s’incarne dans sa candidature à l’élection présidentielle de 1965. Son parti, le M.O.U (Mouvement ondulatoire unifié) ) propose le slogan imparable : « Les temps sont durs, vive le M.O.U » ! Jacques Martin aurait été Premier ministre, Jean Yanne et René Goscinny ministres de son gouvernement. En mars 1966, il n’hésite pas d’incarner un président de tribunal dans le spectacle L’instruction (Der Ermittlung) du dramaturge allemand Peter Weiss monté par Gabriel Garran au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, tiré des minutes du procès de Francfort-sur-le-Main jugeant, de décembre 1963 à août 1965, vingt-deux responsables et gardiens du camp d’extermination d’Auschwitz.

Il s’en est expliqué : « Je suis avec vous, car c’est mon devoir. Cette aventure est indispensable ! Il faut par tous les moyens que la trace de faits aussi dramatiques demeure présente dans toutes les mémoires, afin qu’ils ne se reproduisent jamais ». Témoin de son époque et acteur de l’Histoire, Pierre Dac a resserré son lien au judaïsme depuis la fin de la guerre. Son texte paru en 1974, un an avant sa mort, dans Le Journal des communautés, intitulé Ecoute Israël, évoque la résurrection du peuple juif après l’extermination, tout comme cette « pensée » : « L’âme des justes qui ont péri dans les fours crématoires est immortelle. La preuve, dans le ciel, j’ai vu briller des étoiles jaunes. »

A une époque où les ondes, la télévision et les scènes sont saturés par les « comiques », il est urgent de rendre à Pierre Dac sa visibilité et de comprendre sa contemporanéité. Il est le précurseur et l’inspirateur de toute une génération d’humoristes déjà disparus tels Coluche, Pierre Desproges ou Jean Yanne mais aussi plus près de nous des Nuls, de François Morel et de bien d’autres.

Pierre Dac dans une émission de télévision avec Coluche et Sylvie Joly, Paris, années 1960-1970, Archives Jacques Pessis
Pierre Dac, Du côté d’ailleurs
Paris, Société nouvelle des éditions Valmont, 1960, Archives Jacques Pessis
Pierre Dac, le parti d'en rire jusqu'au 28 août 2023
catalogue "Pierre Dac, du côté d'ailleurs", Gallimard/mahJ, 29 €
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme      www.mahj.org

Miriam Cahn au Palais de Tokyo

Miriam Cahn,
liegen, 1. + 13.10.96,
1996, courtesy of the artist and
galeries Jocelyn Wolff and
Meyer Riegger

Impressionnante exposition que celle de Miriam Cahn, artiste suisse de 73 ans, très tôt engagée dans les mouvements féministe et anti-nucléaire. Ma pensée sérielle, présentée au Palais de Tokyo jusqu’au 14 mai, est la première grande rétrospective consacrée en France à l’une des plus importantes artistes de la scène contemporaine.

 Des visages nous regardent, nous interpellent. Des corps nus, sexués, essentiellement féminins, s’imposent. D’autres toiles, de grands aplats noirs ou des compositions très colorées, se répondent. Les toiles sont accrochées sans cadre. De salle en salle, la force inouïe de cette œuvre si singulière nous saisit. « Une exposition est une œuvre en soi et je l’envisage comme une performance », nous précise l’artiste.

Miriam Cahn, baumtheorie im herbst, 18.9.21, 2021, courtesy of the artist and galeries Jocelyn Wolff and Meyer Riegger

Une absurde polémique vient d’éclater sur les réseaux sociaux qui démontre combien l’œuvre de Miriam Cahn est puissante, voire dérangeante. Son engagement dans son siècle et dans les combats qui l’agitent, sa révolte contre les horreurs du monde, sont inscrits dans chaque toile, qu’il s’agisse du corps de la femme, du dérèglement climatique et ses conséquences humanitaires ou des désastres engendrés par la guerre. Elle dénonce toute forme de violence.

Et voilà qu’un pseudo critique d’art s’insurge contre une toile intitulée Fuck Abstraction où ce dernier y voit l’image d’un enfant contraint à pratiquer une fellation sur un adulte. « Décrochez-moi ça vite fait, c’est insupportable !» clame cet animateur-critique sur Twitter. Or cette toile réalisée en écho aux exactions commises en Ukraine présente non pas un enfant mais deux adultes. « Il s’agit d’une personne aux mains liées, violée avant d’avoir été tuée et jetée dans la rue. La répétition des images de violence dans les guerres ne vise pas à choquer mais à dénoncer », précise Miriam Cahn « Qui peut, honnêtement, percevoir cette peinture comme incitative ? L’art doit pouvoir montrer le réel dans ce qu’il a de monstrueux. C’est précisément l’une de ses fonctions que de pouvoir, parfois, heurter », rappelle opportunément le philosophe Sami Biasoni.

Miriam Cahn. Photo Jocelyn Wolff

Courez découvrir l’œuvre de Miriam Cahn, radicale et lumineuse. Elle nous accompagne longtemps après avoir quitté les salles du Palais de Tokyo.

Miriam Cahn "Ma pensée sérielle"

Palais de Tokyo jusqu'au 14 mai 2023 / palaisdetokyo.com

FAITH RINGGOLD, Black is beautiful

Early Works #25: Self-Portrait, 1965
Huile sur toile © Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022

Connaissez-vous Faith Ringgold ? Personne ne vous en voudra d’ignorer le nom de cette artiste noire américaine à qui le Musée Picasso a l’excellente idée de consacrer sa nouvelle exposition. Seuls les veinards qui se trouvaient à Londres en 2019 où elle fut exposée à la Serpentine South Gallery ou en 2022 à New York à l’occasion de l’exposition  Faith Ringghold, American People au New Museum auraient pu la découvrir récemment. L’artiste a attendu 92 ans pour que son pays (et sa ville natale) lui consacrent cette première rétrospective ! C’est dans le prolongement de cette exposition newyorkaise que le Musée Picasso présente pour la première fois en France l’œuvre de cette figure majeure d’un art engagé, l’une des fondatrices de la scène artistique féministe noire américaine.

« La question était simplement de savoir comment être noir en Amérique. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui se passait à l’époque [les années 1960] ; il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc, et de manière tranchée. »

Née en 1930 à New York dans le contexte de la Grande Dépression et de la ségrégation sociale, Faith grandit dans un environnement artistique et intellectuel stimulant à l’heure du mouvement de renouveau de la culture afro-américaine intitulé « Renaissance de Harlem » d’où émergeront moult musiciens, peintres ou écrivains. Elle suit des études artistiques puis enseigne les arts plastiques dans les écoles publiques de New York. Mais elle refuse d’être assignée à sa position d’enseignante. Elle nourrit sa sensibilité artistique par ses visites dans les musées où elle découvre l’art moderne européen et bientôt l’expressionnisme américain dans des salles du MoMa. Elle suit sa détermination de devenir une femme libre et une artiste, combats qu’elle va gagner simultanément à son engagement dans les luttes qui culminent dans l’Amérique des années 1960 autour des droits civiques des Africains-Américains. Mère de deux filles nées en 1952, à onze mois d’écart, elle divorcera rapidement de leur père pianiste de jazz et épousera en 1964 Burdette Ringgold décédé en 2020.

American People Series #18: The Flag Is Bleeding, 1967
Huile sur toile © Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022

« Son parcours même, qui s’apparente à une course d’obstacles depuis l’oppression raciale, sexuelle, sociale, artistique, littéraire, fait œuvre sous une forme autobiographique et d’autofiction multiforme et exemplaire », constate Cécile Debray, commissaire de l’exposition et présidente du Musée national Picasso-Paris. Présenté au rez-de-chaussée de l’Hôtel Salé, le parcours nous permet de découvrir un ensemble d’œuvres majeures de l’artiste où se confrontent grande modernité et lointaines traditions, textes et images aux couleurs éclatantes, proposés sur des supports qui évoluent de la toile traditionnelle au textile, en passant par la performance.

