RUTH ORKIN, photos en roues libres

Washington Monument as seen from the Lincoln Memorial & reflected in the Mall, Washington D.C., 1939
© 2023 Ruth Orkin Photo Archive

Si vous redoutez les foules aux expositions phares (et néanmoins magnifiques) proposées actuellement à Paris, de Modigliani à Van Gogh, de Rothko à Joan Sfar en passant par Agnès Varda ou Corps à corps, histoire (s) de la photographie, précipitez vous à la Fondation Cartier- Bresson. Vous aurez la chance de découvrir jusqu’au 14 janvier, au sous-sol de la Fondation, une photographe exceptionnelle, Ruth Orkin, présentée pour la première fois à Paris. Il s’agit d’une proposition modeste dans sa dimension mais énorme dans la découverte qu’elle occasionne. Ruth Orkin (1921-1985) est l’une des très grandes photographes américaines de la seconde moitié du XXème siècle selon Clément Chéroux, directeur de la Fondation HCB et commissaire de l’exposition. Avec Bike Trip, USA, 1939, il nous entraine dans un voyage initiatique dans tous les sens du terme. Initiatique pour la photographe, initiatique pour nous qui découvrons l’artiste.

“Through the Wheels of Justice” The Supreme Court across from Capitol Hill, Washington D.C., 1939
© 2023 Ruth Orkin Photo Archive

À l’âge de 17 ans, Ruth Orkin, qui vit alors avec ses parents à Hollywood, prend le prétexte d’aller visiter l’exposition universelle de 1939 à New York pour entreprendre de voyager seule avec son vélo à travers les Etats-Unis, d’Est en Ouest. De Chicago à Philadelphie, de Washington à New York, de Boston à San Francisco, elle parcourt les longues distances en train, en bus, en voiture, toujours avec son vélo qu’elle utilise pour arpenter les grandes villes. Elle photographie tout son périple et met en scène son deux-roues, en l’inscrivant dans le cadre de son image, proposant ainsi des compositions tout à fait surprenantes et novatrices.

Carte décrivant le chemin parcouru en voiture, 1939 © 2023 Ruth Orkin Photo Archive.           

Elle se met elle-même en scène dans des auto-portraits, ancêtres des selfies, et montre déjà son oeil talentueux à capturer les vues urbaines comme elle le fera plus tard depuis sa fenêtre new-yorkaise au dessus de Central-Park.

My shadow down the hill, San Francisco, 1938 © 2023 Ruth Orkin Photo Archive

Parmi les merveilleuses archives qui sont présentées, nous pouvons découvrir le manuscrit du récit que Ruth Orkin a consacré à cette aventure, texte resté inédit, et les pages de son Scrapbook qui documentent au quotidien ses étapes, illustrées par des photos commentées.

Washington, 1939
© 2023 Ruth Orkin Photo Archive

Mais le plus étonnant est de découvrir un ensemble de coupures de presse relatant les exploits de cette jeune fille voyageant seule à bicyclette. En effet, nous apprenons que Ruth Orkin, lors de son passage à Chicago, rencontre un jeune étudiant en journalisme qui décide de lui consacrer un article. D’autres journalistes s’intéressent à elle et cette soudaine notoriété lui procure des invitations à des spectacles, des sacoches neuves pour son vélo et même une nouvelle bicyclette à trois vitesses. Elle comprend rapidement l’intérêt de cette mise en lumière et contactera elle même la presse locale lorsqu’elle arrivera dans une ville, mettant en oeuvre un principe très américain, le self-branding, autrement dit l’auto-promotion. Quelle audace, quelle liberté et quelle modernité !

