La première salle de l’exposition PasséPrésent consacrée à Sarah Moon au Musée d’Art Moderne donne le ton. Aucune chronologie, aucune présentation de l’artiste pour introduire le parcours proposé. Nous sommes immédiatement plongés dans une dimension intemporelle, confirmée par la photographe : « Vous avez dit chronologie ? Je n’ai pas de repères, mes jalons ne sont ni des jours, ni des mois, ni des années. Ce sont des avant – pendant – après.»
Ne cherchons pas de dates et avançons dans cet univers noir et blanc, éclairé soudain par la photo couleur d’une robe à pois qui nous éblouirait presque. La magie opère, celle d’entrer dans l’univers d’une artiste dont nous n’avions qu’une perception très partielle. Pour moi, Sarah Moon était une photographe de mode, celle des superbes photos réalisées pour les campagnes Cacharel dans les années 1970. L’exposition que le Musée d’art Moderne lui consacre aujourd’hui révèle un monde, son monde.
Un monde dont les contours sont flous, le flou de la myopie de Sarah Moon, le flou de la lumière qui l’intéresse. Elle n’aime pas la lumière crue. Elle aime le brouillard, la buée, la pluie, les nuages, la fumée.
Sarah Moon déteste les affirmations car, pour elle, « la vérité est tellement mobile ». Elle a déclaré le réel nul et non avenu. A la question « Qu’est ce que la nostalgie ? », elle répond : « C’est le rêve de quelques chose qui n’a pas existé. C’est le rêve d’un rêve ». C’est bien à une sorte de rêve qu’elle nous convoque, à des représentations oniriques de l’enfance, de la féminité, d’animaux, de paysages délabrés, de fêtes foraines, qu’elle met en scène pour nous. Car le support de son travail depuis ses débuts, inaugurés par la photo de mode, c’est la fiction. Elle a besoin de se détacher de la réalité pour mieux l’approcher.
Elle dit travailler avec le hasard, que ses photos sont des accidents. C’est le hasard qui l’avait conduite sur le chemin du mannequinat, son premier métier. Elle a d’abord pris pour modèles ses collègues. On les retrouve au fil de l’exposition : Audrey, Theresa, Eva, Kasia, Val… Qu’elles posent pour la Sarah Moon qui remplit une commande par Yohji Yamamoto, Issey Miyake, Comme des Garçons, Vogue, Chanel ou Dior ou pour la Sarah Moon qui se livre, à un travail personnel, les visages ou les corps des « filles » ont un grain tellement spécifique sous l’objectif de l’artiste. C’est à partir de 1985, date à laquelle son assistant Mike Yavel meurt et où la directrice artistique de Cacharel, Corinne Sarrut, quitte la société, que Sarah Moon oriente son regard au-delà de la mode.
« Sarah Moon est à la fois une photographe de mode et de l’indémodable, la photographe d’un temps révolu et la photographe d’un avenir inquiétant », résume magnifiquement Dominique Edde dans le beau catalogue de l’exposition.
Les accidents, elle aime les provoquer dans le traitement de ses photos. Avec son fidèle tireur, Patrick Toussaint, qui travaille avec elle depuis toujours, ils ont mis au point un processus de développement de l’image qui amplifie la relation au temps, le brouillage du passé et du présent. La pellicule (pellicula en italien veut dire petite peau) est périssable, dit l’artiste. Elle explique qu’en ne la fixant pas tout de suite, on voit ses déchirures, ses taches. Sarah Moon n’aime pas les images lisses. Elle « déréalise » comme elle l’explique dans un documentaire datant de 1994 : « Je ne témoigne de rien – j’invente une histoire que je ne raconte pas, j’imagine une situation qui n’existe pas – je crée un lieu ou j’en efface un autre, je déplace la lumière – je déréalise et puis j’essaie. Je guette ce que je n’ai pas prévu, j’attends de reconnaître ce que j’ai oublié – je défais ce que je construis – j’espère le hasard et je souhaite plus que tout être touchée en même temps que je vise.»
L’exposition nous présente aussi Sarah Moon cinéaste. Elle a toujours voulu faire des films. Le premier, réalisé en 1990, s’intitule Mississipi One. Il ne fait pas partie des cinq vidéos présentées dans le parcours : Circuss (2002), Le Fil rouge (2005), Le Petit Chaperon noir (2010), L’Effraie (2004), Où va le blanc…(2013), la plupart adaptées de contes populaires qu’elle apprécie particulièrement. « Chez elle -dans ses films en tous cas- nous dit Jean-Claude Carrière, le temps n’est jamais clair, le ciel n’est jamais bleu, mais les nuages d’orage ne sont jamais totalement obscurs. (…) Dans les films de Sarah Moon, il faudrait presque dire qu’il faut regarder ce que l’on ne voit pas. C’est un de ses secrets ».
Laissons le dernier mot à l’homme qui l’a connue mieux que personne, Robert Delpire, son soutien professionnel inconditionnel, son mari durant quarante-huit ans, disparu en 2017, à qui Sarah Moon dédit une salle dans le parcours des collections permanentes du Musée d’art Moderne : « …Il y aura toujours dans ses photographies une délicatesse qui n’est que elle. Il n’y aura ni mièvrerie, ni complaisance dans ce regard qu’elle pose sur les femmes. Et elle sera toujours éblouie qu’un oiseau vienne, du fond des mers et jusqu’à la fin des temps, regarder son oeil bleu et lui montrer ses plumes. »
Sarah Moon, PasséPrésent commissaire de l’exposition Fanny Schulmann 18 septembre 2020 – 10 janvier 2021 MUSÉE D’ART MODERNE DE PARIS ` 11, Avenue du Président Wilson, 75116 Paris www.mam.paris.fr