« Je voulais m’engager désormais dans la « lumière noire », dans des nuances chromatiques subtiles et dans des compositions basées sur mon intérêt nouveau pour les rythmes et les motifs africains. »

Black Light Series #1: Big Black, 1967
© Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022

Ces mots de Faith Ringgold illustrent sa deuxième grande série Black Light, (1967), composée de douze toiles monochromes où elle exalte la beauté « afro » nouvellement reconnue, célébrée notamment par le slogan Black is beautiful . Cet ensemble qui fait suite à American People (1963-1967), série influencée par les écrits de Baldwin et LeRoi Jones, constitue un tournant dans son œuvre. Axé sur le racisme ordinaire dans l’ american way of life ,  American People propose dans un style « super réaliste » des portraits de Blancs et de Noirs dont la force n’est pas sans rappeler, dans un tout autre style, la présence des visages des tableaux d’Alice Neel, à qui le Centre Pompidou a récemment consacré une superbe exposition. Ce rapprochement tout à fait subjectif n’est sans doute pas le fruit du  hasard car l’artiste blanche américaine, née 20 ans avant Faith Ringghod, avait été l’une des premières à peindre des figures issues des minorités et à avoir milité en faveur de la parité des femmes et des artistes noirs dans des expositions. Revenons à Faith Ringghold : trois tableaux impressionnants à vocation politique sont présentés en clôture de cette section. Ils s’inscrivent dans la lignée du Guernica de Picasso, en particulier Die (Meurt !), manifeste en écho aux violents soulèvements de l’été 1967. Un face à face avait eu lieu avec Picasso en 1969 au MoMa lorsque cette toile avait été présentée en face des Demoiselles d’Avignon.

American People Series #20: Die
1967, Huile sur toile, deux panneaux
© Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022. Digital Image © The Museum of Modern Art/Licensed by SCALA / Art Resource, NY

« Dans les années 1970, j’ai découvert mes racines dans l’art africain et j’ai commencé à peindre et à créer un art correspondant à mon identité de femme noire. J’ai fait des poupées et des masques inspirés de ma peinture. J’ai commencé à écrire dans mon art et à raconter mon histoire non seulement avec des images mais aussi avec des mots et des performances masquées. »

Slave Rape #2: Run You Might Get Away, 1972
Huile sur toile et tissus
 © Faith Ringgold / ARS, NYand DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022.

Cette période est ouverte par une série de Tankas, à l’instar des peintures tibétaines et népalaises sur tissu du XVe siècle que l’artiste découvre lors d’une visite au Rijksmuseum d’Amsterdam. Elle s’approprie cette technique en 1974, créant sa première série picturale textile de dix-neuf peintures Slave Rape. Les bordures décoratives sont conçues par sa mère styliste, Willy Posey, début d’une longue collaboration. Cette expression textile se prolonge avec Quilts peints, une histoire revisitée. « The French collection » (1991-1994). La fabrication du quilt est issue d’une tradition afro-américaine ancestrale : les femmes s’asseyaient en cercle et cousaient ces sortes de dessus de lit en racontant des histoires. Ainsi l’artiste renoue avec cette coutume pour cette série ambitieuse, récit d’une jeune artiste africaine américaine (son alter égo ?) cherchant sa voie dans le Paris et le New York des années 1920. Elle croise les chemins, entre autres, de Picasso, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Monet ou Gertrude Stein. Cette promenade mi-autobiographique, mi-imaginaire est l’occasion pour Faith Ringgold d’affirmer : « Avec « The French Collection », je voulais montrer qu’il y avait des Noirs à l’époque de Picasso, de Monet et de Matisse, montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire. » Faith Ringgold a par ailleurs nourri de récits imaginaires de nombreux livres pour enfants, autre versant de sa production encore inédit en France.


Picasso’s Studio: The French Collection Part I, #7, 1991
Acrylique sur toile, tissus imprimé et teint, encre. © Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022

Une dernière salle nous invite à un spectacle-performance qu’elle avait présenté dans des universités américaines, The Wake and Resurrection of the Bicentennial Negro (1975-1989), en réponse à la commémoration du bicentenaire de la déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776. Le son du gospel qui enveloppe masques et poupées nous émeut.

 Ringgold is beautiful ! Telle est notre conclusion.

FAITH RINGGOLD

Musée Picasso Paris

Jusqu’au 2 juillet 2023

#RinggoldPicasso


AUTOCHROMES, REPRODUIRE LE REEL EN COULEUR

Anonyme, Bouquet de violettes © Collection AN

Qu’est une autochrome ? En avez-vous déjà vu ? L’actualité culturelle fait bien les choses car une magnifique exposition intitulée « 1,2,3 couleur ! L’autochrome exposée » est présentée au Château de Tours par le Musée du Jeu de Paume jusqu’au 28 mai 2023.  » Tours ? Mais c’est loin ! »  diront certains. Non, il faut à peine une heure quinze pour rejoindre cette jolie ville en train. Et il y a de très bonnes raisons à faire ce voyage. Car, si prendre le train est un déplacement, se laisser transporter au début du XXème siècle à travers les portraits, paysages, natures mortes mais aussi images médicales ou témoignages de la Guerre 14-18, est un voyage enthousiasmant. 

A cette occasion, Elisabeth Nora, co-commissaire de « 1,2,3 couleur ! L’autochrome exposée» avec Soizic Audouard et Quentin Bajac, nous éclaire sur l’histoire de ce procédé photographique, ancêtre de la diapositive couleur, et sur les enjeux de cette exposition conçue principalement autour de la collection AN qu’elle a constituée avec Soizic Audouard. Une autre collection, celle de la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, complète le parcours en présentant des autochromes réalisés pendant la guerre 1914-1918, images qui documentent de manière rare et saisissante cette période.

Racontez-nous l’arrivée de cette nouvelle technique que constitue l’  autochrome dans l’histoire de la photographie ?

Anonyme, Portrait de Jean Paris, ingénieur chimiste dans le laboratoire de l’usine Lumière à Montplaisir, vers 1907, © Collection AN 

Une autochrome est constituée d’une plaque de verre sur laquelle repose une matière composée d’une mosaïque de petits grains de fécule de pomme de terre teintés en rouge orangé, bleu-violet ou vert, recouverts d’une pellicule photosensible en noir et blanc. L’invention en revient aux Frères Lumière, plus particulièrement à Louis qui a passé sept ans à mettre au point ce procédé dont il a déposé le brevet en 1903. Cette invention est d’autant plus remarquable que des scientifiques comme Louis Ducos du Hauron essayaient de trouver le moyen de reproduire le réel en couleur depuis l’invention de la photographie, soixante ans auparavant. Mais les industriels lyonnais, déjà fabricants à grande échelle de la pellicule photographique en noir et blanc, ne se contentent pas d’inventer ce procédé. Ils le commercialisent en 1907 et se donnent les moyens de sa diffusion pour le rendre accessible au plus grand nombre. Il s’agit donc du premier procédé industriel de la photographie couleur.

Anonyme, Vue au microscope d’une plaque autochrome vers 1910 ©Collection AN

Qui sont les premiers utilisateurs de ce nouveau procédé ?

Attribué à Leon Gimpel, L’autochromiste vers 1920 © Collection AN

Les plaques coutent trois fois plus cher que celles en noir et blanc. Ce sont surtout des amateurs, membres de sociétés photographiques qui s’en emparent. Mais également des scientifiques, en particulier des médecins qui réalisent des images médicales projetées à des fins pédagogiques à leurs étudiants pour les informer, par exemple, des maladies de peau. L’exposition présente quelques exemples de ces autochromes médicaux.

La manière dont les photographes se sont emparés du procédé en utilisant sa matérialité, soit pour l’améliorer, soit pour en faire des objets artistiques est remarquable. Par exemple, Léon Gimpel, journaliste à L’Ilustration, améliorera le procédé en fonction de ses besoins. En particulier, il travaillera les émulsions, augmentant ainsi la sensibilité des plaques pour sortir de la fixité du sujet car, contrairement à la photo noir et blanc où l’instantané est possible, il faut théoriquement pour les autochromes choisir des sujets immobiles : des paysages, de l’architecture, des natures mortes, des sujets posés. Gimpel a ainsi pu prendre des photos de nuit comme photographier les illuminations des Grands Magasins…

Anonyme, Sublime altération © Collection AN

Sur le versant artistique, le procédé offre un effet qui répond à l’esthétique de l’époque : celui du pictorialisme, mouvement né à la fin du XIXème siècle où l’intervention du photographe sur le tirage donne un côté pictural à la photo. La chimie de l’autochrome offre à chaque plaque réalisée, objet unique par définition, un rendu très tendre, un charme singulier à travers la subtilité et les nuances des couleurs. Et des photographes déjà affirmés tels Henrich Kühn, Paul Burty Haviland, Edward Steichen ou Alfred Stieglitz, vont être rapidement séduits par cette technique. Ce dernier déclare en 1907 : « Bientôt, le monde entier sera fou de couleurs, et Lumière en sera responsable ».

