Si vous deviez choisir parmi toutes les magnifiques expositions du moment, dirigez-vous toutes affaires cessantes à la Fondation Cartier, boulevard Raspail à Paris, pour découvrir la superbe proposition autour de l’artiste colombienne Olga de Amaral.
J’avoue n’avoir jamais entendu parler de cette artiste jusqu’à ce que des commentaires éblouis sur les réseaux sociaux ou ceux de voix amies me portent jusqu’à cette visite enchanteresse. Le fait d’avoir un regard pur, une approche uniquement sensorielle pour appréhender l’exposition était très jouissive. Le soleil de ce dimanche matin d’hiver, les feuilles vertes des arbres visibles par les grandes baies vitrées de la Fondation Cartier ont ajouté du plaisir à cette découverte.
J’apprends vite par les cartels et le document d’aide à la visite qu’Olga de Amaral est née à Bogota en 1932, qu’elle a été formée dans les années 1950 à l’architecture en Colombie puis à l’académie de Cranbrook aux Etats-Unis où elle est sensibilisée aux influences du mouvement Bauhaus. Elle découvre alors le design textile et la technique du tissage et contribue dans les années 1960 et 1970 au développement du Fiber Art, mouvement auquel appartiennent des artistes telles Anni Albers, Sheila Hicks ou Magdalena Abakanowicz.
Les deux salles du rez-de-chaussée sont éblouissantes. La première, intitulée « Tisser le paysage » présente des panneaux monumentaux réalisés principalement en laine et crin de cheval. On est happé par cet espace inédit, par ces tableaux abstraits conçus dans des matières inhabituelles et presque rassurantes, par l’intelligence de la mise en espace que l’on doit à l’architecte franco-libanise Lina Ghotmeh. La présence minérale de grosses pierres d’ardoise contribue à dessiner le paysage qu’évoque les murs tissés.
La seconde salle du rez-de-chaussée nous enveloppe et nous trouble. Où sont les limites entre l’intérieur et l’extérieur ? La scénographie mêle l’architecture du bâtiment de Jean Nouvel et celle du jardin conçu par Lothar Baumgarten aux œuvres d’Olga de Amaral, les Brumas (Brume), série initiée en 2013. Les vingt-trois pièces présentées sont constituées de milliers de fils de coton enduits de gesso et recouverts de peinture acrylique. Je lis qu’« elles apparaissent comme des représentations métaphoriques de l’air et de l’eau ». Tissées en trois dimensions, monumentales également, leur aspect aérien est accentué par la transparence des fils et leurs légers balancements. En tournant autour des œuvres, on découvre des motifs peints qui apportent de subtiles touches de couleur à cette traversée. La couleur est l’une des grandes affaires de l’artiste : « Je vis la couleur. Je sais que c’est un langage inconscient et je le comprends. La couleur est comme une amie, elle m’accompagne. » a-t-elle joliment écrit.
Descendons à l’étage inférieur où se poursuit l’exposition. Les volumes sont différents, l’extérieur ne pénètre plus, la scénographie s’y adapte. Le motif de la spirale est le fil conducteur de cette déambulation où l’on suit petit à petit les explorations artistiques développées par Olga de Amaral depuis cinq décennies. Organisée chronologiquement, cette deuxième partie nous donne quelques clefs pour comprendre les recherches de l’artiste. L’héritage du Bauhaus lui a, entre autres, appris l’abolition de la séparation entre l’artiste et l’artisan. Ainsi affirme-t- elle tout au long de son travail des avancées toujours plus audacieuses en utilisant de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques inspirés par des techniques traditionnelles populaires de son pays qu’elle associe aux dynamiques de l’art abstrait post Seconde Guerre mondiale. Et elle s’adjoint la collaboration de plusieurs artisanes colombiennes qui l’accompagneront tout au long de son travail.
Deux choses m’ont particulièrement frappée dans cette salle : d’une part la manière dont les œuvres, affleurant le sol ou en suspension, délimitent l’espace et d’autre part, outre l’importance de la couleur et des évolutions techniques, l’apport magnifique qu’apporte la feuille d’or à de nombreuses pièces. Cet élément devient dès le milieu des années 1980 l’un des matériaux de prédilection d’Olga de Amaral qu’elle applique sur les fils de coton ou directement sur la surface d’œuvres rendant le tissu presque invisible. Recherche de la lumière mais aussi connotation sacrée – le doré est celui des autels des églises baroques de Bogota -, autant d’éléments qui indiquent le caractère mystique de ses pièces. La dernière salle consacrée à la série Estrelas, en constitue le point culminant. Ces stèles dorées qui pourraient représenter des menhirs, des totems ou des pierres stellaires évoquent, selon les commissaires de l’exposition, des sculptures funéraires ou votives monumentales des grands sites archéologiques précolombiens. Sans posséder spontanément ces références, nous sommes saisis par l’émotion voire le recueillement.
Olga de Amaral, artiste dont la renommée internationale n’est plus à faire, voit avec cette première grande rétrospective en France, une reconnaissance publique évidente. En témoigne le succès de l’exposition. Il ne faut pas la rater, en prenant la précaution de réserver ses places sous peine de ne pouvoir vivre ce grand moment.
J’aime qu’une exposition me raconte une histoire ou me permette d’en imaginer une.
Ainsi la magnifique exposition « Perspective » consacrée à Richard Peduzzi par le Mobilier national dans la Galerie des Gobelins m’a immergée dans une cinquante années de ses réalisations, de 1972 à aujourd’hui, réunissant peintures, dessins, croquis, maquettes de décors, mobilier, luminaires, objets, tapis et tapisseries.
Si le nom de Peduzzi est indissociable de celui de Chéreau pour avoir réalisé tous les décors de ses mises en scène de théâtre et d’opéra, l’exposition permet de prendre la mesure de son œuvre pluridisciplinaire, dans ses intrications et ses prolongements, offrant ainsi une vision globale de son itinéraire artistique.
La déambulation, scénographiée par l’artiste lui-même, non chronologique, m’a invitée à plonger dans son univers, depuis son travail de peintre à celui de décorateur, de concepteur d’espaces muséaux à ses interventions dans des projets architecturaux et à ses créations de mobilier et d’objets.
D’une enfance normande cabossée entre le Havre et Verneuil-sur-Avre dans l’immédiate après-guerre, Richard cherche sa place, sa voie…Il ignore alors combien les paysages de son enfance resteront à jamais une immense source d’inspiration : « …ce sont toujours les mêmes obsessions : les quais, les bâtiments industriels, les reflets, les palais désaffectés. C’est Le Havre qui me revient par bouffées à chaque fois, cette étrange odeur du Havre et son ciel.[1] » Lorsqu’il arrive à Paris, à l’âge de 16 ans, il est déterminé à devenir peintre et rencontre deux ans plus tard Charles Auffret qui sera son premier « maître ». Mais l’ambiance de l’atelier lui semble austère, il veut « sentir la vie autour de (lui) ». En 1967, deux rencontres vont faire basculer son destin : celle de son premier amour, Marianne Merleau-Ponty et de sa mère Suzanne, qui vont lui permettre de «changer (sa) ligne d’horizon, (sa) façon de voir et d’appréhender le monde » puis d’un jeune metteur en scène, Patrice Chéreau : « Dès lors, nous ne sommes jamais plus quittés.[2] » Ces « coups de chance », comme il les décrit, ne vont pas s’arrêter là. Sur le plan personnel, il tombe amoureux en 1974 de Pénélope Chauvelot, lorsqu’elle apparait, tel un miracle, sur le port de Portofino. Il la retrouve en 1980, pour le meilleur. Elle est « l’amour de sa vie » et la mère de ses enfants. Au chapitre professionnel, d’autres mondes s’ouvrent en parallèle au théâtre et à l’opéra lorsqu’il se voit confier des conceptions d’espaces comme la bibliothèque-musée de l’Opéra, des expositions à mettre en scène pour le musée d’Orsay ou le Louvre ou autres projets d’architecture et de décoration intérieure. Puis il est appelé en 1992 par Jack Lang pour diriger l’École des arts décoratifs (ENSAD), situation d’autant plus cocasse qu’il avait été recalé à son concours d’entrée bien des années plus tôt ! Après dix années, une nouvelle aventure l’attend : celle de devenir le directeur de la Villa Médicis à Rome où il restera six ans. Et depuis 1988 s’est engagée une collaboration avec le Mobilier national, partenaire de nombre de ses réalisations muséales et pour qui il a conçu une centaine de meubles. Il était donc « naturel et pour ainsi dire nécessaire d’organiser (…) cette exposition « Perspective » qui reflète si fidèlement l’univers polysémique de Richard Peduzzi.[3] » écrit Hervé Lemoine, président du Mobilier national et commissaire général de l’exposition.