17-Year-Old Girl Pedals Bicycle From Los Angeles to Boston, coupure de presse d’un journal de  Boston, août 1939
© 2023 Ruth Orkin PhotoArchive

Dix ans plus tard, en 1951, alors que Ruth est devenue une photographe reconnue, elle est envoyée en Israël par Life magazine pour un reportage. Lors de son voyage retour elle fait une étape en Italie, à Florence. Elle se  lie d’amitié avec une jeune et très belle jeune femme américaine, Jinx, qui, comme elle, voyage seule. Ensemble, elles mettent en scène des situations qui restituent des expériences qu’elles ont pu vivre dans leurs expéditions solo. L’exposition nous permet de découvrir plusieurs de ces photos magnifiques dont celle qui deviendra la plus célèbre de Ruth Orkin, American Girl in Italy. Ce cliché est publié en 1952 par Cosmopolitan avec la toute la série sous le titre When you travel alone (Lorsque vous voyagez seule).  Le premier voyage de 1939 était donc bien l’initiation à ce motif du « travel alone« .

An American Girl in Italy, Florence, 1951 © 1952, 1980 Ruth Orkin

Ruth Orkin a ensuite réalisé des portraits iconiques de nombreuses personnalités dont Robert Capa, Albert Einstein, Leonard Bernstein, Orson Welles, Montgomery Clift, Alfred Hitchcock, Woody Allen et tant d’autres connues ou inconnues, a capturé des images des villes, New York, en particulier. Elle n’a pu réaliser son rêve de devenir réalisatrice de cinéma que tardivement. Avec son mari, le photographe et réalisateur Morris Engel, elle co-réalisé deux films indépendants dont Little Fugitive (1952) qui fut récompensé par de nombreux prix.

These people are standing in the middle of Washington St & reading the blackboard wall bulletins, on a newspaper office, Boston, 1939 © 2023 Ruth Orkin Photo Archive

À quand la grande exposition Ruth Orkin en France après cette merveilleuse « mise en bouche » offerte par la Fondation HCB ?

Ruth Orkin Bike Trip, USA, 1939
et en exposition principale : Carolyn Drake, lauréate du Prix HCB 2021,  Men Untitled, "une série explorant son rapport aux idéaux de la masculinité dans la culture américaine"

Jusqu'au 14 janvier 2024
FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON
79 rue des Archives 75003 Paris
henricartierbresson.org
@Fondation HCB

Sarah Moon, PasséPrésent 

 

En Roue Libre, 2001© Sarah Moon

La première salle de l’exposition PasséPrésent consacrée à Sarah Moon au Musée d’Art Moderne donne le ton. Aucune chronologie, aucune présentation de l’artiste pour introduire le parcours proposé. Nous sommes immédiatement plongés dans une dimension intemporelle, confirmée par la photographe : « Vous avez dit chronologie ? Je n’ai pas de repères, mes jalons ne sont ni des jours, ni des mois, ni des années. Ce sont des avant – pendant – après.» 

Ne cherchons pas de dates et avançons dans cet univers noir et blanc, éclairé soudain par la photo couleur d’une robe à pois qui nous éblouirait presque. La magie opère, celle d’entrer dans l’univers d’une artiste dont nous n’avions qu’une perception très partielle. Pour moi, Sarah Moon était une photographe de mode, celle des superbes photos réalisées pour les campagnes Cacharel dans les années 1970. L’exposition que le Musée d’art Moderne lui consacre aujourd’hui révèle un monde, son monde.

La mouette 1998© Sarah Moon

Un monde dont les contours sont flous, le flou de la myopie de Sarah Moon, le flou de la lumière qui l’intéresse. Elle n’aime pas la lumière crue. Elle aime le brouillard, la buée, la pluie, les nuages, la fumée.

Sarah Moon déteste les affirmations car, pour elle, « la vérité est tellement mobile ». Elle a déclaré le réel nul et non avenu. A la question « Qu’est ce que la nostalgie ? », elle répond : « C’est le rêve de quelques chose qui n’a pas existé. C’est le rêve d’un rêve ». C’est bien à une sorte de rêve qu’elle nous convoque, à des représentations oniriques de l’enfance, de la féminité, d’animaux, de paysages délabrés, de fêtes foraines, qu’elle met en scène pour nous. Car le support de son travail depuis ses débuts, inaugurés par la photo de mode, c’est la fiction. Elle a besoin de se détacher de la réalité pour mieux l’approcher.