Anonyme, Nature morte d’automne ©Collection AN
Anonyme, Kiosque de fleuriste vers 1912 © Collection AN

Familier des Frères Lumières, Albert Kahn est l’un des grands initiateurs de l’utilisation de l’autochrome dès l’accessibilité du procédé. Il va demander aux expéditionnistes et géographes qu’il envoie à travers le monde afin de réaliser son grand projet des « Archives de la planète » de s’emparer de cette toute jeune technique. Ceci exigeait de la part de ces opérateurs une grande maîtrise du procédé complexe et lourd, d’autant plus qu’ils tiraient en partie leurs photos sur place.

Pourquoi aujourd’hui ce procédé est relativement inconnu du public ? Quentin Bajac, co-commissaire de l’exposition l’explique ainsi : « L’engouement pour la nouvelle technique fut en effet à la fois intense et relativement bref : il dura un peu plus de deux décennies, le procédé tombant progressivement en désuétude dans les années 1920 et 1930. L’autochrome traversa par la suite une longue période d’oubli. Trop fragile, trop difficile à exposer, non reproductible, elle fut pendant longtemps l’un des grands délaissés de la photographie, telle une branche morte qui semblait n’avoir donné que de trop rares fruits. De cet abandon, l’autochrome a été tirée depuis deux décennies par quelques historiens et collectionneurs qui, à contre-courant, ont su en apprécier la finesse, la sensualité, l’étrangeté. »

Anonyme, Songeuse au bord du lac italien, sans date,

Tous ces propos sont très justes. J’ajouterais en temps que collectionneuse qu’une plaque de verre est unique et fragile et peut se révéler un objet difficile. Pourquoi ? On la protège, on la met en boite. Et pour la voir, contrairement à un tirage papier que l’on peut exposer sur un mur, nous dépendons soit de la lumière du jour, soit d’un projecteur. Exposer l’autochrome, c’est donc aussi l’éclairer pour exposer sa matière si attractive qui, depuis sa création provoque l’émerveillement. C’est pourquoi le sous-titre de l’exposition « L’autochrome exposée » prend tout son sens. Nous bénéficions aujourd’hui de progrès décisifs comme les lumières LED, nouvelles sources d’éclairage qui ne chauffent pas et permettent de rétro-éclairer les autochromes. Autre avancée, l’utilisation de scans de très belle définition, comme les pratiquent aujourd’hui tous les musées et institutions culturelles. Les plaques autochromes, comme des diapositives, sont scannées sous forme de tirages transparents (procédé d’impression dénommé Duratrans adapté aux caissons lumineux à LED). Nous pouvons ainsi nous permettre de les agrandir pour mieux les exposer. La transparence étant le mot-clef, ces images projetées et rétro-éclairées selon un réglage très fin, offrent toute leur puissance, leur charme. Nous avons toutefois évité de montrer de trop grands formats dans l’exposition afin de garder la bonne distance et permettre d’apprécier au mieux l’image. D’autre part, nous tenons à le souligner car c’est une rareté dans une exposition, que nous avons consacré une salle entière aux plaques originales (plus d’une quarantaine).  Afin de ne pas détériorer leur chimie, chacune est dotée d’un système d’éclairage par un bouton poussoir que chaque visiteur peut actionner.

Anonyme, Dans le champ de coquelicots © Collection AN

Pourquoi et comment avez-vous décidé de collectionner les autochromes avec Soizic Audouard ? À quel moment avez-vous démarré la collection AN ?

Avec Soizic, nous avions l’habitude de fréquenter les brocantes, les petits salons de photographie, les ventes aux enchères, et nous avons commencé à repérer ces plaques de verre en couleurs, les autochromes. Lors d’une vente chez Artcurial en 2006, j’ai été totalement conquise par une plaque de l’artiste Paul Burty Haviland dont le Musée d’Orsay avait acquis le fonds auprès de la fille du photographe, Nicole Maritch-Haviland. Ce moment a été fondateur. J’ai pu remporter la plaque et voyant Soizic un peu émue à mes côtés, je lui ai proposé de faire une collection à nous deux, ce qui l’a enthousiasmée.

Paul Burty Haviland, L’actrice Miss Dorothy Warrington vers 1909 © Collection AN

Au départ, nous n’avions d’autre critère que le choix d’un procédé développé entre 1907 et 1932 qui offre un éventail de toute sorte d’images, d’intérêt et de thèmes. Les thèmes se sont imposés ensuite. Nos choix dépendent souvent d’un intérêt formel ou émotionnel, d’une couleur que l’on trouve sublime, du regard d’un enfant qui nous émeut…  Et d’autres choix s’imposent par leur intérêt documentaire. Nos sources sont diverses : hormis les brocantes ou les salles de vente, des marchands nous proposent éventuellement des pièces, nous allons à la Foire de Bièvre, sur ebay ou, plus rarement dans les grandes galeries comme Hans Kraus à New York pour lesquelles il faut casser la tirelire. Nous bénéficions d’un mouvement dans l’air du temps : la photo anonyme a été valorisée depuis ces quinze ou vingt dernières années. Elle a été introduite sur le marché grâce à des talents comme ceux de la Galerie Lumière des Roses qui en est devenu l’un des représentants.

Marjory Hardcastle, Le petit porteur d’ eau au bord du Nil vers 1914 © Collection AN

Personnellement, je n’ai jamais cessé de regarder des images. Ceci remonte à mon enfance, car mon grand-père et mon père faisaient de la photo en amateur. Au cours des années 1980, j’ai beaucoup appris en travaillant aux éditions Christian Bourgois où j’assistais le directeur de la fabrication et où je collaborais aux choix des couvertures des ouvrages. L’éditeur m’a donné ensuite carte blanche pour concevoir le catalogue des éditions pour la Foire de Francfort. C’est à travers les livres de photos et de peintures, mais également la littérature, que mon œil s’est formé. J’ai parallèlement collaboré avec un graphiste, Michel Duchesne, à l’identité visuelles de films (Le Dernier Empereur, Détective…), de la plaquette de présentation à l’affiche. Ensuite, j’ai créé en 1991 avec Vanessa van Zuylen la revue L’Insensé, pensé initialement comme une publication pluridisciplinaire puis qui s’est progressivement consacrée exclusivement à la photographie en 2000. Pendant toutes ces années, j’ai continué à former mon regard.  Ces expériences m’ont aidée dans les années 2000 à participer à la constitution la collection de photographie contemporaine de la Fondation Neuflize-Vie, à être commissaire de deux expositions de photos à la MEP et de collaborer à des ouvrages aux éditons du Regard.

Anonyme, La robe verte, vers 1910 © Collection AN

Soizic Audouard s’est formé un œil très sûr dans un parcours professionnel différent du mien. Elle a travaillé avec le grand galeriste Claude Givaudan et le commissaire-priseur Guy Loudmer. Elle-même avait repris la galerie Berggruen. C’est une vraie professionnelle, très bonne connaisseuse du marché de l’art moderne, devenue au fil du temps une importante collectionneuse, nourrie par son expérience de galeriste, de gestionnaire de fonds artistique et de marchande d’art. Sous son impulsion, notre collection a été inventoriée, documentée, bref, professionnalisée.

Louis J. STEELE Un village en Ligurie ©Collection AN

Il n’y a pas de collection comparable à la nôtre : soit ce sont des collections qui proviennent en majorité de dons ou de commandes (comme la collection Albert Kahn). Les images que nous proposons sont nos choix. La collection AN est celle d’un double regard, de deux visions individuelles qui se mêlent, se confrontent et se confortent.

Heinrich Kuhn, Mary Warner sur le versant d’une colline, Tutzing, Bavière, 1907 © Collection AN
1, 2, 3... COULEUR ! L’AUTOCHROME EXPOSÉE 

Jusqu’au 28.05.2023 

Une exposition conçue et organisée par le Jeu de Paume, en collaboration
avec la Collection AN, la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, et la Ville de Tours.