« Perspective » se déploie sur les deux niveaux de la Galerie des Gobelins. Offrons-nous le privilège de nous laisser guider par Richard Peduzzi, grâce à un dialogue avec le journaliste Arnaud Laporte[4]…« (La Galerie des Gobelins) est un espace tout en longueur, c’est la grande difficulté. (…) L’essentiel étant que les visiteurs disposent de place et de tranquillité pour observer. L’espace se divise en cabinets invisibles qui structurent et concentrent ce que nous voulons montrer. Invisibles car il n’y a pas de cloisonnements entre eux, pas de séparations nettes »
Le rez-de-chaussée de la galerie offre une perspective magnifique. « Dès l’entrée, l’œil est immédiatement attiré par un tapis au fond de la galerie (…). Ce point de fuite est accentué par les cimaises bleues de chaque côté, fixées aux murs et sur lesquelles sont accrochés mes tableaux ».
Aquarelles, dessins et gouaches réalisés pour des décors de mises en scène de Chéreau principalement mais aussi de Luc Bondy ou Clément Hervieu-Léger m’émeuvent particulièrement, me proposant un voyage rétrospectif vers quelques uns des plus beaux spectacles de théâtre et d’opéra : La Dispute (1972), Peer Gynt (1981), Quai Ouest (1986) ou I Am the Wind (2011), L’Éveil du Printemps (2018) pour le théâtre, Le Ring (Bayreuth, 1976), Lulu (1979), Lucio Silla (1984), Wozzeck (1992) Don Giovanni (1992) ou Dela maison des morts (2007) pour l’opéra.
« (Les tableaux) entrent en discussion avec les meubles, que ce soit par les couleurs ou les traits (…) », souligne Richard Peduzzi.
L’iconique rocking-chair fait d’un seul ruban de bois mélaminé en merisier ou la table Pyramide frôlent des fauteuils et des poufs en velours de couleurs sous des lustres monumentaux. Ces passages, ces dialogues d’un support à un autre, d’un dessin à un décor, d’un décor à un fauteuil que Peduzzi décide de dessiner lui-même, faute de trouver le bon, pour Le Conte d’hiver mis en scène de Luc Bondy (point de départ de sa conception de meubles pour le Mobilier national), forment toute la richesse de « l’univers foisonnant de Richard Peduzzi où harmonie et dissonance, gravité et légèreté se côtoient » comme l’écrit Alizée David, co-commissaire de l’exposition. « Cet espace du rez-de-chaussée, entièrement bleu, offre une immersion dans mon univers, comme si le visiteur entrait chez moi. »
« Au premier étage de la galerie, une salle conçue comme un cabinet de curiosités présente des maquettes de décors de théâtre et d’opéra. » L’histoire que je suis venue chercher ici (et à laquelle j’ai très modestement participé lors de mes années d’attachée de presse du théâtre de Nanterre-Amandiers sous la direction de Patrice Chéreau et Catherine Tasca) est également racontée dans une formidable archive INA d’un documentaire d’Arnaud Sélignac (L’Envers du théâtre -1986) où l’on assiste à un dialogue entre Richard et Patrice à l’occasion de leur collaboration sur le décor de l’opéra Lucio Silla – La maquette du décor est également visible dans l’exposition – Leurs regards, leurs complicités, leur complémentarité, tout y est.
« Dans la salle suivante, de grands panneaux inclinés de couleurs sont adossés aux murs. On y retrouve d’autres maquettes aux côtés de dessins préparatoires et de peintures qui alimentent mon processus d’imagination dans la conception des décors. » Ce premier étage dévoile des carnets exposés pour la première fois et des croquis de recherche où couleurs et crayonnés montrent le work in progress de meubles.
Une dernière pièce impressionnante présente des tapis de très grands formats reproduisant quelques-uns des tableaux vus au rez-de-chaussée pour des décors. On découvre également des exemples d’aménagements réalisés pour l’Opéra Garnier, Orsay, le Louvre, le Château Mouton Rotschild de Pauillac ou la Scala à Paris.
Laissons le final cut à l’artiste : « Ce n’est pas pour rien que l’exposition n’est pas une rétrospective, C’est vraiment une « perspective », au sens où il faut investir le présent pour vivre intensément. Mais le présent ne dure qu’une seconde…. »
Richard Peduzzi. Perspective. Mobilier, décors, dessins16 oct 2024 -31 déc 2024
Galerie des Gobelins, 42 avenue des Gobelins 7503 Paris
[1]Percussion, discussion avec Arnaud Laporte, Actes Sud, 2024
Si vous redoutez les foules aux expositions phares (et néanmoins magnifiques) proposées actuellement à Paris, de Modigliani à Van Gogh, de Rothko à Joan Sfar en passant par Agnès Varda ou Corps à corps, histoire (s) de la photographie, précipitez vous à la Fondation Cartier- Bresson. Vous aurez la chance de découvrir jusqu’au 14 janvier, au sous-sol de la Fondation, une photographe exceptionnelle, Ruth Orkin, présentée pour la première fois à Paris. Il s’agit d’une proposition modeste dans sa dimension mais énorme dans la découverte qu’elle occasionne. Ruth Orkin (1921-1985) est l’une des très grandes photographes américaines de la seconde moitié du XXème siècle selon Clément Chéroux, directeur de la Fondation HCB et commissaire de l’exposition. Avec Bike Trip, USA, 1939, il nous entraine dans un voyage initiatique dans tous les sens du terme. Initiatique pour la photographe, initiatique pour nous qui découvrons l’artiste.
À l’âge de 17 ans, Ruth Orkin, qui vit alors avec ses parents à Hollywood, prend le prétexte d’aller visiter l’exposition universelle de 1939 à New York pour entreprendre de voyager seule avec son vélo à travers les Etats-Unis, d’Est en Ouest. De Chicago à Philadelphie, de Washington à New York, de Boston à San Francisco, elle parcourt les longues distances en train, en bus, en voiture, toujours avec son vélo qu’elle utilise pour arpenter les grandes villes. Elle photographie tout son périple et met en scène son deux-roues, en l’inscrivant dans le cadre de son image, proposant ainsi des compositions tout à fait surprenantes et novatrices.
Elle se met elle-même en scène dans des auto-portraits, ancêtres des selfies, et montre déjà son oeil talentueux à capturer les vues urbaines comme elle le fera plus tard depuis sa fenêtre new-yorkaise au dessus de Central-Park.
Parmi les merveilleuses archives qui sont présentées, nous pouvons découvrir le manuscrit du récit que Ruth Orkin a consacré à cette aventure, texte resté inédit, et les pages de son Scrapbook qui documentent au quotidien ses étapes, illustrées par des photos commentées.
Mais le plus étonnant est de découvrir un ensemble de coupures de presse relatant les exploits de cette jeune fille voyageant seule à bicyclette. En effet, nous apprenons que Ruth Orkin, lors de son passage à Chicago, rencontre un jeune étudiant en journalisme qui décide de lui consacrer un article. D’autres journalistes s’intéressent à elle et cette soudaine notoriété lui procure des invitations à des spectacles, des sacoches neuves pour son vélo et même une nouvelle bicyclette à trois vitesses. Elle comprend rapidement l’intérêt de cette mise en lumière et contactera elle même la presse locale lorsqu’elle arrivera dans une ville, mettant en oeuvre un principe très américain, le self-branding, autrement dit l’auto-promotion. Quelle audace, quelle liberté et quelle modernité !
Dix ans plus tard, en 1951, alors que Ruth est devenue une photographe reconnue, elle est envoyée en Israël par Life magazine pour un reportage. Lors de son voyage retour elle fait une étape en Italie, à Florence. Elle se lie d’amitié avec une jeune et très belle jeune femme américaine, Jinx, qui, comme elle, voyage seule. Ensemble, elles mettent en scène des situations qui restituent des expériences qu’elles ont pu vivre dans leurs expéditions solo. L’exposition nous permet de découvrir plusieurs de ces photos magnifiques dont celle qui deviendra la plus célèbre de Ruth Orkin, American Girl in Italy. Ce cliché est publié en 1952 par Cosmopolitan avec la toute la série sous le titre When you travel alone (Lorsque vous voyagez seule). Le premier voyage de 1939 était donc bien l’initiation à ce motif du « travel alone« .
Ruth Orkin a ensuite réalisé des portraits iconiques de nombreuses personnalités dont Robert Capa, Albert Einstein, Leonard Bernstein, Orson Welles, Montgomery Clift, Alfred Hitchcock, Woody Allen et tant d’autres connues ou inconnues, a capturé des images des villes, New York, en particulier. Elle n’a pu réaliser son rêve de devenir réalisatrice de cinéma que tardivement. Avec son mari, le photographe et réalisateur Morris Engel, elle co-réalisé deux films indépendants dont Little Fugitive (1952) qui fut récompensé par de nombreux prix.
À quand la grande exposition Ruth Orkin en France après cette merveilleuse « mise en bouche » offerte par la Fondation HCB ?