Pour Yohji Yamamoto, 1996© Sarah Moon

Elle dit travailler avec le hasard, que ses photos sont des accidents. C’est le hasard qui l’avait conduite sur le chemin du mannequinat, son premier métier. Elle a d’abord pris pour modèles ses collègues. On les retrouve au fil de l’exposition : Audrey, Theresa, Eva, Kasia, Val… Qu’elles posent pour la Sarah Moon qui remplit une commande par Yohji Yamamoto, Issey Miyake, Comme des Garçons, Vogue, Chanel ou Dior ou pour la Sarah Moon qui se livre, à un travail personnel, les visages ou les corps des « filles » ont un grain tellement spécifique sous l’objectif de l’artiste.  C’est à partir de 1985, date à laquelle son assistant Mike Yavel meurt et où la directrice artistique de Cacharel, Corinne Sarrut, quitte la société, que Sarah Moon oriente son regard au-delà de la mode. 

« Sarah Moon est à la fois une photographe de mode et de l’indémodable, la photographe d’un temps révolu et la photographe d’un avenir inquiétant », résume magnifiquement Dominique Edde dans le beau catalogue de l’exposition. 

La fin des vacances, 2017© Sarah Moon

Les accidents, elle aime les provoquer dans le traitement de ses photos. Avec son fidèle tireur, Patrick Toussaint, qui travaille avec elle depuis toujours, ils ont mis au point un processus de développement de l’image qui amplifie la relation au temps, le brouillage du passé et du présent. La pellicule (pellicula en italien veut dire petite peau) est périssable, dit l’artiste. Elle explique qu’en ne la fixant pas tout de suite, on voit ses déchirures, ses taches. Sarah Moon n’aime pas les images lisses. Elle « déréalise » comme elle l’explique dans un documentaire datant de 1994 : « Je ne témoigne de rien – j’invente une histoire que je ne raconte pas, j’imagine une situation qui n’existe pas – je crée un lieu ou j’en efface un autre, je déplace la lumière – je déréalise et puis j’essaie. Je guette ce que je n’ai pas prévu, j’attends de reconnaître ce que j’ai oublié – je défais ce que je construis – j’espère le hasard et je souhaite plus que tout être touchée en même temps que je vise.»

L’exposition nous présente aussi Sarah Moon cinéaste. Elle a toujours voulu faire des films. Le premier, réalisé en 1990, s’intitule Mississipi One. Il ne fait pas partie des cinq vidéos présentées dans le parcours : Circuss (2002), Le Fil rouge (2005), Le Petit Chaperon noir (2010), L’Effraie (2004), Où va le blanc…(2013), la plupart adaptées de contes populaires qu’elle apprécie particulièrement. « Chez elle -dans ses films en tous cas- nous dit Jean-Claude Carrière, le temps n’est jamais clair, le ciel n’est jamais bleu, mais les nuages d’orage ne sont jamais totalement obscurs. (…) Dans les films de Sarah Moon, il faudrait presque dire qu’il faut regarder ce que l’on ne voit pas. C’est un de ses secrets ».

Le pavot 1997 © Sarah Moon

Laissons le dernier mot à l’homme qui l’a connue mieux que personne, Robert Delpire, son soutien professionnel inconditionnel, son mari durant quarante-huit ans, disparu en 2017, à qui Sarah Moon dédit une salle dans le parcours des collections permanentes du Musée d’art Moderne : « …Il y aura toujours dans ses photographies une délicatesse qui n’est que elle. Il n’y aura ni mièvrerie, ni complaisance dans ce regard qu’elle pose sur les femmes. Et elle sera toujours éblouie qu’un oiseau vienne, du fond des mers et jusqu’à la fin des temps, regarder son oeil bleu et lui montrer ses plumes. »

Sarah Moon, PasséPrésent 

commissaire de l’exposition Fanny Schulmann

18 septembre 2020 – 10 janvier 2021

MUSÉE D’ART MODERNE DE PARIS `

11, Avenue du Président Wilson, 75116 Paris 
www.mam.paris.fr 

Les nuits de Marie Bovo

« Photographier la nuit implique l’usage de la pause longue, et l’une des particularités de la pause longue c’est d’ajouter du temps à la mesure de la lumière », précise la photographe Marie Bovo en forme d’introduction à la superbe exposition, judicieusement intitulée Nocturnes, qui lui est consacrée à la Fondation Henri Cartier Bresson en collaboration avec la galerie kamel mennour.