CHÂTEAU DE TOURS

25 avenue André-Malraux 37000 Tours

02 47 21 61 95 www.tours.fr

https://jeudepaume.org

 

 

 

 

PEINDRE L’ÂME, Alice Neel et Walter Sickert

Walter Sickert, The Acting Manager, 1885-1886, Londres, Collection particulière. Photo © Christie’s Images – Bridgeman Images
Walter Sickert, The Trapeze © The Fitzwilliam Museum, Cambridge

Deux expositions m’ont particulièrement éblouie ces dernières semaines : « Alice Neel, un regard engagé » au Centre Pompidou et « Walter Sickert, peindre et transgresser » au Petit Palais. Apparemment, rien de commun entre ces deux propositions, ni l’époque -Alice Neel a pratiquement traversé le XXe siècle (1900-1984) alors que Walter Sickert (1860-1942) est mort pendant la deuxième guerre mondiale-, ni l’esthétique -les couleurs de Sickert sont souvent ouatées, ses traits parfois troublés lorsque Neel appuie les formes et affirme les couleurs. Pourtant, ces deux artistes se rejoignent plus que l’on ne pourrait l’imaginer. L’un aurait peut être influencé l’autre. Exercice périlleux que de tenter ces comparaisons, qui ne prétendent en aucun cas une approche exhaustive ou savante des deux œuvres. En dégageant leurs points communs, il s’agit de présenter ce qui, pour moi, a constitué à travers ces deux expositions, deux magnifiques découvertes. Je ne connaissais avant ces visites ni Alice Neel, célèbre aujourd’hui aux États- Unis mais encore trop peu connue ici, ni Walter Sickert dont la reconnaissance tardive en France est due en grande partie à l’investissement de Delphine Lévy, trop tôt disparue, à qui le Petit Palais dédie l’exposition.

Liberté et trangression

Walter-Sickert-The-Music-Hall-©-C.-Lancien-C.-Loisel-Reunion-des-Musees-Metropolitains-Rouen-Normandie

Tous deux ont eu besoin très tôt de s’affranchir des conventions pour découvrir un monde qui leur correspondrait. Walter Sickert, à la personnalité originale et énigmatique, est attiré par le théâtre où sa brève carrière d’acteur lui donnera le goût du jeu et du déguisement et constituera le décor de tableaux magnifiques. La culture populaire l’attire tout comme Alice Neel est concernée par des personnes à la marge et dans la souffrance : elle est l’une des premières à peindre des hommes et des femmes noirs, elle aime les voyous d’Harlem, les immigrés latino-américains et portoricains, la singularité des écrivains et des artistes du Village newyorkais, l’éventuelle excentricité des homosexuels et des travestis. « En politique et dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur du succès, je ne l’aimais pas », a -t-elle affirmé. Sickert aime transgresser et provoquer, Neel veut « saisir la vie comme elle va, sur le vif », soucieuse de dénoncer les injustices et les inégalités.

Alice Neel, Rita et Hubert, 1954© The Estate of Alice Neel and David Zwirner. 

Nus

Walter Sickert, The Studio, 1906. Property of a European Collector Image courtesy of PIANO NOBILE
Alice Neel, Margaret Evans Pregnant, 1978 The Barbara Lee Collection of Art by Women© The Estate of Alice Neel and David Zwirner.

Les nus sont très présents chez Sickert comme chez Neel. Pour le premier, il s’agit d’aller à l’encontre du « puritanisme lubrique », de dépasser la tradition des nus académiques présentés à Londres à la fin de l’époque victorienne. Formé par James Whistler, influencé par Courbet, Manet, Degas ou Bonnard, Sickert devient un pionnier du nu moderne en Angleterre. Les corps, éventuellement distordus, aux visages presque effacés, sont mis en scène dans des décors qui évoquent souvent la misère sociale, la prostitution voire le crime (on pense à la série de « l’Affaire Camden Town », illustrant les meurtres de Jack l’Éventreur, figure à laquelle le peintre aimait s’identifier au point que des thèses sans fondement l’ont désigné comme éventuel suspect de ces meurtres). Sickert s’affirme dans la transgression de la morale dominante de son époque sans prétendre pour autant à une démarche engagée, contrairement à Alice Neel qui revendique l’acte de peindre comme une recherche de vérité, comme un acte politique. Sympathisante du Parti communiste au milieu des années 1950, elle sera surveillée et interrogée par le FBI. Elle peint des hommes et des femmes nus, tels qu’en eux-mêmes, sans concession, montrant des hommes alanguis, exposant leur sexe comme Sickert (et tant d’autres) présente le sexe de femmes découvert. Neel inverse ainsi la représentation traditionnelle du féminin et du masculin. À un siècle de différence, ils ont tous deux bouleversé les canons traditionnels du nu dans la peinture.

Portraits

Le portrait occupe une place de choix dans les deux expositions.

Walter Sickert, Black Bird of Paradise, 1892, Leeds City Art Gallery © Leeds Museums and Galleries

Pour Walter Sickert, l’approche du portrait coïncide avec une période de soucis  financiers qui fait suite à sa séparation d’Ellen Cobden, sa première épouse. Ses nombreuses infidélités ont eu raison de son mariage ! Le peintre espère trouver une source de revenus en acceptant des commandes de portraits. Hélas, si les commandes affluent, le peintre ne respecte pas forcément le contrat, ne proposant pas toujours un rendu flatteur de ses modèles. En revanche, il peindra ses proches, personnalités du monde artistique français et anglais, avec plus de liberté, nous proposant des portraits très forts qui documentent l’époque. Ce sont ses frendship portraits qu’il offrait à ses amis.

Alice Neel, Peggy, vers 1949 © The Estate of Alice Neel and of L.A.

« Peindre l’âme. » Ainsi s’intitule la section consacrée aux portraits de l’exposition Sickert. Elle pourrait également parfaitement convenir à Alice Neel. Même si celle-ci déclare : « Je hais l’usage du mot portrait », elle est considérée comme l’une des plus grandes portraitistes de son temps. Comme l’écrit Anaël Pigeat : « ses tableaux vont au fond de l’âme de ceux qu’elle représente. »[1] Plutôt que le terme « portrait », Alice Neel aime parler d’« images de gens » (pictures portraits), comme Agnès Varda qualifiait de « vrais gens » ceux qu’elle filmait. « Je suis une collectionneuse d’âmes », dit-elle. Elle fait poser des amis, des personnalités, des femmes, beaucoup de femmes, proches ou moins proches, dont sa mère ou sa fille. Mère de quatre enfants, deux filles (dont l’une a été emportée très tôt par la diphtérie) et deux garçons, Neel a beaucoup peint la maternité en prenant pour modèle ses amies ou ses belles-filles. Ses portraits de femmes nues ou celui de la féministe Kate Millet qui a fait la une du Times Magazine en 1970 ont fait d’elle une icône du mouvement des femmes. Tout en n’ayant jamais revendiqué un art spécifiquement féminin, elle a affirmé : « J’ai toujours voulu peindre comme une femme, mais pas comme le monde oppressif et ivre de pouvoir pensait qu’une femme devait peindre ». Et on compte parmi ses modèles nombre de représentantes de la cause féministe.

Notoriété et postérité

Walter Sickert, Pimlico, vers 1937 © Aberdeen Art Gallery & Museums

Partageant sa vie entre l’Angleterre et la France, Dieppe en particulier, Sickert est régulièrement exposé en France à partir de 1900, Durand-Ruel et surtout Bernheim-Jeune étant ses deux marchands. Jusqu’en 1913, sa participation à la vie artistique anglaise s’exprime plutôt à travers des activités de critique d’art et d’enseignement, tout en fondant des groupes de jeunes artistes. Lorsqu’il participe à l’exposition Post-Impressionist and Futurist à Londres en 1913, il est présenté comme l’équivalent anglais des « intimistes » français. À partir de 1931, il devient l’un des artistes anglais les plus reconnus, exposé régulièrement dans les galeries londoniennes jusqu’à intégrer la respectueuse Royal Academy dont il démissionnera avec fracas en 1935. Ses tableaux tardifs, qui incluent souvent l’utilisation de photographies ou d’images préexistantes, font de lui un précurseur, ce procédé, dit de transposition, se banalisant ensuite chez Andy Warhol ou Gehrard Richter. Et plus qu’un précurseur, Sickert est selon Martin Hammer dans le catalogue de l’exposition un « influenceur (…) Continuellement et de bien des manières, depuis le début du XXe siècle et encore de nos jours, son art a marqué des générations d’artistes ». Témoins David Hockney, son ancien élève qui affirme « Sickert était le grand Dieu » ou Francis Bacon et Lucian Freud qui lui doivent indéniablement « leur franchise sexuelle dans le traitement des nus » toujours selon Martin Hammer[2].