Ruth Orkin Bike Trip, USA, 1939
et en exposition principale : Carolyn Drake, lauréate du Prix HCB 2021, Men Untitled, "une série explorant son rapport aux idéaux de la masculinité dans la culture américaine"
Jusqu'au 14 janvier2024FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON
79 rue des Archives 75003 Paris
henricartierbresson.org
@Fondation HCB
Connaissez-vous Faith Ringgold ? Personne ne vous en voudra d’ignorer le nom de cette artiste noire américaine à qui le Musée Picasso a l’excellente idée de consacrer sa nouvelle exposition. Seuls les veinards qui se trouvaient à Londres en 2019 où elle fut exposée à la Serpentine South Gallery ou en 2022 à New York à l’occasion de l’exposition Faith Ringghold, American People au New Museum auraient pu la découvrir récemment. L’artiste a attendu 92 ans pour que son pays (et sa ville natale) lui consacrent cette première rétrospective ! C’est dans le prolongement de cette exposition newyorkaise que le Musée Picasso présente pour la première fois en France l’œuvre de cette figure majeure d’un art engagé, l’une des fondatrices de la scène artistique féministe noire américaine.
« La question était simplement de savoir comment être noir en Amérique. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui se passait à l’époque [les années 1960] ; il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc, et de manière tranchée. »
Née en 1930 à New York dans le contexte de la Grande Dépression et de la ségrégation sociale, Faith grandit dans un environnement artistique et intellectuel stimulant à l’heure du mouvement de renouveau de la culture afro-américaine intitulé « Renaissance de Harlem » d’où émergeront moult musiciens, peintres ou écrivains. Elle suit des études artistiques puis enseigne les arts plastiques dans les écoles publiques de New York. Mais elle refuse d’être assignée à sa position d’enseignante. Elle nourrit sa sensibilité artistique par ses visites dans les musées où elle découvre l’art moderne européen et bientôt l’expressionnisme américain dans des salles du MoMa. Elle suit sa détermination de devenir une femme libre et une artiste, combats qu’elle va gagner simultanément à son engagement dans les luttes qui culminent dans l’Amérique des années 1960 autour des droits civiques des Africains-Américains. Mère de deux filles nées en 1952, à onze mois d’écart, elle divorcera rapidement de leur père pianiste de jazz et épousera en 1964 Burdette Ringgold décédé en 2020.
« Son parcours même, qui s’apparente à une course d’obstacles depuis l’oppression raciale, sexuelle, sociale, artistique, littéraire, fait œuvre sous une forme autobiographique et d’autofiction multiforme et exemplaire », constate Cécile Debray, commissaire de l’exposition et présidente du Musée national Picasso-Paris. Présenté au rez-de-chaussée de l’Hôtel Salé, le parcours nous permet de découvrir un ensemble d’œuvres majeures de l’artiste où se confrontent grande modernité et lointaines traditions, textes et images aux couleurs éclatantes, proposés sur des supports qui évoluent de la toile traditionnelle au textile, en passant par la performance.
« Je voulais m’engager désormais dans la « lumière noire », dans des nuances chromatiques subtiles et dans des compositions basées sur mon intérêt nouveau pour les rythmes et les motifs africains. »
Ces mots de Faith Ringgold illustrent sa deuxième grande série Black Light, (1967), composée de douze toiles monochromes où elle exalte la beauté « afro » nouvellement reconnue, célébrée notamment par le slogan Black is beautiful . Cet ensemble qui fait suite à American People (1963-1967), série influencée par les écrits de Baldwin et LeRoi Jones, constitue un tournant dans son œuvre. Axé sur le racisme ordinaire dans l’ american way of life , American People propose dans un style « super réaliste » des portraits de Blancs et de Noirs dont la force n’est pas sans rappeler, dans un tout autre style, la présence des visages des tableaux d’Alice Neel, à qui le Centre Pompidou a récemment consacré une superbe exposition. Ce rapprochement tout à fait subjectif n’est sans doute pas le fruit du hasard car l’artiste blanche américaine, née 20 ans avant Faith Ringghod, avait été l’une des premières à peindre des figures issues des minorités et à avoir milité en faveur de la parité des femmes et des artistes noirs dans des expositions. Revenons à Faith Ringghold : trois tableaux impressionnants à vocation politique sont présentés en clôture de cette section. Ils s’inscrivent dans la lignée du Guernica de Picasso, en particulier Die (Meurt !), manifeste en écho aux violents soulèvements de l’été 1967. Un face à face avait eu lieu avec Picasso en 1969 au MoMa lorsque cette toile avait été présentée en face des Demoiselles d’Avignon.
« Dans les années 1970, j’ai découvert mes racines dans l’art africain et j’ai commencé à peindre et à créer un art correspondant à mon identité de femme noire. J’ai fait des poupées et des masques inspirés de ma peinture. J’ai commencé à écrire dans mon art et à raconter mon histoire non seulement avec des images mais aussi avec des mots et des performances masquées. »
Cette période est ouverte par une série de Tankas, à l’instar des peintures tibétaines et népalaises sur tissu du XVe siècle que l’artiste découvre lors d’une visite au Rijksmuseum d’Amsterdam. Elle s’approprie cette technique en 1974, créant sa première série picturale textile de dix-neuf peintures Slave Rape. Les bordures décoratives sont conçues par sa mère styliste, Willy Posey, début d’une longue collaboration. Cette expression textile se prolonge avec Quilts peints, une histoire revisitée. « The French collection » (1991-1994). La fabrication du quilt est issue d’une tradition afro-américaine ancestrale : les femmes s’asseyaient en cercle et cousaient ces sortes de dessus de lit en racontant des histoires. Ainsi l’artiste renoue avec cette coutume pour cette série ambitieuse, récit d’une jeune artiste africaine américaine (son alter égo ?) cherchant sa voie dans le Paris et le New York des années 1920. Elle croise les chemins, entre autres, de Picasso, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Monet ou Gertrude Stein. Cette promenade mi-autobiographique, mi-imaginaire est l’occasion pour Faith Ringgold d’affirmer : « Avec « The French Collection », je voulais montrer qu’il y avait des Noirs à l’époque de Picasso, de Monet et de Matisse, montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire. » Faith Ringgold a par ailleurs nourri de récits imaginaires de nombreux livres pour enfants, autre versant de sa production encore inédit en France.
Une dernière salle nous invite à un spectacle-performance qu’elle avait présenté dans des universités américaines, The Wake and Resurrection of the Bicentennial Negro (1975-1989), en réponse à la commémoration du bicentenaire de la déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776. Le son du gospel qui enveloppe masques et poupées nous émeut.
Ringgold is beautiful ! Telle est notre conclusion.
FAITH RINGGOLD
Musée Picasso Paris
Jusqu’au 2 juillet 2023
#RinggoldPicasso
Qu’est une autochrome ? En avez-vous déjà vu ? L’actualité culturelle fait bien les choses car une magnifique exposition intitulée « 1,2,3 couleur ! L’autochrome exposée » est présentée au Château de Tours par le Musée du Jeu de Paume jusqu’au 28 mai 2023. » Tours ? Mais c’est loin ! » diront certains. Non, il faut à peine une heure quinze pour rejoindre cette jolie ville en train. Et il y a de très bonnes raisons à faire ce voyage. Car, si prendre le train est un déplacement, se laisser transporter au début du XXème siècle à travers les portraits, paysages, natures mortes mais aussi images médicales ou témoignages de la Guerre 14-18, est un voyage enthousiasmant.
A cette occasion, Elisabeth Nora, co-commissaire de « 1,2,3 couleur ! L’autochrome exposée» avec Soizic Audouard et Quentin Bajac, nous éclaire sur l’histoire de ce procédé photographique, ancêtre de la diapositive couleur, et sur les enjeux de cette exposition conçue principalement autour de la collection AN qu’elle a constituée avec Soizic Audouard. Une autre collection, celle de la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, complète le parcours en présentant des autochromes réalisés pendant la guerre 1914-1918, images qui documentent de manière rare et saisissante cette période.
Racontez-nous l’arrivée de cette nouvelle technique que constitue l’ autochrome dans l’histoire de la photographie ?
Une autochrome est constituée d’une plaque de verre sur laquelle repose une matière composée d’une mosaïque de petits grains de fécule de pomme de terre teintés en rouge orangé, bleu-violet ou vert, recouverts d’une pellicule photosensible en noir et blanc. L’invention en revient aux Frères Lumière, plus particulièrement à Louis qui a passé sept ans à mettre au point ce procédé dont il a déposé le brevet en 1903. Cette invention est d’autant plus remarquable que des scientifiques comme Louis Ducos du Hauron essayaient de trouver le moyen de reproduire le réel en couleur depuis l’invention de la photographie, soixante ans auparavant. Mais les industriels lyonnais, déjà fabricants à grande échelle de la pellicule photographique en noir et blanc, ne se contentent pas d’inventer ce procédé. Ils le commercialisent en 1907 et se donnent les moyens de sa diffusion pour le rendre accessible au plus grand nombre. Il s’agit donc du premier procédé industriel de la photographie couleur.