Marie Bovo, née en 1967 en Espagne, est devenue française et vit à Marseille. Son travail a déjà fait l’objet de nombreuses expositions en France et à l’étranger. Elle fut nominée aux Infinity Awards par l’International Center of Photography à New York en 2016. 

35 tirages de grand format nous sont proposés rue des Archives, regroupés en cinq séries différentes qui nous font voyager à Marseille, à Alger, en Afrique….La technique particulière de la photographe produit des couleurs contrastées et denses qui illuminent l’ambiance nocturne commune à chaque photo, convoquant un réalisme saisissant mêlé d’une poésie envoutante des lieux, tous, ou presque, désertés par les humains.

La voie de chemin de fer, 07h00, 25 février 2012
© Marie Bovo, Courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

La voie de chemin de fer, série réalisée au fil de quatre mois en 2012 aux Arnavaux à Marseille, témoigne de la clandestinité d’un camp de Roms. Saisies aux heures où les habitants dorment, les photos restituent des traces de vie : des bouts de tissus aux couleurs magnifiques -rebuts de vêtements usés ou abandonnés- morceaux de tapis, vieux jouets, chaussures enlevées à la va-vite, assiettes aux restes de nourriture…Le souci d’invisibilité du camp se lit à travers la solitude de ces objets oubliés par des vies du voyage. 


En Suisse, le Palais du Roi, 22h45, 21 février 2019
© Marie Bovo, Courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

En Suisse, le Palais du roi, est, comme son nom ne l’indique pas, situé à Marseille. Marie Bovo est parvenue à conserver la mémoire d’un lieu aujourd’hui disparu, un kebab qui restait ouvert de 7 heures à 2 heures du matin. L’unique salle de ce « fast-food » était décorée de céramiques superbes que la ville de Marseille avait inscrites au patrimoine, exigeant qu’elle ne soient pas détruites après la revente du lieux. Elles ont été recouvertes.

Alger, 22h05, 9 novembre 2013
© Marie Bovo, Courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

Alger est un ensemble saisissant : Marie Bovo nous invite sur les petits balcons d’un appartement de la ville où elle a séjourné en 2013. La force des lumières extérieures de la nuit révèlent celles du carrelage intérieur. La photographe nous a entrainés avec elle, à l’embrasure de ces fenêtres ouvertes sur la ville, nous rappelant curieusement des tableaux de Matisse.

 

Cours intérieures, 23 avril 2009
© Marie Bovo, Courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

Face aux photos d’Alger, nous revenons à Marseille dans un ensemble de Cours intérieures dont Marie Bovo a choisi de renverser notre perception : c’est de l’intérieur de la cour que nous découvrons le ciel bleu nuit que les immeubles encadrent, comme si nous étions allongés par terre, les yeux ouverts pour admirer un azur nocturne décoré par le linge qui sèche entre les fenêtres. Etourdissant.

 

Evening Settings, Lundi 20h16, saison des pluies
© Marie Bovo, Courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London

La série consacrée au village de Kasunya, au Ghana, la plus importante en nombre de photos, est la plus « picturale ». La photographe s’est attachée au Evening Settings, la mise en place des objets nécessaires aux repas qui vont être pris dans les cours devant les maisons. « Ici se déroule la vie quotidienne : cuisiner, laver, manger…Pilon, mortier, petits tabourets de bois, bassines d’aluminium, brasero rougeoyant de feu, couteaux, assiettes, vêtements se mêlent à des objets contemporains occidentaux, des téléphones portables, des artefacts en plastique de tous genres, souvent fabriqués en Chine » nous explique Marie Bovo qui aime raconter les photos qu’elle présente.