Alice Neel, Marxist Girl, Irene Peslikis, 1972 Huile sur toile © The Estate of Alice NeelCourtesy and of L.A.

Lisa Ticker affirme dans ce même catalogue qu’Alice Neel pourrait avoir été influencée par Walter Sickert… « Loin des modes et des entraves, libre et sans relâche, elle a vécu comme elle a peint » résume Anaël Pigeat pour décrire l’itinéraire de celle qui s’est ainsi définie : « Après tout, je représente le siècle. Je suis née en 1900 et j’ai essayé de saisir l’esprit du temps.[3] » Alice Neel a capté avec acuité et profondeur son époque et il est frappant en parcourant l’exposition du Centre Pompidou de constater combien, presque quarante ans après sa mort, son regard et ses combats sont d’une actualité brulante.

Alice Neel, un regard engagé », Centre Pompidou, jusqu’au 16 janvier 2023

« Walter Sickert, peindre et transgresser » Petit Palais, jusqu’au 29 janvier 2023

[1] Alice Neel, Flammarion, 2022

[2] Walter Sickert, peindre et transgresser, éd. Paris Musées, 2022

[3] Alice Neel dans le film They are their own gift de Margaret Murphy et Lucille Rhodes

 

 

PROUST, DU CÔTÉ DE LA MÈRE

 

René François Xavier Prinet, La Plage de Cabourg, 1910
Paris, musée d’Orsay © RMN – Grand-Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Le titre de la nouvelle exposition du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme m’intriguait. En cette année de célébration du centenaire de la mort de l’écrivain, je me demandais si mettre en avant un « Proust juif » avait un sens et surtout comment traiter un tel sujet à travers une exposition. Le résultat proposé a annulé tous mes doutes. C’est une très belle exposition, tant par la richesse des œuvres qu’elle propose que par son argumentation.

Anaïs Beauvais,  Jeanne Weil âgée de 30 ans,  Illiers-Combray, Maison de tante Léonie  musée Marcel Proust

Jeanne Proust, née Weil d’une famille juive alsacienne parfaitement intégrée, a donné à son fils Marcel une double ascendance puisque Adrien Proust, son mari, était issu d’une famille d’Eure et Loir tout ce qu’il y a de plus catholique française. De cette union sont nés Marcel et son frère Robert.

Édouard Vuillard, Annette sur la plage de Villerville
1910 © Collection particulière

« Vous pouvez deviner dans quelle détresse je me trouve, vous qui m’avez vu toujours les oreilles et le cœur aux écoutes vers la chambre de Maman où sous tous les prétextes je retournais sans cesse l’embrasser, où maintenant je l’ai vue morte, heureux d’avoir pu ainsi l’embrasser encore. Et maintenant la chambre est vide, et mon cœur et ma vie. » C’est en ces termes que Marcel Proust évoque à l’un de ses correspondants la mort de Jeanne. C’est dire l’amour éprouvé du fils pour celle qu’il appelle Maman. Il entreprend la rédaction de sa grande œuvre À la Recherche du temps perdu en 1905, l’année même de la mort de sa mère en imaginant qu’il serait « si doux avant de mourir de faire quelque chose qui aurait plu à Maman. »

Otto Wegener, Marcel Proust
Collection privée
© Otto Wegener / TopFoto / Roger-Viollet

Ainsi ce « côté de la mère » va-t-il nous être proposé, non pas d’un point de vue psychanalytique (comme l’ouvrage de Michel Schneider Maman l’étudiait) mais au prisme d’une figure littéraire, la mémoire involontaire, qui, selon Isabelle Cahn, commissaire de l’exposition, constitue chez Proust une méthode d’écriture qui fait ressurgir un passé vivant dans le présent, s’inscrivant comme le sujet même de son œuvre. Sans affirmer que La Recherche soit le reflet de la part juive de Proust, nous comprenons à travers le parcours proposé, comment l’identité complexe de l’auteur « se manifeste le plus souvent de façon implicite, et même cryptée, à travers des personnages juifs, la question de l’antisémitisme ou encore sa vision de l’homosexuel, alter égo du juif dans l’opprobre, voire dans la persécution », pour reprendre les mots de la présentation de l’exposition.

Marcel Proust, Premières épreuves corrigées de Du côté de chez Swann, 1913
Suisse, Cologny, fondation Martin Bodmer

Le parcours s’attache à montrer les parallèles volontaires ou involontaires des sources de La Recherche avec la tradition juive. Comme de constater, à la vision d’un manuscrit de Proust, combien les développements dans les marges peuvent être comparés aux transcriptions du Talmud qui, « à l’image des paperoles déployées autour du texte central, en éclairent et complètent le sens. » Autre indication : l’intérêt de Proust pour le Zohar dit Le Livre des splendeurs, œuvre maîtresse de la Kabbale (une tradition ésotérique du judaïsme présentée comme la prétendue « loi orale et secrète », pendant de la Torah, « loi écrite et publique »). Ce courant de pensée mystique et méthode d’approche de la connaissance n’est pas sans rappeler la notion de souvenir enfoui révélé de manière involontaire par une sensation, tel que Proust le développe dans son œuvre (nous pensons à la fameuse madeleine…).  L’auteur fait explicitement référence au Zohar à l’évocation d’un voyage à Venise qu’il avait entrepris en 1900 avec sa mère sur les traces du critique d’art et esthète John Ruskin qui le passionnait : « Zohar, ce nom est resté pris entre mes espérances d’alors, il recrée autour de lui l’atmosphère où je vivais alors, le vent ensoleillé qu’il faisait, l’idée que je me faisais de Ruskin et de l’Italie. L’Italie contient moins de mon rêve d’alors que ce nom qui y a vécu. »

Frans Francken le Jeune, Esther et Assuérus
© Collection Marie-Claude Mauriac

Troisième référence de Proust à une thématique juive, celle faite à la reine Esther, héroïne biblique à laquelle l’exposition fait une place importante. Jeanne Proust accordait un attachement tout particulier à cette figure, en particulier à sa version théâtrale créée par Racine à laquelle Sarah Bernhardt prêta son talent. Jeanne aime échanger avec son fils les répliques de Racine et ils vont savourer ensemble la musique de Reynaldo Hahn composée pour cette tragédie, lorsque le musicien et amant de Proust viendra en donner une « petite présentation en famille »  un soir d’avril 1905. Dans la Bible, le Livre d’Esther, lu au moment de la fête des Sorts ou fête de Pourim, s’achève par le sauvetage du peuple juif par la Reine, dès lors qu’elle révèle son identité juive cachée jusque-là au Roi Assuérus. Cette dissimulation, matérialisée par déguisements et masques lors des bals de Pourim, évoque l’identité « compliquée » des personnages juifs dans l’œuvre de Proust, écartelés entre leurs origines et leur assimilation dans la société. Et si le mariage d’Esther avec Assuérus était, à l’instar de l’alliance de Jeanne avec Adrien Proust, l’image symbolique d’un « mariage mixte » ?

Maurice Feuillet, Alfred Dreyfus au procès (titre attribué)
© Paris, musée d’art et d’histoire du Judaïsme

La position de Marcel Proust face à l’Affaire Dreyfus marque un autre moment de proximité avec sa mère. Sa judéité s’impose alors, non comme une revendication ou une révélation, mais comme un engagement, tout comme pour son frère Robert et sa mère : ils sont dreyfusards alors qu’Adrien Proust a choisi l’autre camp. Désigné pour la première fois comme « juif » par Édouard Drumont après qu’il ait signé en faveur de la révision du procès de Dreyfus, Proust sera lié à plusieurs cercles dreyfusards et fera d’innombrables références à l’Affaire dans son œuvre.

James Tissot, Le cercle de la rue Royale
1868 © musée d’Orsay

L’exposition s’efforce d’analyser les caractéristiques des personnages juifs de La Recherche et nous convînt de dépasser les reproches souvent faits à Proust quant à ses descriptions caricaturales voire antisémites. « Les descriptions expriment certains préjugés de l’époque -vulgarité, avarice, servilité, avarice – et non l’opinion de l’écrivain », nous explique-t-on. A contrario du personnage de Bloch qui incarnerait la face odieuse du Juif, celui de Swann serait son opposé, à l‘image de l’un de ses modèles, l’historien et critique d’art Charles Ephrussi. Ce dernier fut un grand collectionneur et mécène des meilleurs artistes de son temps, tels Renoir ou Manet dont nous pouvons admirer le fameux tableau, L’Asperge, qu’il avait offert à son mécène.