Qui sont les premiers utilisateurs de ce nouveau procédé ?
Les plaques coutent trois fois plus cher que celles en noir et blanc. Ce sont surtout des amateurs, membres de sociétés photographiques qui s’en emparent. Mais également des scientifiques, en particulier des médecins qui réalisent des images médicales projetées à des fins pédagogiques à leurs étudiants pour les informer, par exemple, des maladies de peau. L’exposition présente quelques exemples de ces autochromes médicaux.
La manière dont les photographes se sont emparés du procédé en utilisant sa matérialité, soit pour l’améliorer, soit pour en faire des objets artistiques est remarquable. Par exemple, Léon Gimpel, journaliste à L’Ilustration, améliorera le procédé en fonction de ses besoins. En particulier, il travaillera les émulsions, augmentant ainsi la sensibilité des plaques pour sortir de la fixité du sujet car, contrairement à la photo noir et blanc où l’instantané est possible, il faut théoriquement pour les autochromes choisir des sujets immobiles : des paysages, de l’architecture, des natures mortes, des sujets posés. Gimpel a ainsi pu prendre des photos de nuit comme photographier les illuminations des Grands Magasins…
Sur le versant artistique, le procédé offre un effet qui répond à l’esthétique de l’époque : celui du pictorialisme, mouvement né à la fin du XIXème siècle où l’intervention du photographe sur le tirage donne un côté pictural à la photo. La chimie de l’autochrome offre à chaque plaque réalisée, objet unique par définition, un rendu très tendre, un charme singulier à travers la subtilité et les nuances des couleurs. Et des photographes déjà affirmés tels Henrich Kühn, Paul Burty Haviland, Edward Steichen ou Alfred Stieglitz, vont être rapidement séduits par cette technique. Ce dernier déclare en 1907 : « Bientôt, le monde entier sera fou de couleurs, et Lumière en sera responsable ».
Familier des Frères Lumières, Albert Kahn est l’un des grands initiateurs de l’utilisation de l’autochrome dès l’accessibilité du procédé. Il va demander aux expéditionnistes et géographes qu’il envoie à travers le monde afin de réaliser son grand projet des « Archives de la planète » de s’emparer de cette toute jeune technique. Ceci exigeait de la part de ces opérateurs une grande maîtrise du procédé complexe et lourd, d’autant plus qu’ils tiraient en partie leurs photos sur place.
Pourquoi aujourd’hui ce procédé est relativement inconnu du public ? Quentin Bajac, co-commissaire de l’exposition l’explique ainsi : « L’engouement pour la nouvelle technique fut en effet à la fois intense et relativement bref : il dura un peu plus de deux décennies, le procédé tombant progressivement en désuétude dans les années 1920 et 1930. L’autochrome traversa par la suite une longue période d’oubli. Trop fragile, trop difficile à exposer, non reproductible, elle fut pendant longtemps l’un des grands délaissés de la photographie, telle une branche morte qui semblait n’avoir donné que de trop rares fruits. De cet abandon, l’autochrome a été tirée depuis deux décennies par quelques historiens et collectionneurs qui, à contre-courant, ont su en apprécier la finesse, la sensualité, l’étrangeté. »
Tous ces propos sont très justes. J’ajouterais en temps que collectionneuse qu’une plaque de verre est unique et fragile et peut se révéler un objet difficile. Pourquoi ? On la protège, on la met en boite. Et pour la voir, contrairement à un tirage papier que l’on peut exposer sur un mur, nous dépendons soit de la lumière du jour, soit d’un projecteur. Exposer l’autochrome, c’est donc aussi l’éclairer pour exposer sa matière si attractive qui, depuis sa création provoque l’émerveillement. C’est pourquoi le sous-titre de l’exposition « L’autochrome exposée » prend tout son sens. Nous bénéficions aujourd’hui de progrès décisifs comme les lumières LED, nouvelles sources d’éclairage qui ne chauffent pas et permettent de rétro-éclairer les autochromes. Autre avancée, l’utilisation de scans de très belle définition, comme les pratiquent aujourd’hui tous les musées et institutions culturelles. Les plaques autochromes, comme des diapositives, sont scannées sous forme de tirages transparents (procédé d’impression dénommé Duratrans adapté aux caissons lumineux à LED). Nous pouvons ainsi nous permettre de les agrandir pour mieux les exposer. La transparence étant le mot-clef, ces images projetées et rétro-éclairées selon un réglage très fin, offrent toute leur puissance, leur charme. Nous avons toutefois évité de montrer de trop grands formats dans l’exposition afin de garder la bonne distance et permettre d’apprécier au mieux l’image. D’autre part, nous tenons à le souligner car c’est une rareté dans une exposition, que nous avons consacré une salle entière aux plaques originales (plus d’une quarantaine). Afin de ne pas détériorer leur chimie, chacune est dotée d’un système d’éclairage par un bouton poussoir que chaque visiteur peut actionner.
Pourquoi et comment avez-vous décidé de collectionner les autochromes avec Soizic Audouard ? À quel moment avez-vous démarré la collection AN ?
Avec Soizic, nous avions l’habitude de fréquenter les brocantes, les petits salons de photographie, les ventes aux enchères, et nous avons commencé à repérer ces plaques de verre en couleurs, les autochromes. Lors d’une vente chez Artcurial en 2006, j’ai été totalement conquise par une plaque de l’artiste Paul Burty Haviland dont le Musée d’Orsay avait acquis le fonds auprès de la fille du photographe, Nicole Maritch-Haviland. Ce moment a été fondateur. J’ai pu remporter la plaque et voyant Soizic un peu émue à mes côtés, je lui ai proposé de faire une collection à nous deux, ce qui l’a enthousiasmée.
Au départ, nous n’avions d’autre critère que le choix d’un procédé développé entre 1907 et 1932 qui offre un éventail de toute sorte d’images, d’intérêt et de thèmes. Les thèmes se sont imposés ensuite. Nos choix dépendent souvent d’un intérêt formel ou émotionnel, d’une couleur que l’on trouve sublime, du regard d’un enfant qui nous émeut… Et d’autres choix s’imposent par leur intérêt documentaire. Nos sources sont diverses : hormis les brocantes ou les salles de vente, des marchands nous proposent éventuellement des pièces, nous allons à la Foire de Bièvre, sur ebay ou, plus rarement dans les grandes galeries comme Hans Kraus à New York pour lesquelles il faut casser la tirelire. Nous bénéficions d’un mouvement dans l’air du temps : la photo anonyme a été valorisée depuis ces quinze ou vingt dernières années. Elle a été introduite sur le marché grâce à des talents comme ceux de la Galerie Lumière des Roses qui en est devenu l’un des représentants.
Personnellement, je n’ai jamais cessé de regarder des images. Ceci remonte à mon enfance, car mon grand-père et mon père faisaient de la photo en amateur. Au cours des années 1980, j’ai beaucoup appris en travaillant aux éditions Christian Bourgois où j’assistais le directeur de la fabrication et où je collaborais aux choix des couvertures des ouvrages. L’éditeur m’a donné ensuite carte blanche pour concevoir le catalogue des éditions pour la Foire de Francfort. C’est à travers les livres de photos et de peintures, mais également la littérature, que mon œil s’est formé. J’ai parallèlement collaboré avec un graphiste, Michel Duchesne, à l’identité visuelles de films (Le Dernier Empereur, Détective…), de la plaquette de présentation à l’affiche. Ensuite, j’ai créé en 1991 avec Vanessa van Zuylen la revue L’Insensé, pensé initialement comme une publication pluridisciplinaire puis qui s’est progressivement consacrée exclusivement à la photographie en 2000. Pendant toutes ces années, j’ai continué à former mon regard. Ces expériences m’ont aidée dans les années 2000 à participer à la constitution la collection de photographie contemporaine de la Fondation Neuflize-Vie, à être commissaire de deux expositions de photos à la MEP et de collaborer à des ouvrages aux éditons du Regard.
Soizic Audouard s’est formé un œil très sûr dans un parcours professionnel différent du mien. Elle a travaillé avec le grand galeriste Claude Givaudan et le commissaire-priseur Guy Loudmer. Elle-même avait repris la galerie Berggruen. C’est une vraie professionnelle, très bonne connaisseuse du marché de l’art moderne, devenue au fil du temps une importante collectionneuse, nourrie par son expérience de galeriste, de gestionnaire de fonds artistique et de marchande d’art. Sous son impulsion, notre collection a été inventoriée, documentée, bref, professionnalisée.
Il n’y a pas de collection comparable à la nôtre : soit ce sont des collections qui proviennent en majorité de dons ou de commandes (comme la collection Albert Kahn). Les images que nous proposons sont nos choix. La collection AN est celle d’un double regard, de deux visions individuelles qui se mêlent, se confrontent et se confortent.
1, 2, 3... COULEUR ! L’AUTOCHROME EXPOSÉE Jusqu’au 28.05.2023
Une exposition conçue et organisée par le Jeu de Paume, en collaboration
avec la Collection AN, la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, et la Ville de Tours.