Pour compléter le magnifique parcours dans son travail photographique, il faut s’arrêter sur deux vidéos qu’elle a réalisées, en particulier La Voie Lactée, dix minutes incroyables où nous suivons le parcours du lait qui a débordé d’une casserole pour se répandre dans les rues de Marseille, jusqu’au port…

Hospice La Maison de Nanterre, France, 1978 © Martine Franck / Magnum Photos

Visages en noir et blanc contrastent avec Nocturnes lorsque nous arrivons dans la dernière salle pour retrouver avec plaisir une série de portraits réalisés par Martine Franck, réunis sous le titre Face à face.  « Les yeux et les mains sont pour moi ce qu’il y a de plus révélateur ; pas de flash, la lumière ambiante et une bonne dose de silence », révèle-t-elle pour définir la méthode de son regard photographique, qualifié de « regard amical » par Robert Doisneau. Figures célèbres ou anonymes, on aime retrouver des portraits devenus iconiques comme ceux d’Albert Cohen ou d’Ariane Mnouchkine et bien d’autres, illustrations presque vivantes de la vie intellectuelle et artistique du XXème siècle. Martine Franck avait une prédilection pour les visages d’hommes et de femmes marqués par le temps, plus que pour les sujets jeunes (hormis la superbe photo d’un écrivain qui n‘a pas eu le temps de devenir vieux, Hervé Guibert). Féministe convaincue, l’épouse d’Henri Cartier-Bresson déclarait dès 1979 : « Faire évoluer l’image de la femme âgée, ce serait modifier celle de la femme en général ; cela suppose une révision de son image dans la publicité, la presse et les livres scolaires ». Plus de quarante ans plus tard, cette proposition a-t-elle été entendue ? 

Marie Bovo Nocturnes / Martine Franck Face à face

DU 25 FÉVRIER AU 17 MAI 2020

Fondation HCB

79 rue des Archives – 75003 Paris 

henricartierbresson.org

HISTOIRE D’UN REGARD

 

Au commencement, il y a deux images : l’une est l’ultime photo de ses fillettes, Marjolaine et Clémentine, âgées environ de 7 ans et 2 ans et demi, prise par le photographe Gilles Caron quelques mois avant sa disparition en 1970; l’autre image est celle d’un dessin du peintre Clotilde Vautier, qui représente ses filles, Mariana Otero et sa soeur, à peu près au même âge que les petites filles Caron, à peu près dans les mêmes attitudes. Gilles et Clotilde ont tous deux été arrachés à la vie à l’aube de leurs 30 ans.     

Coïncidences. Disparitions. Un père pour les unes, une mère pour les autres.

Conditions troubles de leurs morts respectives, même si les histoires sont très différentes.

HISTOIRE D’UN REGARD de Mariana Otero

« Ces photos, cet écho étaient comme un appel, une invitation à faire un film », confie la réalisatrice Mariana Otero qui se rapproche de la femme de Gilles Caron, Marianne, et de ses filles. Très vite, la famille accepte de mettre à sa disposition un disque dur contenant 100.000 photos et un accès à 4000 rouleaux de pellicule. En toute confiance et en toute liberté d’utilisation.

« Déchiffrer des images pour révéler au travers d’elles la présence de celui ou de celle qui les avait faites, était une démarche que j’avais déjà explorée dans le film sur ma mère Histoire d’un secret (2003). Ce nouveau film est né de ce même désir : faire revivre un artiste à partir des images qu’il laisse et exclusivement à partir d’elles. » 

HISTOIRE D’UN REGARD de Mariana Otero

Avec l’aide de son co-scénariste, Jérôme Tonnerre, Mariana va s’immerger dans les images et procéder à un classement méthodique. Et petit à petit comprendre qu’elle ne va pas faire un film sur une disparition ou un biopic du photographe. Et décider d’une forme : elle va mener une enquête à la première personne, se mettant en scène, sur les traces de Gilles Caron à qui elle s’adresse en voix off, donnant, à travers le « tu » la sensation de la présence du photographe. « Comme dans mes films précédents, il s’agissait pour moi de comprendre l’autre en me plongeant dans son regard et sa manière de voir le monde {…} J’ai eu envie que ma subjectivité et mon enquête sur Caron soient présentes dans le film à travers des scènes et à travers mon récit. » 

Mai 68 -manifestation CGT
Place de la République. © Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

Ce récit nous immerge au cœur du travail photographique de Gilles Caron. Mariana Otero a choisi de faire revivre sur grand écran des reportages majeur du photo-journaliste, dont certains sont devenus iconiques, sans que le grand public ne connaisse forcément l’identité du photographe trop tôt disparu.