Jean Cocteau Marcel Proust, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – CCI

Proust n’a jamais avoué publiquement qu’il était juif par peur des attaques antisémites. Pourtant, il a déclaré à Emmanuel Berl : « Ils ont tous oublié que je suis juif, pas moi. » Il écrira à son ami Robert de Montesquiou, inspirateur en partie du personnage du Baron Charlus, avec qui il entretient des relations compliquées, les mots suivants : « Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre ma mère est juive. Vous comprenez que c’est une raison suffisante pour que je m’abstienne de ce genre de discussions (…) vous auriez pu me blesser involontairement. » Si l’on peut comparer le judaïsme de Proust à une sorte de « marranisme », une manière cachée de vivre son identité juive, on peut considérer son homosexualité comme un secret. Désignée à l’époque comme une « inversion », l’homosexualité est encore considérée comme un délit. Aussi, Proust ne révélera jamais officiellement ses relations avec, entre autres, Reynaldo Hahn, Lucien Daudet ou son chauffeur et secrétaire Alfred Agostini. Honte, discrétion, dissimulation, exclusion, autant de postures et de sanctions dans lesquelles se rejoignent Juifs et homosexuels au temps de Proust.

Claude Monet, Hôtel des Roches Noires, 1870
© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski Agence RMNGP

À la faveur de prêts d’œuvres remarquables, l’exposition nous immerge dans les lieux chers à l’auteur dont il fera le décor de nombreuses scènes de son œuvre. Une toile de Caillebotte nous évoque les appartements familiaux du VIIIe et XVIIe arrondissements de Paris, des tableaux de Boudin, Monet, René François Xavier Prinet ou Helleu nous transportent dans les séjours normands de Proust mais aussi au cœur de « l’intelligentsia juive » et des salons de l’aristocratie de la Belle Époque qui lui inspirent des situations et des personnages de La Recherche. L’actualité des Ballets Russes de Diaghilev à Paris et la fièvre qui entoure ses représentations illustrent son intégration dans cette haute société parisienne. Ce sera pour Proust l’occasion de croiser artistes et créateurs mais aussi de faire la connaissance de figures incontournables de l’époque comme Misia, ex-femme du créateur de la Revue Blanche, Thadée Nathanson, devenue Madame Edwards avant d’être Misia Sert. Ce personnage époustouflant, surnommée «Reine de Paris », muse et mécène, inspirera l’écrivain.

Pierre Bonnard, Misia Godebska
1908
© Espagne, Madrid, museo nacional Thyssen-Bornemisza

En conclusion à l’exposition, nous découvrons Marcel Proust sujet d’articles dans des revues sionistes des années 1920, notamment sous la plume d’André Spire ou d’Albert Cohen. Le critique Albert Thibaudet estime que « Proust, comme Montaigne ou Bergson, « infuse » une note de sang juif dans notre histoire littéraire ». On ne saurait mieux dire.

MARCEL PROUST, DU COTE DE LA MERE
 Du 14 avril au 28 août 2022
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme     mahj.org

À noter : L’exposition simultanée du Petit Palais consacrée au peintre Boldini, proche de Degas et ami de Proust, portraitiste magnifique du Paris de la Belle Époque à qui l’on doit, entre autres, le fameux portrait de Robertde Montesquiou,  fait écho à l’exposition du mahJ.

 

En quête d’identité avec Patrick Zachmann

« Je suis devenu photographe parce que je n’ai pas de mémoire. La photographie m’a permis de reconstituer les albums de famille que je n’ai jamais eus, les images manquantes devenant le moteur de ma recherche. Les planches-contact sont mon journal intime. » Ainsi débute la superbe exposition que le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme consacre au photographe Patrick Zachmann jusqu’au 6 mars 2022.

Prière, rue des Rosiers, Paris, 1979
© Patrick Zachmann / Magnum Photos

C’est en 1979 que celui qui allait devenir l’un des membres de l’Agence Magnum, six ans plus tard, publie son premier reportage. Il nous informe aussitôt : il ne connait rien alors de l’histoire de sa famille, ni du judaïsme. Pourtant, son premier sujet porte sur des juifs orthodoxes, ceux qu’il appelle des juifs « visibles », tout en pensant que les juifs, ce sont eux, pas lui. Cette distance qu’il croit mettre entre une représentation du judaïsme et ce qui serait son identité propre va se réduire au fil du temps. Il choisit de photographier des survivants de la Shoah en 1981 pour, dit-il, « conserver une image de ces hommes et femmes avant qu’ils ne disparaissent ». Mais, comme si le silence de la photographie et de certains survivants disait plus que la parole, l’histoire, la sienne, va le rattraper à travers ces visages : une partie de sa famille a disparu à Auschwitz, ce qu’il ignore pratiquement à l’époque. L’exposition nous conduit ensuite, à travers différentes séries, dans un kaléidoscope de visages de juifs français. Après les orthodoxes et les survivants, Patrick Zachmann s’intéresse à de jeunes sionistes dans lesquels il ne se reconnait pas puis à la vie communautaire, dont des « bals juifs » qui lui raisonnent avec la rencontre de sa mère avec son père dans… un bal.

Soirée privée, Paris, 1981
© Patrick Zachmann / Magnum Photos

La recherche encore inconsciente de son identité juive se structure. Il entreprend de nombreux portraits de juifs « ordinaires » où un électricien-poète yiddish et sa femme (M. Friedmann et Mme Friedmann) voisinent avec un pianiste (Jean-Marc Luisada), un grossiste du sentier (M. Ben Amran) côtoie  un psychanalyste (M. Lévy), un écrivain (Jean-Claude Grumberg) jouxte un tailleur (Mr Fuchs), l’acteur Jean Benguigui n’est pas loin du philosophe Alain Finkielkraut etc…

Monsieur et Madame Friedmann, Paris, 1981
© Patrick Zachmann / Magnum Photos

La série des vieux ashkénazes aux Buttes Chaumont est également très émouvante. On les entendrait presque parler en yiddish entre eux !

Parc des Buttes-Chaumont, 1983
À droite, Jacques et Hélène Grabstock
© Patrick Zachmann / Magnum Photos

Enfin, nous y sommes. Zachmann nous l’annonce : « Cette longue recherche introspective s’achève par ma propre famille. Pourtant, je ne l’avais pas programmé. J’avançais intuitivement d’une identité à l’autre pour me rapprocher de la mienne par négation, par exclusion des identités dans lesquelles je ne me reconnaissais pas. » Après avoir interrogé son père dans le film « La Mémoire de mon père » en 1995, versant ashkénaze de son identité, le photographe plonge dans sa famille maternelle et séfarade, originaire d’Algérie et du Maroc, pour livrer une série bouleversante.

Autoportrait avec ma mère, Paris, 1983
© Patrick Zachmann / Magnum Photos

L’exposition aurait pu s’arrêter là, tant les photos sont puissantes. Nous avons la sensation d’avoir accompagné le photographe dans sa (re)conquête familiale et identitaire. Mais nous sommes emportés par d’autres formes « d’enquêtes de mémoire » tout aussi saisissantes : reportages à Auschwitz en 1999, en Afrique du Sud en 1990, au Chili en 1999, au Rwanda en 2000, en Hongrie en 2004, en Pologne et Ukraine en 2014 – 201.

Survivants tutsis, Rwanda, 2000
© Patrick Zachmann / Magnum Photos

La couleur apparaît progressivement et demeure dans la dernière partie de l’exposition où revient, pour boucler la boucle, le visage de sa mère, âgée. La dernière salle lui est consacrée avec le film « Mare Mater » (sortie en 2013). Zachmann y confronte sa propre histoire familiale à celle des migrants d’aujourd’hui. Les troubles de mémoire de sa mère lors du tournage ont restitué  des informations partielles. Le photographe partira donc en Algérie en 2011 sur les traces de ses grands-parents, soixante-dix ans après l’arrivée de sa mère en France. Un voyage à l’envers. 