CHÂTEAU DE TOURS
25 avenue André-Malraux 37000 Tours
02 47 21 61 95 www.tours.fr
https://jeudepaume.org
Comme il est plaisant de découvrir un film dont on ne sait à peu près rien, dont on ne connait pas la réalisatrice et qui vous enchante littéralement !Je viens de vivre cette expérience avec Une histoire d’amour et de désir, deuxième long-métrage de Leyla Bouzid sorti hier sur les écrans après avoir remporté deux récompenses au Festival d’Angoulême : le prix du meilleur film et le prix du meilleur acteur.
Le titre du film évoque celui du très beau roman de l’écrivain israélien Amos Oz, Une histoire d’amour et de ténèbres, mais la comparaison s’arrêtera là.
La réalisatrice résume en quelques mots son sujet : « l’éducation sentimentale d’un jeune homme réservé ». Elle nous précise son ambition de réaliser le portrait d’un garçon dans la culture arabe, différent de l’image d’une virilité exacerbée qui domine, de redonner ainsi sa place à la fragilité masculine. Ambition atteinte avec une magnifique subtilité.
C’est à travers les (beaux) yeux d’Ahmed ( le très prometteur Sami Outalbali, justement primé pour ce rôle), ce jeune homme de 18 ans qui vit dans une banlieue parisienne avec sa sœur et ses parents, que nous allons entrer à petits pas dans ce personnage aussi actuel que mystérieux. Nous l’accompagnons dans son premier jour à la Sorbonne, pour des études de littérature comparée, en particulier de littérature arabe. Dès son arrivée dans l’amphi, le jeune homme remarque une jeune fille à l’abondante chevelure rousse. C’est elle qui va l’aborder la première, dans le métro. Nous apprenons avec Ahmed qu’elle se prénomme Farah (Zbeida Belhajamor, une véritable révélation), qu’elle vient d’arriver de Tunisie pour faire ses études à Paris. Son énergie et son assurance rayonnent d’autant plus qu’Ahmed semble vivre mal le décalage entre sa banlieue et la fac. Leur point commun est d’être tous les deux dans un nouveau monde -elle Paris, lui l’université.
Si pour Farah, qui parle et écrit l’arabe comme le français, le corpus du XIIème siècle de littérature arabe qu’ils doivent étudier n’est pas tout à fait une découverte, il l’est absolument pour Ahmed. La sensualité et l’érotisme palpables de ces textes vont l’envouter tout autant que Farah. Ahmed tombe amoureux de Farah qui tombe amoureuse de Ahmed. Lui, va lui faire découvrir Paris (un Paris assez peu carte postale qu’il découvre en même temps qu’elle). Elle, va l’aider à mieux appréhender cette poésie si sensuelle et à affronter l’expression orale pour la fac. Le film nous installe dans le temps que va mettre le désir d’Ahmed à s’accomplir. Il est submergé par ses pulsions qui ne peuvent s’exprimer que d’une manière solitaire. Plus le film avance et plus la poésie s’empare du film, de la tête d’Ahmed et de la nôtre. Nous sommes envoutés avec lui, soutenus par la présence très juste de la musique, celle de Lucas Gaudin mais aussi par le jeu d’un saxophoniste sur un escalier ou d’une magnifique chanteuse de musique arabe. Est-ce qu’au-delà de l’échange d’un baiser, les sentiments et les corps peuvent s’exprimer au même rythme ? Pour la jeune Tunisienne émancipée, cela ne fait aucun doute. Elle n’en est pas à sa première expérience sexuelle. Mais pour le garçon, il y a une résistance intime, un dilemme qui existerait entre amour et jouissance. Les deux amoureux ont une manière différente d’apprécier le temps.
Loin des représentations violentes, des tensions entre flics et bandes de jeunes auxquels le cinéma français récent nous a habitués pour nous décrire les banlieues, la réalisatrice propose un tableau avant tout humain d’une réalité sociale. Le film montre, sans aborder la question frontalement, l’opposition entre cette poésie du Moyen-Âge si érotique et libre et la réalité de la culture arabe actuelle, moralisatrice et rétrograde. Leyla Bouzid évoque le statut de soumission de la femme dans la cité, en particulier à travers la sœur d’Ahmed qui n’a qu’à bien se tenir. Ahmed de son côté ne veut pas devenir ce « rebeu en kit » qui aurait réussi un métier et épousé une femme qui va rester à la maison, comme il décrit la vie de son grand frère.
Qui est cet homme toujours vautré dans son canapé à regarder la télévision en se faisant servir par sa femme ou sa fille, se demande-t-on au début du film ? Nous découvrons Hakim (formidable Samir el Hakim), le père d’Ahmed, auquel nous allons nous attacher petit à petit. Avec sa femme Faouzia (si touchante Khemissa Zarouah), ils ont fui les Années noires en Algérie où ils ne sont jamais retournés. Ils ont coupé avec le passé et rien transmis à leurs enfants. Ancien journaliste, Hakim s’est installé dans une sorte de dépression à son arrivée en France, laissant à sa femme toutes les charges (elle travaille de nuit et s’occupe de la maison !) Lorsque Ahmed comprend que son père connait toute la littérature qu’il étudie sans lui en avoir jamais parlé, il veut savoir s’il ne la trouve pas trop osée. Hakim lui répond en souriant : « C’était le bon temps ». Le dialogue s’instaure enfin entre eux deux. Ahmed doit apprendre d’où il vient et qui il est. Il déplore ne pas connaître ce qui le constitue : la culture et la langue de ses ancêtres. « Pourquoi ne nous as-tu pas appris l’arabe ?» demande-t-il à son père. La scène est bouleversante. Cet échange va répondre à la quête d’identité du jeune homme et ainsi lui permettre de s’ouvrir à lui-même et à Farah.
Une histoire d’amour et de désir de Leyla Bouzid
France, 1h42
dans les salles depuis le 1er septembre 2021
Jacques Prévert, vous connaissez ? Bien sûr, nous empressons-nous de répondre. Mais pensons nous alors au poète ? au scénariste ? au dialoguiste ? à l’auteur des textes engagés pour le Groupe Octobre ? au parolier ? à l’artiste des tableaux et des collages ? L‘oeuvre protéiforme est traversée par un ton, une couleur, un humour, une vision critique et engagée du monde, très identifiables. Mais si « style Prévert » il y a, ce sont souvent deux têtes qui le signent, en particulier dès le début du cinéma parlant, dans les années trente. Car, moins connu de nous, Pierre est indissociable de Jacques. Pierre Prévert, le frère, l’ami.
Jacques est né avec le siècle, le vingtième, en 1900. Pierrot, six ans plus tard. Leur frère ainé, Jean, né en 1898 est mort en 1915, intoxiqué par de l’eau viciée sur un champ de bataille.
Pierre commence à travailler dans le cinéma avant Jacques à la fin des années 1920. Agent de publicité puis projectionniste, il organise des séances de cinéma pour son frère et ses amis, dont Marcel Duhamel et Yves Tanguy. Il est surnommé alors « notre frère opérateur ». Fous de Chaplin tous les deux, Pierre et Jacques deviennent des « frères très amis ». « (…) Sans Pierrot, il n’y aurait pas eu Jacques (…) Vous ne pouvez pas savoir ce que c’était ! Mais c’était tous les deux » affirme Sylvia Bataille en 1988. « Jacques s’entendait au mieux avec son cadet Pierre, à la finesse et à l’humour en demi-teinte »souligne Bernard Chardère (numéro spécial Prévert du Magazine littéraire, 1997) . À travers le talent des deux frères, le cinéma français va « parler Prévert ».
Grâce à la très belle initiative de Daniel Vogel, chef opérateur et gendre de Pierre Prévert, nous pouvons aujourd’hui découvrir ou redécouvrir quelques films réalisés par les Prévert, l’un à la mise en scène, l’autre au scénario et dialogues. Le coffret, produit par Doriane Films avec l’aide du Centre National du Cinéma, propose L’Affaire est dans le sac (1932) et, pour la première fois la version intégrale de Voyage Surprise (1947). Paris Mange son pain (1958), Paris la Belle (1959), Le Petit Claus et le grand Claus (1964) et La Maison du passeur (1966) complètent le coffret. Manque dans cet objet précieux le film Adieu Léonard (1943) dont la copie reste bloqué aux Archives du Film pour d’obscures raisons. Un autre film, restauré et ressorti en 1990 par les soins de Catherine Prévert, fille de Pierre, est un opus indispensable à celui livré aujourd’hui : il s’agit de Mon frère Jacques, réalisé en 1961 par Pierre Prévert, en quatre parties, suite d’entretiens filmés dans l’appartement de Jacques entouré de leurs amis de la première heure et autres compagnons de cinéma, le tout entrecoupé d’extraits de films.