Daniel Cohn-Bendit devant la Sorbonne, 6 mai 1968
© Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

La réalisatrice commence son enquête avec une photo devenue une sorte de symbole de Mai 68, celle où Daniel Cohn-Bendit fait face à un CRS, avec un regard ironique qui exprime toute la force de ses convictions. En parcourant les planches contacts, en reconstituant les étapes des angles successifs de ses instantanés, elle comprend comment le photographe a réussi à trouver son meilleur point de vue : « C’est en prenant le risque de s’éloigner du sujet qu’il trouve sa photo. Et c’est tellement passionnant là, que je sais que je tiens le film ». Mariana veut  « rendre sensible la trajectoire du photographe: trajectoire d’abord physique comme dans le cas de la séquence autour de la célèbre photo de Cohn-Bendit mais aussi trajectoire mentale, intérieure ».

Jane Birkin et Serge Gainsbourg, tournage du film “Les chemins de Katmandou » d’André Cayatte, janvier 1969, © Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

Nous revivons ensuite le reportage paru dans Paris-Match qui a fait connaître Gilles Caron et participé à la renommée de l’Agence Gamma (qu’il avait co-fondée en 1966 avec Raymond Depardon, Hubert Henrotte, Jean Monteux et Hugues Vassal) : l’entrée de l’armée israélienne à Jérusalem pendant la guerre des Six Jours en juin 1967. Simultanément ou presque, le photographe, de retour à Paris, couvre une « première » à l’Olympia et nous explique que saisir la bonne image de Johny Hallyday et Sylvie Vartan, de Catherine Deneuve, Mireille Darc ou Claude François, pour la vendre le lendemain à Ici Paris ou France – Dimanche, est éventuellement un challenge aussi difficile que couvrir la guerre des Six Jours ! « Il faut trouver chaque fois la petite histoire », dit-il à propos de ces photos people.

Emeutes du Bogside, Aout 1969, Irlande du nord, Ulster, Londonderry
© Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

Cette réflexion n’est pas anecdotique finalement, car, « trouver la petite histoire », ça veut dire construire un récit avec ses photos. Qu’il s’agisse de reportages sur les « théâtre de la guerre », de photos de tournages de films ou de mode, de portraits d’acteurs, d’enfants, d’étudiants ou d’hommes politiques, Gilles Caron nous raconte des histoires humaines avec une force et une présence que le cadre cinématographique de Mariana Otero amplifie. La « petite histoire » rejoint souvent, portée par l’humanité de son regard, la grande Histoire.

Soldat Américan, guerre du Vietnam
Janvier 1967, Vietnam
© Gilles Caron/Fondation Gilles Caron

La réalisatrice nous guide ensuite sur les déplacements de Caron au Vietnam au cours de la bataille très dure de Daktu (novembre 1967) puis, tout au long de l’année 1968 pendant laquelle, outre les événements de Mai en France, Gilles Caron couvre le tournage du film de François Truffaut Baisers Volés, mais surtout effectue trois séjours au Biafra, dont l’un avec Raymond Depardon. Ses photos puissantes, terribles, à la limite du soutenable, d’enfants décharnés par la famine, aux regards aussi vides qu’intenses, témoignent d’un péril humanitaire majeure. Pourtant, c’est à ce moment là qu’il commence à se poser la question du rôle du photographe face à la misère humaine, à soulever des interrogations éthiques sur le photo-reportage et ses contradictions : où s’arrête l’urgence d’informer si on laisse mourir de faim des enfants sans agir ? Après le conflit nord-irlandais qu’il documente en 1969, il part au Tchad en janvier 1970 où il sera fait prisonnier avec Raymond Depardon et Michel Honorin pendant un mois. Il n’en peut plus. Il part tout de même au Cambodge quelques mois plus tard et n’en reviendra jamais. Il avait confié à l’un de ses collègues reporter quelques mois avant de partir : « Faut que j’arrête…J’ai pris trop de risques…je suis marié, j’ai deux enfants, je veux les voir grandir. Non, je ne peux pas continuer comme çà ». Il a disparu le 4 avril 1970 sur la route n°1 qui relie le Vietnam au Cambodge, dans une zone tenue par les Khmers rouges de Pol Pot.