Une photographie de ma mère datant des années 1940
Nice, 2011
© Patrick Zachmann / Magnum Photos

L’exposition est accompagnée d’un catalogue, coédité par le mahJ et l’Atelier EXB (224 pages, 190 illustrations, 39 €), ainsi que de manifestations à l’auditorium et de visites guidées. #ExpoZachmann

Patrick Zachmann Voyages de mémoire

2 décembre 2021 – mars 2022
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme

71 rue du Temple 75003 Paris

www.mahj.org

Pierre Dac, l’engagé

Brassaï, Pierre Dac devant son micro
Paris, 1935
 © Estate Brassaï ©RMN-Grand Palais / Jean-Gilles Berizzi

 Consacrer aujourd’hui une exposition à Pierre Dac est une entreprise de salut public. L’enjeu était d’autant plus risqué que rien ne pouvait garantir qu’un tel personnage puisse vivre ou revivre sur les murs d’un musée. Un vrai pari. Gagné ! Gagné par la force de la scénographie qui nous entraîne dans un parcours à la fois chronologique et thématique de l’artiste; gagné par la richesse des archives visuelles et sonores réunies par Jacques Pessis et Anne Hélène Hoog, tous deux commissaires de l’exposition; gagné par le point de vue qui préside à cette présentation : celui de dépasser l’image d’amuseur qui colle à Pierre Dac pour nous faire découvrir un homme complexe, engagé dans son temps et ses combats, un artiste à la fois populaire et exigeant, un surdoué des mots, de la langue française et de ses avatars (argot, contrepèterie, associations…), un français patriote, un juif dans sa chair, un amoureux de sa femme à qui il tiendra sa promesse de se convertir au catholicisme pour l’épouser religieusement.

Pierre Dac et André Gabriello- Canular pour L’Os à moelle, Saint-Cloud, novembre 1938
Archives Jacques Pessis

« Si l’existence est une course d’obstacles, la vie est une marche d’épreuves » a écrit Pierre Dac. Sa vie ou plutôt celle d’André Isaac commence en 1893 au sein d’une famille juive alsacienne qui s’installe à Paris en 1896 au coeur du quartier de La Villette, où son père est boucher. Il devient Pierre Dac en 1922 sur la scène de La Vache enragée, un cabaret où raisonnent ses premiers textes dans l’esprit Louchebem, l’argot des bouchers. Sa carrière naissante de chansonnier le propulse dès 1934 comme Le Roi des Loufoques. Pierre Dac a saisi l’absurdité du monde au sortir de la Grande Guerre où il s’était engagé, où il fut gravement blessé au bras et où son frère ainé est mort pour la France. Et si, face à la perte de sens qu’offre ce mode ébranlé, l’humour, le rire étaient des armes ? Pierre Dac a compris la force des mots, de la langue et ne va cesser de les utiliser pour sauter « les obstacles de l’existence et les marches de la vie ». Il ne s’inscrit ni comme militant politique, ni comme théoricien du verbe. Il consacre sa vie et ses textes à combattre toute forme de bêtise ou d’autoritarisme, toute entrave à la dignité ou à la justice, tout obstacle à la liberté. Avec une arme imparable : le rire. Avec tous les moyens qu’il pourra mettre à sa disposition : le cabaret, la radio, la presse puis la télévision, la littérature et le cinéma. 

Il devient un humoriste professionnel, un artiste populaire en empathie avec  le public. La radio arrive très vite dans son parcours : dès 1936, on l’entend sur les ondes de Radio Cité, fondée par Marcel Bleustein-Blanchet, puis en 1937 sur Le Poste parisien où il présente en public et en direct l’émission « La Société des Loufoques » et le jeu La Course au trésor. Le succès de ses émissions va lui ouvrir les portes de la presse écrite en 1938 : les frères Offenstadt, aux manettes de la Société parisienne de presse, lui permettent la création du journal satirique L’Os à moelle qui, dans cette période de « drôle de guerre », enchante des milliers de lecteurs : les premiers numéros se vendront à 400.000 exemplaires. 

 

Évocation de Pierre Dac
Paris, 1963 Disque vinyle 33 tours
Archives Jacques Pessis

S’il participe à quelques tournées avec le Poste parisien et le Théâtre des armées à la déclaration de guerre en 1939, il comprend dès 1940 l’urgence de quitter Paris pour échapper à une arrestation. Antinazi de la première heure, l’Os à moelle était devenu sa tribune de prédilection pour s’opposer à la montée des fascismes et à l’extrême droite française. Résistant, il cherche à rejoindre De Gaulle à Londres. Avec celle qui deviendra sa femme, la comédienne Dinah Gervyl, il se rend d’abord en Bourgogne avant Toulouse où la mère de Dinah soutient un réseau de résistants. Il parviendra enfin en Angleterre en 1943 non sans avoir connu plusieurs arrestations et détentions. A partir de d’octobre 1943, il devient l’une des voix de la BBC pour l’émission « Les Français parlent aux Français ». Dès l’instant où il prendra la mesure de l’horreur des crimes nazis et de ceux des miliciens, il n’aura de cesse, jusqu’en août 1944, de fustiger la  France pétainiste et les occupants, en rédigeant plus de quatre-vingt éditoriaux et chansons pour la radio, et des articles dans le journal de la France libre, France. Son texte magistral « Bagatelle pour un tombeau » que donne à lire ou relire l’exposition, adressé à Philippe Henriot, secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande du gouvernement de Vichy et orateur de Radio-Paris, expose de manière bouleversante l’attachement de Pierre Dac à son identité française et à la France. Le pays le récompensera de ses activités par la médaille de la Résistance française puis par sa nomination de Chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur en 1946. 

Pierre Dac et Francis Blanche dans le sketch « Le Sâr Rabindranath Duval »
1960 Archives Jacques Pessis

Les années 1950 vont être celles de ses grands « tubes ». Sa rencontre avec Francis Blanche en 1947 inaugure la formation d’un duo culte qui va  offrir une palette réjouissante d’innombrables sketches, émissions et feuilletons. A la scène, ils triomphent dans plusieurs cabarets dont Les Trois Baudets avec la revue Sans issue !  d’où surgit du fameux concept du « schmilblick » -qui pourrait être la contraction des termes yiddish blick (« regard ») et schlemiel (« idiot »)-, mot qui rentrera dans la langue française pour désigner un « machin ». A la radio, les deux comiques mettent leurs talents au service de Paris Inter avec l’émission Le Parti d’en rire (qui deviendra Faites chauffer la colle). Plus tard, Signé Furax nourrira 1300 épisodes entre 1956 et 1960 sur Europe n°1. 

L’Os à moelle, n° 43, 11 février 1965, Archives Jacques Pessis

Peut-on imaginer que l’homme au pouvoir de faire rire tant de spectateurs et d’auditeurs puisse être le même qui, depuis 1946, souffrait d’un état dépressif profond ? Peut-on croire qu’il répétera par quatre fois la tentative de se suicider à la fin des années 1950 ? Les horreurs de la guerre et de la barbarie nazie ont transformé sa vision du monde. Du registre loufoque il passe à une posture plus philosophique. Son combat contre le racisme et l’antisémitisme se concrétise dans une série de papiers pour la revue de la LICA, Le Droit de vivre. Sa critique du monde politique et des élites s’incarne dans sa candidature à l’élection présidentielle de 1965. Son parti, le M.O.U (Mouvement ondulatoire unifié) ) propose le slogan imparable : « Les temps sont durs, vive le M.O.U » ! Jacques Martin aurait été Premier ministre, Jean Yanne et René Goscinny ministres de son gouvernement. En mars 1966, il n’hésite pas d’incarner un président de tribunal dans le spectacle L’instruction (Der Ermittlung) du dramaturge allemand Peter Weiss monté par Gabriel Garran au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, tiré des minutes du procès de Francfort-sur-le-Main jugeant, de décembre 1963 à août 1965, vingt-deux responsables et gardiens du camp d’extermination d’Auschwitz. 