L’Affaire est dans le sac, est un film de copainsréalisé en sept jours par Pierre Prévert en août 1932 aux studios Pathé, grâce à la complicité de son directeur Charles David, en utilisant les décors d’un film que Marcel L’herbier et Pierre Colombier venaient de terminer. On reconnait, outre Jacques Prévert qui campe un petit rôle, les silhouettes de leurs amis échappés de lajoyeuse équipe des Lacoudem (autrement dit ceux-qui-se-rencontrent-en-se-frottant-les-coudes) comme Jean-Paul Dreyfus (futur Le Chanois), Lou Bonin-Tchimoukov ou Marcel Duhamel ou d’autres qui deviendront des membres du Groupe Octobre tels Guy Decomble ou Louis Chavance (également assistant réalisateur et monteur). Eli Lotar est à la caméra, Maurice Jaubert compose la musique. Julien Carette interprète ici son premier rôle important, celui de l’employé d’un chapelier roublard interprété par Etienne Decroux, étonné par la détermination d’un client qui s’exclame :« Je veux un bérait, un bérait français…Parce que le bérait y a qu’à ça qui m’va. (…) le bérait, c’est simple, c’est chic, c’est coquet ». Jacques-B Bruniusdonne tout son talent à ce rôle de « bon patriote », dans un sketch devenu culte. Pour Jacques, L’Affaire est resté un film d’importance : «Si j’avais à choisir, c’est encore le film que je préfère de tous ceux que j’ai faits comme scénariste et avec mon frère comme metteur en scène.» C’est à l’issue de la projection de L’ Affaire, organisée fin 1932 aux studios d’Epinay pour René Clair que le décorateur Alexandre Trauner et Jacques Prévert font connaissance, une rencontre qui inaugure une éternelle amitié et un long compagnonnage.
Entre 1934 et 1936, les frères Prévert contribuent à des films publicitaires dans l’atelier de publicité de l’agence Damour,notamment pour les campagnes Levitan, Galeries Barbès ou pour les vins Nicolas, avec Jean Aurenche et Paul Grimault. Ils n’oublient pas leur bande : « Dès qu’il y avait un petit boulot qui se présentait, un film qui se préparait, Jacques ou Pierrot se débrouillaient pour que les copains viennent jouer dedans », selon Paul Grimault. Le Crime de Monsieur Lange, film prémonitoire, tourné un an avant le Front populaire, réalisé en 1935 par Jean Renoir, en sera un parfait exemple.
L’Affaire ayant été un échec commercial, Pierre Prévert mettra dix ans avant de tourner, Adieu Léonard, en 1942, avec Charles Trenet, Carette, Pierre Brasseur. « La plus grande cache de tous les sans-papiers du Flore « , selon Simone Signoret dans La Nostalgie n’est plus ce qu’elle était, (Seuil, 1975). Ardent défenseur de ce film dans son ouvrage La France de Pétain et son Cinéma (Henri Veyrier, 1981), Jacques Siclier soutient qu’il s’agit d’«une oeuvre anticonformiste » dans laquelleles Frères Prévert ont réussi à pourfendre, tout en échappant à la censure, les grandes valeurs pétainistes du moment, dans une « comédie burlesque empreinte de surréalisme et de souvenirs des Marx Brothers. » Une fois encore, le film est un insuccès.
Malgré tout,Pierre Prévert a un nouveau projet, l’adaptation d’un roman de Jean Nohain et Maurice Diamant-Berger, dont Jacques Prévert et Claude Accursi feront l’adaptation . Ainsi nait Voyage surprise que vont produire Roland et Denise Tual.L’argument est aussi loufoque que deviendra le film : comment l’organisation d’un voyage surprise dont personne ne connait la destination, pas même celui qui en a l’initiative, un vieux garagiste que sa petite fille croit devenu fou, va séduire les habitants d’une bourgade où plus rien d’orignal ne se passe…. « … La caractérisation de nos personnages fait partie de notre patrimoine à Jacques et à moi. Ils sont pour la plupart issus des improvisations du groupe Octobre et du Groupe surréaliste... » précise Pierre Prévert. L’itinéraire foutraque de ce voyage va se transformer en courses-poursuites : la randonnée en autobus devient pour ses voyageurs aussi poétique que périlleuse puisqu’ils sont involontairement mêlés à une sombre affaire de bijoux volés par un Strombolien révolutionnaire !
Pour réussir ce joyeux tournage, Pierre Prévert s’entoure de ses proches : outre son frère au scénario, Trauner dessine les maquettes, Auguste Capelier est le chef décorateur, Joseph Kosma compose la musique. Les acteurs sont épatants, dont Maurice Baquet qui partage la vedette avec, entre autre, Sinoël, Martine Carol, Annette Poivre, Pieral, Etienne Decroux ou Nico Papatakis. « Voyage surprise, c’est la joie de vivre, avec le hasard comme dieu et l’optimisme comme morale. », a écrit Raymond Lefèvre dans Image et Son en 1968. Alexandre Trauner, qui a réalisé à travers ce film son unique collaboration avec les deux frères Prévert réunis, soutient : « J’ai toujours considéré Voyage Surprise comme un film important et original dans l’histoire du cinéma français » .
« Il faut infiniment plus de rigueur pour bâtir du loufoque que mener à bien un drame » constate Pierre Prévert. Malheureusement, le burlesque n’est semble-t-il pas un genre français. « C’est Pierre Prévert qui fait un bon film comique, mais c’est Tati qui a du succès », déplore l’ami fidèle des Prévert, Jacques-B Brunius.Selon Jean-Pierre Pagliano, « dans notre pays qui n’est pas très doué pour le non-sens, Pierre Prévert, un de nos rares tempéraments burlesques français, a réalisé des films comiques fondés sur l’absurde, l’irrespect et sur les inventions verbales (…) bien servi par son frère Jacques, et ces deux frères, dans la vie comme dans le travail, étaient parfaitement unis et parfaitement complémentaires. Leurs films sont des hymnes joyeux à l’amitié et à la liberté ».
Que de bonnes raisons pour les voir ou revoir aujourd’hui !
COFFRET FRÈRES PRÉVERT
3 DVD, durée totale 340 mn et un livret
30 €, en vente sur www.films documentaires.com
https://dvd-prevert-pierreetjacques.fr/
Rouvrir mon blog fermé depuis un an pour cause de pandémie et de mise à l’arrêt des musées, théâtre et cinéma ne correspond malheureusement ni à l’accès retrouvé de ces lieux culturels, ni à un semblant de retour à une vie dite « normale ». Rouvrir mon blog signifie seulement avoir trouvé de nouvelles occasions d’écrire et de partager mon enthousiasme.
Cette première opportunité coïncide avec la sortie en librairie depuis quelques semaines de l’ouvrage de deux trentenaires, Léa et Hugo Domenach, enfants de mes amis Michèle Fitoussi et Nicolas Domenach, petits-enfants de Jean-Marie Domenach, l’un des fondateurs de la revue Esprit.
Les auteurs sont partis sur les traces d’une histoire qui coïncide avec un morceau de leur mémoire familiale. Les Murs Blancs (Grasset, 2020) restitue l’aventure d’un groupe d’intellectuels qui, autour du philosophe Emmanuel Mounier, fonde dans les années 1930 un mouvement et une revue : Esprit. L’aventure de ces jeunes gens issus des mouvements de jeunesse du catholicisme sociale a eu pour cadre une propriété située à Châtenay-Malbry, baptisée joliment Les Murs Blancs.
Deux événements ont présidé à l’écriture de ce livre : le risque de voir la mémoire de ce lieu disparaître et l’élection d’Emmanuel Macron. Dès l’accès à ses fonctions, le Président a, en effet, revendiqué son expérience d’assistant de Paul Ricœur qui vivait aux Murs Blancs. Le lieu a ainsi été remis en lumière.
Si Hugo et Léa Domenach ne se sentent pas être directement les héritiers intellectuels de cette communauté, leurs engagements dans la société civile ou dans leurs activités (lui est journaliste et actuellement responsable éditorial à l’ina, elle est documentariste travaillant en particulier sur la question des inégalités hommes/femmes), font d’eux des observateurs légitimes de cette épisode inédit. Enfants, ils allaient jouer dans le grand et beau parc de la propriété tout comme l’avait fait leur père, Nicolas, qui a grandi là. Ils allaient visiter dans cette maison de famille leur grand-père Jean-Marie, surnommé Jim, et leur grand-mère Mamita. C’est avec la disparition de cette première génération de murblanquistes qu’ils ont commencé à prendre la mesure des enjeux de cette aventure majeure de la vie intellectuelle et politique du XXème siècle. En écrivant ce livre, ils se sont appropriés cette histoire dont ils nous font partager les espoirs et les déceptions.
L’ouvrage constitue un témoignage intellectuel et historique précieux, étayé par les interviews des derniers témoins, des collaborateurs de la revue Esprit, des enfants et petits enfant des « murblanquistes », par l’accès aux archives personnelles des familles, par les ouvrages écrits par certains habitants (dont les Souvenirs de Paul Fraisse, la biographie d’’Emmanuel Mounier par Jean-Marie Domenach) ou les entretiens de Paul Ricœur avec François Dosse.