Parions que ce magnifique documentaire, adossé au travail de la Fondation Gilles Caron mené par Marjolaine Caron-Bachelot et Louis Bachelot, rende au grand photographe qu’est Gilles Caron, la présence qui lui est due aux yeux du public et dans l’histoire de la photographie.

Histoire d’un regard, à la recherche de Gilles Caron

un film de Mariana Otero

France – 1h33 – 2019

en salle depuis le 29 Janvier

Doisneau et la musique

L’exposition Doisneau et la musique présentée actuellement à la Cité de la musique/Philharmonie de Paris, rend heureux. Mieux qu’une tablette de chocolat pour compenser un chagrin, mieux qu’un anxiolytique en période dite « de fêtes », Doisneau et la musique fait du bien.

Le Clairon du dimanche, Antony, 1947 © Atelier Robert Doisneau_

Comment est-ce possible ? Sans doute pour une raison assez simple : Robert Doisneau a aimé photographier les gens, il porte sur l’inconnu de la rue ou les « vedettes » de la chanson un regard tendre et généreux. Et il nous transmet son empathie. En disant cela, on pourrait craindre la niaiserie, la gentillesse comme une sorte de mièvrerie, la simplicité comme une mollesse… Mais il n’y a rien de tout cela chez Doisneau. Il était beaucoup plus profond et espiègle.

Né en 1912, il découvre sa vocation de photographe à 16 ans. A cette époque la musique est partout dans la rue, à Paris, dans les banlieues. Comme l’écrit sa petite fille, Clémentine Deroudille, commissaire de l’exposition (on lui doit aussi les expositions Brassens et Barbara à la Philharmonie) dans le formidable catalogue qui accompagne l’exposition : « Robert adore cela, les fanfares, les musiciens, tout ce qui donne un air de fête au quotidien ». Le thème de « La Rue » constitue la première partie de l’exposition, où l’on ressent de 1945 aux années cinquante,  l’ambiance si particulière des quartiers populaires de la banlieue et de Paris, où l’accordéon et le violon font chanter et danser les gens dans les rues. Deux séries sont remarquables : celle de la rue Mouffetard qui rappelle l’époque des « petits formats », ces partitions où paroles et musique des chansons vendues dans la rue, permettent aux gens d’entonner en choeur les refrains; l’autre sur les traces d’un duo surprenant que Doisneau saisit dans les cafés enfumés, la chanteuse Lucienne Fredus, dite Madame Lulu et l’accordéoniste, la belle Pierrette d’Orient. 

Bal populaire dans une rue du 5ème arrondissement de Paris en France, le 14 juillet 1959.

Devenu reporter-photographe à plein temps, Doisneau, attaché à l’Agence Rapho, travaille pour de nombreux titres de presse. Il répond aussi à des commandes. Le reportage sur ces deux musiciennes fait partie d’une série commandée par Albert Plécy pour le journal Point de vue. C’est dans ce cadre également que Doisneau photographie Juliette Gréco, très jeune, à peine vingt ans. Mais le reportage était consacré à son chien, Bidet, alors star de Saint-Germain des Prés !