Il s’en est expliqué : « Je suis avec vous, car c’est mon devoir. Cette aventure est indispensable ! Il faut par tous les moyens que la trace de faits aussi dramatiques demeure présente dans toutes les mémoires, afin qu’ils ne se reproduisent jamais ». Témoin de son époque et acteur de l’Histoire, Pierre Dac a resserré son lien au judaïsme depuis la fin de la guerre. Son texte paru en 1974, un an avant sa mort, dans Le Journal des communautés, intitulé Ecoute Israël, évoque la résurrection du peuple juif après l’extermination, tout comme cette « pensée » : « L’âme des justes qui ont péri dans les fours crématoires est immortelle. La preuve, dans le ciel, j’ai vu briller des étoiles jaunes. » 

A une époque où les ondes, la télévision et les scènes sont saturés par les « comiques », il est urgent de rendre à Pierre Dac sa visibilité et de comprendre sa contemporanéité. Il est le précurseur et l’inspirateur de toute une génération d’humoristes déjà disparus tels Coluche, Pierre Desproges ou Jean Yanne mais aussi plus près de nous des Nuls, de François Morel et de bien d’autres.

Pierre Dac dans une émission de télévision avec Coluche et Sylvie Joly, Paris, années 1960-1970, Archives Jacques Pessis

Il ne faut pas rater une autre exposition est présentée simultanément au mahJ : Juifs du Maroc, 1934-1937 Photographies de Jean BesancenotDans un tout autre registre que Pierre Dac, sa visite est enthousiasmante. Elle nous immerge dans une série de photographies réalisées par Jean Besancenot (1902-1992) qui fut à la fois peintre, photographe et ethnographe autodidacte. Spécialiste des costumes régionaux français, il est séduit en 1934, lors d’un voyage d’études au Maroc, par le pays et par ses costumes traditionnels. Il photographie lors de plusieurs séjours, en mission pour le Musée de l’homme, des hommes et des femmes des communautés arabes, berbères et juives dans leurs costumes traditionnels. Il réalise aussi des dessins et rédige des notes très précises. Nous sommes frappés par la présence si forte de ses modèles et par leur modernité. A travers cet ensemble photographique, à la fois documentaire et esthétique, cette exposition propose un témoignage précieux sur une communauté aujourd’hui disparue. Elle est aussi l’occasion pour la photographe Hannah Assouline, commissaire de l’exposition avec Dominique Carré, de reconstituer une partie de son histoire familiale, à l’aune d’une photographie de son père, Messouad Assouline, qui figure dans ce corpus présenté au mahJ.

Pierre Dac, Du côté d’ailleurs
Paris, Société nouvelle des éditions Valmont, 1960, Archives Jacques Pessis
Pierre Dac, Du côté d'ailleurs 

Juifs du Maroc, 1934-1937 Photographies de Jean Besancenot

Musée d’art et d’histoire du Judaïsme      www.mahj.org

Sarah Moon, PasséPrésent 

 

En Roue Libre, 2001© Sarah Moon

La première salle de l’exposition PasséPrésent consacrée à Sarah Moon au Musée d’Art Moderne donne le ton. Aucune chronologie, aucune présentation de l’artiste pour introduire le parcours proposé. Nous sommes immédiatement plongés dans une dimension intemporelle, confirmée par la photographe : « Vous avez dit chronologie ? Je n’ai pas de repères, mes jalons ne sont ni des jours, ni des mois, ni des années. Ce sont des avant – pendant – après.» 

Ne cherchons pas de dates et avançons dans cet univers noir et blanc, éclairé soudain par la photo couleur d’une robe à pois qui nous éblouirait presque. La magie opère, celle d’entrer dans l’univers d’une artiste dont nous n’avions qu’une perception très partielle. Pour moi, Sarah Moon était une photographe de mode, celle des superbes photos réalisées pour les campagnes Cacharel dans les années 1970. L’exposition que le Musée d’art Moderne lui consacre aujourd’hui révèle un monde, son monde.

La mouette 1998© Sarah Moon

Un monde dont les contours sont flous, le flou de la myopie de Sarah Moon, le flou de la lumière qui l’intéresse. Elle n’aime pas la lumière crue. Elle aime le brouillard, la buée, la pluie, les nuages, la fumée.

Sarah Moon déteste les affirmations car, pour elle, « la vérité est tellement mobile ». Elle a déclaré le réel nul et non avenu. A la question « Qu’est ce que la nostalgie ? », elle répond : « C’est le rêve de quelques chose qui n’a pas existé. C’est le rêve d’un rêve ». C’est bien à une sorte de rêve qu’elle nous convoque, à des représentations oniriques de l’enfance, de la féminité, d’animaux, de paysages délabrés, de fêtes foraines, qu’elle met en scène pour nous. Car le support de son travail depuis ses débuts, inaugurés par la photo de mode, c’est la fiction. Elle a besoin de se détacher de la réalité pour mieux l’approcher.

Pour Yohji Yamamoto, 1996© Sarah Moon

Elle dit travailler avec le hasard, que ses photos sont des accidents. C’est le hasard qui l’avait conduite sur le chemin du mannequinat, son premier métier. Elle a d’abord pris pour modèles ses collègues. On les retrouve au fil de l’exposition : Audrey, Theresa, Eva, Kasia, Val… Qu’elles posent pour la Sarah Moon qui remplit une commande par Yohji Yamamoto, Issey Miyake, Comme des Garçons, Vogue, Chanel ou Dior ou pour la Sarah Moon qui se livre, à un travail personnel, les visages ou les corps des « filles » ont un grain tellement spécifique sous l’objectif de l’artiste.  C’est à partir de 1985, date à laquelle son assistant Mike Yavel meurt et où la directrice artistique de Cacharel, Corinne Sarrut, quitte la société, que Sarah Moon oriente son regard au-delà de la mode. 

« Sarah Moon est à la fois une photographe de mode et de l’indémodable, la photographe d’un temps révolu et la photographe d’un avenir inquiétant », résume magnifiquement Dominique Edde dans le beau catalogue de l’exposition. 

La fin des vacances, 2017© Sarah Moon

Les accidents, elle aime les provoquer dans le traitement de ses photos. Avec son fidèle tireur, Patrick Toussaint, qui travaille avec elle depuis toujours, ils ont mis au point un processus de développement de l’image qui amplifie la relation au temps, le brouillage du passé et du présent. La pellicule (pellicula en italien veut dire petite peau) est périssable, dit l’artiste. Elle explique qu’en ne la fixant pas tout de suite, on voit ses déchirures, ses taches. Sarah Moon n’aime pas les images lisses. Elle « déréalise » comme elle l’explique dans un documentaire datant de 1994 : « Je ne témoigne de rien – j’invente une histoire que je ne raconte pas, j’imagine une situation qui n’existe pas – je crée un lieu ou j’en efface un autre, je déplace la lumière – je déréalise et puis j’essaie. Je guette ce que je n’ai pas prévu, j’attends de reconnaître ce que j’ai oublié – je défais ce que je construis – j’espère le hasard et je souhaite plus que tout être touchée en même temps que je vise.»

L’exposition nous présente aussi Sarah Moon cinéaste. Elle a toujours voulu faire des films. Le premier, réalisé en 1990, s’intitule Mississipi One. Il ne fait pas partie des cinq vidéos présentées dans le parcours : Circuss (2002), Le Fil rouge (2005), Le Petit Chaperon noir (2010), L’Effraie (2004), Où va le blanc…(2013), la plupart adaptées de contes populaires qu’elle apprécie particulièrement. « Chez elle -dans ses films en tous cas- nous dit Jean-Claude Carrière, le temps n’est jamais clair, le ciel n’est jamais bleu, mais les nuages d’orage ne sont jamais totalement obscurs. (…) Dans les films de Sarah Moon, il faudrait presque dire qu’il faut regarder ce que l’on ne voit pas. C’est un de ses secrets ».

Le pavot 1997 © Sarah Moon

Laissons le dernier mot à l’homme qui l’a connue mieux que personne, Robert Delpire, son soutien professionnel inconditionnel, son mari durant quarante-huit ans, disparu en 2017, à qui Sarah Moon dédit une salle dans le parcours des collections permanentes du Musée d’art Moderne : « …Il y aura toujours dans ses photographies une délicatesse qui n’est que elle. Il n’y aura ni mièvrerie, ni complaisance dans ce regard qu’elle pose sur les femmes. Et elle sera toujours éblouie qu’un oiseau vienne, du fond des mers et jusqu’à la fin des temps, regarder son oeil bleu et lui montrer ses plumes. »

Sarah Moon, PasséPrésent 

commissaire de l’exposition Fanny Schulmann

18 septembre 2020 – 10 janvier 2021

MUSÉE D’ART MODERNE DE PARIS `

11, Avenue du Président Wilson, 75116 Paris 
www.mam.paris.fr 
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