Nous revivons ainsi les enjeux des plus grandes batailles politiques et idéologiques de l’après-guerre et surtout le rôle de ces intellectuels engagés dans la vie politique. Mais le ton du livre et sa facture n’en font en aucun cas un ouvrage universitaire ou savant. Les auteurs jettent un regard à la fois respectueux et critique, bienveillant et distancié par deux générations, face à une utopie qui n’a pas fonctionné humainement.
« Penser du possible » est le socle à partir duquel le philosophe Emmanuel Mounier et ses amis de la Revue Esprit travaillent. Mounier décrit comme « sérieuse, grave, occupée de problèmes, inquiète d’avenir » sa génération à laquelle appartiennent aussi Sartre, Nizan, Aron ou Camus, nés en 1905 comme lui.
« En état de guerre spirituelle », homme de foi en Dieu et en l’homme, Mounier sera en quelque sorte le gourou de la communauté des Murs Blancs. « Mounier prenait tout de suite une place dans la vie des gens », témoigne le philosophe Paul Thibaud. Fondateur de la revue Esprit en 1932, Mounier rêve de lui donner une dimension nternationale. Mais il veut plus. Il veut regrouper ses amis pour mieux organiser leurs rêves de changer le monde. Il veut créer un centre Esprit, un lieu où ils vivraient ensemble, où seraient abrités la revue et le mouvement Esprit ainsi qu’un centre pédagogique.
Avec l’aide de Paul Fraisse, il trouve en 1939 le lieu idéal à Châtenay-Malabry, une grande propriété dans une banlieue qui ressemblait encore à la campagne. Mais la guerre et les engagements de chacun dans la Résistance retardent le projet qui verra vraiment le jour après la Libération. Le centre éducatif sera abandonné. Les Murs Blancs deviendra le lieu d’une vie communautaire et celui du centre Esprit.
Autour d’Emmanuel Mounier, les familles de quatre intellectuels chrétiens, Henri-Irénéé Marrou, Jean Baboulène, Paul Fraisse et Jean-Marie Domenach s’installent dans la propriété après l’avoir rendue habitable. Ils seront bientôt rejoint par Paul Ricoeur, qui est protestant. Mounier rédige une « Constitution murblanquiste » qui est signée le 10 décembre 1946. Les termes de ce document sont extraordinaires : un mélange d’humour, de malice et de vision utopique qui posent les bases d’une communauté idéale. « Les Murs blancs ne sont pas tout. Les Murs Blancs sont, c’est tout. Et c’est déjà beaucoup ». Ou encore : « Il n’y a aux Murs Blancs, ni propriétaires, ni locataires, ni oppresseurs, ni opprimés. Les Murs Blancs ne sont pas une propriété. Cette impropriété est collective ». Il serait fastidieux de recopier l’intégralité de cette constitution qui s’inscrit entre un manifeste anticapitaliste et un poème de Boris Vian, mâtiné de références à Rousseau ou à Goethe. C’est magnifique !
Mais la réalité va rapidement rattraper et contrarier les belles intentions du « vivre ensemble ». Rivalité entre les cinq familles pour la répartition des lieux, rivalité de pouvoir entre les membres à l’intérieur de la revue et dans la gestion de la propriété, rivalité affective face au « père spirituel »…Un drame va mettre un terme à cette première époque qui s’annonce plus compliquée que prévue : la mort brutale d’Emmanuel Mounier, le 21 mars 1950. Les hommages seront nombreux et unanimes, le chagrin aux Murs Blancs immense.
Une nouvelle page s’ouvre. La vie intellectuelle de la communauté se ressert à Châtenay autour de réunions et de conférences, dont celle du dimanche après-midi qui perdurera jusqu’aux années 1970. L’activité de la revue s’organise à l’extérieur. C’en est fini du « centre Esprit ». Et il faut trouver un « successeur » au père disparu. C’est alors que Paul Ricœur entre en scène. Mais là encore, certains espoirs vont vite être déçus : Ricœur est un « maître penseur plutôt qu’un maître à penser ». Il n’est pas homme à diriger ou à arbitrer des problèmes : il ne sait pas dire non et déteste les responsabilités. C’est néanmoins une nouvelle dynamique qui s’installe, sans pour autant régler les tensions de cohabitation de la communauté.
La revue Esprit continue à jouer un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle française et à l’étranger. Ses positions concernant la guerre d’Algérie, la torture et la décolonisation, la lutte contre le totalitarisme communiste ou la construction de l’Europe seront majeures dans les débats.
Léa et Hugo Domenach décrivent avec finesse la fin progressive du rêve des Murs Blancs qui s’amorce au moment de l’éclosion de Mai 68. Une fracture générationnelle va se creuser entre les parents et les enfants qui ont grandi. Ceux-ci se sont éloignés des valeurs du catholicisme qui faisaient partie de l’ADN familial. Et la révolution sexuelle qui explose dérange les ainés. Ils ne comprennent rien à la liberté des moeurs, sont opposés par principe à l’avortement et admettent difficilement la réalité de l’homosexualité. Le suicide d’Olivier Ricœur en 1971 cristallisera une partie des failles humaines et intellectuelles des Murs Blancs, en particulierl’échec de ces intellectuels à porter à leurs enfants autant d’intérêt qu’à leurs combats politiques ou théoriques, passant à côté d’une transmission constructive et d’une attention suffisante aux changements de l’époque. Paradoxalement, cette communauté composée de brillantes personnalités, d’universitaires aux enseignements puissants, de militants opposés à toute forme d’injustice depuis l’Occupation, qui a formé toute une génération de chercheurs, de philosophes, de journalistes, d’écrivains, d’artistes, d’hommes politiques (et pas des moindres puisque le Président Macron doit beaucoup à Ricœur), a su probablement mieux transmettre à ses disciples et à ses fils spirituels qu’à sa propre famille. Néanmoins, pour les petits-enfants Domenach, demeure une certitude : « Les murs peuvent tomber, les hommes et les femmes disparaître, mais les idées, les valeurs et les combats, eux, pourront toujours renaître. »
LES MURS BLANCSde Léa et Hugo Domenach
Grasset, 2020, 20 €
Au commencement, il y a deux images : l’une est l’ultime photo de ses fillettes, Marjolaine et Clémentine, âgées environ de 7 ans et 2 ans et demi, prise par le photographe Gilles Caron quelques mois avant sa disparition en 1970; l’autre image est celle d’un dessin du peintre Clotilde Vautier, qui représente ses filles, Mariana Otero et sa soeur, à peu près au même âge que les petites filles Caron, à peu près dans les mêmes attitudes. Gilles et Clotilde ont tous deux été arrachés à la vie à l’aube de leurs 30 ans.
Coïncidences. Disparitions. Un père pour les unes, une mère pour les autres.
Conditions troubles de leurs morts respectives, même si les histoires sont très différentes.
« Ces photos, cet écho étaient comme un appel, une invitation à faire un film », confie la réalisatrice Mariana Otero qui se rapproche de la femme de Gilles Caron, Marianne, et de ses filles. Très vite, la famille accepte de mettre à sa disposition un disque dur contenant 100.000 photos et un accès à 4000 rouleaux de pellicule. En toute confiance et en toute liberté d’utilisation.
« Déchiffrer des images pour révéler au travers d’elles la présence de celui ou de celle qui les avait faites, était une démarche que j’avais déjà explorée dans le film sur ma mère Histoire d’un secret (2003). Ce nouveau film est né de ce même désir : faire revivre un artiste à partir des images qu’il laisse et exclusivement à partir d’elles. »
Avec l’aide de son co-scénariste, Jérôme Tonnerre, Mariana va s’immerger dans les images et procéder à un classement méthodique. Et petit à petit comprendre qu’elle ne va pas faire un film sur une disparition ou un biopic du photographe. Et décider d’une forme : elle va mener une enquête à la première personne, se mettant en scène, sur les traces de Gilles Caron à qui elle s’adresse en voix off, donnant, à travers le « tu » la sensation de la présence du photographe. « Comme dans mes films précédents, il s’agissait pour moi de comprendre l’autre en me plongeant dans son regard et sa manière de voir le monde {…} J’ai eu envie que ma subjectivité et mon enquête sur Caron soient présentes dans le film à travers des scènes et à travers mon récit. »
Ce récit nous immerge au cœur du travail photographique de Gilles Caron. Mariana Otero a choisi de faire revivre sur grand écran des reportages majeur du photo-journaliste, dont certains sont devenus iconiques, sans que le grand public ne connaisse forcément l’identité du photographe trop tôt disparu.