Juliette Gréco, Saint-Germain-des-Prés, 1947 © Atelier Robert Doisneau

Sous le titre générale de « La Chanson » s’organise la deuxième partie du parcours. Vaste thème qui va nous promener dans ces nombreux cabarets qui ont fleuri à Paris dans les années cinquante : la Rose Rouge où l’on retrouve Juliette Gréco, Philippe Clay, Les Frères Jacques ou Mouloudji, la Boule rouge, le Cheval d’Or (Anne Sylvestre, Boby Lapointe), l’Ecluse où chante la jeune Barbara, Patachou dans son cabaret de Montmartre, la Fontaine des Quatre Saisons ouvert par Pierre Prévert où Doisneau a ses habitudes. C’est là qu’il rencontre Henri Crolla, guitariste de génie trop tôt disparu, qui écrit pour Mouloudji, Piaf, Montand. Une mention spéciale pour la photo de Fréhel, en charentaises, au Bal des Tatoués.

Robert Doisneau se lie d’une amitié fraternelle et durable avec Pierre et Jacques Prévert. Les photos présentées dans l’exposition de Jacques témoignent de leur merveilleuse complicité.  

L’archet, 1958 © Atelier Robert Doisneau

Proche de la « bande à Prévert », Doisneau rencontre ainsi Maurice Baquet. Rencontre décisive pour une grande amitié et une série de photos inouïes que présente l’exposition,  Baquet et son violoncelle, qui permet à Doisneau d’utiliser toutes les techniques à sa disposition : montages, trucages, photomontages, collages, déformations, fractionnements…Un régal. Ils feront ensemble le livre « Ballade pour violoncelle et chambre noire » qui ne sera publié qu’en 1981 par Georges Herscher, trente ans après leur aventure éditoriale…Aucun éditeur n’en avait voulu avant ….N’oublions pas les photos de Brassens par Doisneau, une autre rencontre très importante, qui nouera une solide amitié. La plupart de ces photos avaient été commandées par Michel de Brunhoff, directeur de Vogue.

Le compositeur, théoricien et écrivain français Pierre SCHAEFFER
en 1961.

« Studios », tel est le titre de la troisième section. Il s’agit principalement d’une série commandée à Doisneau par Pierre Betz, fondateur du magazine Le Point, sur la musique contemporaine. Cette recherche musicale n’est pas ce qui intéresse le plus Doisneau. Mais il parvient à produire une galerie de portraits saisissante des plus grands compositeurs du XXème siècle dans cette catégorie : Olivier Messiaen, Pierre Schaeffer, Henri Dutilleux, André Jolivet, Pierre Boulez (superbe portrait de Boulez riant)….

PARIS, SAINT-GERMAIN DES PRES, FRANCE – 1950: Singer Eartha Kitt in the Night Club, 1950 in Paris, France.

Pour ce même magazine, Robert Doisneau va, dans les caves de Saint- Germain des Prés, saisir un autre aspect de la musique vivante du moment : « Le Jazz », quatrième moment du parcours. Mezz Mezzrow, Bill Coleman, Claude Luter, l’orchestre de Claude Abadie (avec Boris Vian à la trompette)…Çà swingue !

Au sommet de sa carrière et de sa célébrité, Robert Doisneau ne cesse, dans les années 1980/90, à photographier et à regarder son temps. Il continue à aimer la chanson et photographie nombre de chanteurs qui l’intéressent : Renaud, David Mc Neil, Jacques Higelin, Thomas Fersen, Les Négresses Vertes. La série certainement la plus touchante de ces dernières années est celle qui témoigne de la rencontre, en 1988, du Robert Doisneau de 74 ans avec le jeune duo turbulent et branché que forment les Rita Mitsouko, Fred Chichin et Catherine Ringer. Robert Doisneau aime leur singularité et ils s’entendent à merveille. 

Les Rita Mitsouko 13 octobre 1988; Parc de la Villette, © Atelier Robert Doisneau

Aux gens de son âge, il préfère la jeunesse. Mais en 1994, des problèmes de santé l’obligent à une opération. Il meurt à l’hôpital, le 1er avril. 

La musique a rythmé son travail sans qu’il s’en aperçoive, nous dit sa petite fille. L’intelligence de son exposition rend à Doisneau tout le sens de sa qualité de « photographe humaniste ».

 Cité de la musique/Philharmonie de Paris, jusqu’au 28 avril 2019

Catalogue de l’exposition de Clémentine Deroudille, coédition Flammarion/Cité de la musique-Philharmonie de Paris

philharmoniedeparis.fr

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