La réalisatrice commence son enquête avec une photo devenue une sorte de symbole de Mai 68, celle où Daniel Cohn-Bendit fait face à un CRS, avec un regard ironique qui exprime toute la force de ses convictions. En parcourant les planches contacts, en reconstituant les étapes des angles successifs de ses instantanés, elle comprend comment le photographe a réussi à trouver son meilleur point de vue : « C’est en prenant le risque de s’éloigner du sujet qu’il trouve sa photo. Et c’est tellement passionnant là, que je sais que je tiens le film ». Mariana veut« rendre sensible la trajectoire du photographe: trajectoire d’abord physique comme dans le cas de la séquence autour de la célèbre photo de Cohn-Bendit mais aussi trajectoire mentale, intérieure ».
Nous revivons ensuite le reportage paru dans Paris-Match qui a fait connaître Gilles Caron et participé à la renommée de l’Agence Gamma (qu’il avait co-fondée en 1966 avec Raymond Depardon, Hubert Henrotte, Jean Monteux et Hugues Vassal) : l’entrée de l’armée israélienne à Jérusalem pendant la guerre des Six Jours en juin 1967. Simultanément ou presque, le photographe, de retour à Paris, couvre une « première » à l’Olympia et nous explique que saisir la bonne image de Johny Hallyday et Sylvie Vartan, de Catherine Deneuve, Mireille Darc ou Claude François, pour la vendre le lendemain à Ici Paris ou France – Dimanche, est éventuellement un challenge aussi difficile que couvrir la guerre des Six Jours ! « Il faut trouver chaque fois la petite histoire », dit-il à propos de ces photos people.
Cette réflexion n’est pas anecdotique finalement, car, « trouver la petite histoire », ça veut dire construire un récit avec ses photos. Qu’il s’agisse de reportages sur les « théâtre de la guerre », de photos de tournages de films ou de mode, de portraits d’acteurs, d’enfants, d’étudiants ou d’hommes politiques, Gilles Caron nous raconte des histoires humaines avec une force et une présence que le cadre cinématographique de Mariana Otero amplifie. La « petite histoire » rejoint souvent, portée par l’humanité de son regard, la grande Histoire.
La réalisatrice nous guide ensuite sur les déplacements de Caron au Vietnam au cours de la bataille très dure de Daktu (novembre 1967) puis, tout au long de l’année 1968 pendant laquelle, outre les événements de Mai en France, Gilles Caron couvre le tournage du film de François Truffaut Baisers Volés, mais surtout effectue trois séjours au Biafra, dont l’un avec Raymond Depardon. Ses photos puissantes, terribles, à la limite du soutenable, d’enfants décharnés par la famine, aux regards aussi vides qu’intenses, témoignent d’un péril humanitaire majeure. Pourtant, c’est à ce moment là qu’il commence à se poser la question du rôle du photographe face à la misère humaine, à soulever des interrogations éthiques sur le photo-reportage et ses contradictions : où s’arrête l’urgence d’informer si on laisse mourir de faim des enfants sans agir ? Après le conflit nord-irlandais qu’il documente en 1969, il part au Tchad en janvier 1970 où il sera fait prisonnier avec Raymond Depardon et Michel Honorin pendant un mois. Il n’en peut plus. Il part tout de même au Cambodge quelques mois plus tard et n’en reviendra jamais. Il avait confié à l’un de ses collègues reporter quelques mois avant de partir : « Faut que j’arrête…J’ai pris trop de risques…je suis marié, j’ai deux enfants, je veux les voir grandir. Non, je ne peux pas continuer comme çà ». Il a disparu le 4 avril 1970 sur la route n°1 qui relie le Vietnam au Cambodge, dans une zone tenue par les Khmers rouges de Pol Pot.
Parions que ce magnifique documentaire, adossé au travail de la Fondation Gilles Caron mené par Marjolaine Caron-Bachelot et Louis Bachelot, rende au grand photographe qu’est Gilles Caron, la présence qui lui est due aux yeux du public et dans l’histoire de la photographie.
Histoire d’un regard, à la recherche de Gilles Caron
un film de Mariana Otero
France – 1h33 – 2019
en salle depuis le 29 Janvier
Avant les mots, des branches qui bruissent dans le noir. On ne sait pas tout de suite s’il s’agit d’une projection ou de vraies banches qui s’agitent. Petit à petit, on comprend que ces fagots de petit bois sont manipulées par un homme, lui même enfermée dans une cage sur la scène.
Et un amas de tissus multicolores commence à bouger. Un être géant, un ogre, un Ubu ou un Pantagruel (personnages que l’acteur a incarnés), émerge et dit : « J’ai eu trois maris, j’ai eu des trillions des billions d’enfants, entre autres une portée de 400. L’aîné s’appelle “Hurteran”. […] Ils sont en bas dans les bas-fonds, où on leur fait supporter des vices monstrueux. Ils ont le toupet de prendre mes enfants, de les cuire en pain et de me les donner à manger. […] Je suis le commencement du monde et j’ai vécu des siècles. »
L’homme dans la cage est le musicien Philippe Foch, l’homme aux tissus est le comédien Olivier Martin-Salvan. Ensemble, ils nous proposent un dialogue entre des mots et des sons, les mots étant eux même quelquefois seulement des sons dont la musicalité peut recouvrir le sens.
Olivier Martin-Salvan a été inspiré par l’ouvrage de Michel Thévoz, Ecrits bruts, publié initialement en 1979. Ces textes, issus de la collection d’Art brut de Lausanne, écrits par des auteurs réputés marginaux, enfermés pour la plupart, des fous désigneront certains, disent la nécessité, voire l’urgence à exprimer souffrance et désespoir. Langue souvent inventée, en dehors de la syntaxe dominante, elle produit une étrangeté, une violence et une poésie qui ne pouvait que séduire un comédien qui a rencontré la force des mots avec Valère Novarina dont Olivier Martin-Salvan fut l’un des interprètes de prédilection ou François Rabelais dont la fréquentation lui a permis « un voyage dans les possibilité de notre langue et notre esprit ».
Enumérations, jeux de mots, obsessions, douceur, cris, brutalité, répétitions, trivialité…. Le rythme des mots, toujours en écho à la création sonore exceptionnelle de Philippe Foch, nous envoute, nous surprend, nous dérange. « Nous sommes les témoins de ces textes inconnus qui font leur chemin tout seuls, nous sommes simplement des « marieurs », des laborantins qui font se rencontrer les matières sans qu’on ait anticipé les réactions qu’ils ont entre eux. Notre tâche est de donner à voir et à entendre ces choses mystérieuses », nous prévient Olivier Martin-Salvan en préambule.
« Il faut faire tourbillonner les fantômes », précise-t-il, comme ambition suprême à laquelle ce spectacle doit tendre. Il y parvient.
S’ils sont deux sur scène, ce spectacle est aussi la réussite d’une équipe. La scénographie de Clédat & Petitpierre est ingénieuse avec cette sorte de cage à musique au centre du dispositif, refuge du musicien et de ses instruments les plus divers (tambours, plaques de métal, cordes, gongs, peaux, pierres sonnantes, végétaux etc…), peut être une « station centrale comme symbole d’un réel étriqué ». Les lumières d’Arno Veyrat, à la fois nettes, précises et éventuellement mouvantes, soulignent l’étrangeté souvent hallucinatoire des mots. La collaboration à la mise en scène d’Alice Vannier et le regard extérieur d’Erwan Keravec sont précieux. Le costume conçu par la même équipe que la scénographie est très astucieux : un amoncellement de tissus qui n’est pas sans rappeler les obsessions de Boltanski dans plusieurs de ses installations, successivement couverture, matelas, oripeaux d’un vagabond, toge impériale, houppelande, habille, soutient et protège l’acteur. Il se défait progressivement de couches qui l’encombrent au rythme des textes qu’il nous propose. Seulement revêtu d’un débardeur et d’une jupe, il pourra finalement danser, tel un derviche tourneur, dans un mouvement où l’on sent que plus rien ne peut entraver sa liberté, ni les habits, ni les mots.
« Dans ces textes on est toujours au bord de quelque chose. On est en empathie et on ne peut être qu’interloqué par ces gens en souffrance. L’engagement physique reste essentiel, le corps est poussé dans ses retranchements aux frontières de la transe. Il s’agit pour le spectateur de faire une expérience puissante ». Merci à Olivier Martin-Salvan, acteur magnifique, de nous convoquer à ce voyage qui nous habite longtemps. Il hisse ces textes « bruts » à un art littéraire que peut-être seul le théâtre peut donner à entendre.
Jacqueline [ʒaklin], écrits d’art brut de Olivier Martin-Salvan
du 10 au 15 janvier dans le cadre du festival Les Singuliers au Centquatre, Paris ; les 28 et 29 janvier à la Maison de la Culture de Bourges, les 4 et 5 février à la Scène Nationale du Sud-Aquitain à Bayonne, du 12 au 15 février à la Comédie de Saint-Etienne, le 29 février au Forum de Meyrin, le 3 mars au TNB de Rennes, du 12 au 14 mars au Lieu unique, Nantes, du 20 au 28 mars au Théâtre des Quartiers d’Ivry, le 19 mai au Théâtre de Cornouaille à Quimper.