Qu’est une autochrome ? En avez-vous déjà vu ? L’actualité culturelle fait bien les choses car une magnifique exposition intitulée « 1,2,3 couleur ! L’autochrome exposée » est présentée au Château de Tours par le Musée du Jeu de Paume jusqu’au 28 mai 2023. » Tours ? Mais c’est loin ! » diront certains. Non, il faut à peine une heure quinze pour rejoindre cette jolie ville en train. Et il y a de très bonnes raisons à faire ce voyage. Car, si prendre le train est un déplacement, se laisser transporter au début du XXème siècle à travers les portraits, paysages, natures mortes mais aussi images médicales ou témoignages de la Guerre 14-18, est un voyage enthousiasmant.
A cette occasion, Elisabeth Nora, co-commissaire de « 1,2,3 couleur ! L’autochrome exposée» avec Soizic Audouard et Quentin Bajac, nous éclaire sur l’histoire de ce procédé photographique, ancêtre de la diapositive couleur, et sur les enjeux de cette exposition conçue principalement autour de la collection AN qu’elle a constituée avec Soizic Audouard. Une autre collection, celle de la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, complète le parcours en présentant des autochromes réalisés pendant la guerre 1914-1918, images qui documentent de manière rare et saisissante cette période.
Racontez-nous l’arrivée de cette nouvelle technique que constitue l’ autochrome dans l’histoire de la photographie ?
Une autochrome est constituée d’une plaque de verre sur laquelle repose une matière composée d’une mosaïque de petits grains de fécule de pomme de terre teintés en rouge orangé, bleu-violet ou vert, recouverts d’une pellicule photosensible en noir et blanc. L’invention en revient aux Frères Lumière, plus particulièrement à Louis qui a passé sept ans à mettre au point ce procédé dont il a déposé le brevet en 1903. Cette invention est d’autant plus remarquable que des scientifiques comme Louis Ducos du Hauron essayaient de trouver le moyen de reproduire le réel en couleur depuis l’invention de la photographie, soixante ans auparavant. Mais les industriels lyonnais, déjà fabricants à grande échelle de la pellicule photographique en noir et blanc, ne se contentent pas d’inventer ce procédé. Ils le commercialisent en 1907 et se donnent les moyens de sa diffusion pour le rendre accessible au plus grand nombre. Il s’agit donc du premier procédé industriel de la photographie couleur.
Qui sont les premiers utilisateurs de ce nouveau procédé ?
Les plaques coutent trois fois plus cher que celles en noir et blanc. Ce sont surtout des amateurs, membres de sociétés photographiques qui s’en emparent. Mais également des scientifiques, en particulier des médecins qui réalisent des images médicales projetées à des fins pédagogiques à leurs étudiants pour les informer, par exemple, des maladies de peau. L’exposition présente quelques exemples de ces autochromes médicaux.
La manière dont les photographes se sont emparés du procédé en utilisant sa matérialité, soit pour l’améliorer, soit pour en faire des objets artistiques est remarquable. Par exemple, Léon Gimpel, journaliste à L’Ilustration, améliorera le procédé en fonction de ses besoins. En particulier, il travaillera les émulsions, augmentant ainsi la sensibilité des plaques pour sortir de la fixité du sujet car, contrairement à la photo noir et blanc où l’instantané est possible, il faut théoriquement pour les autochromes choisir des sujets immobiles : des paysages, de l’architecture, des natures mortes, des sujets posés. Gimpel a ainsi pu prendre des photos de nuit comme photographier les illuminations des Grands Magasins…
Sur le versant artistique, le procédé offre un effet qui répond à l’esthétique de l’époque : celui du pictorialisme, mouvement né à la fin du XIXème siècle où l’intervention du photographe sur le tirage donne un côté pictural à la photo. La chimie de l’autochrome offre à chaque plaque réalisée, objet unique par définition, un rendu très tendre, un charme singulier à travers la subtilité et les nuances des couleurs. Et des photographes déjà affirmés tels Henrich Kühn, Paul Burty Haviland, Edward Steichen ou Alfred Stieglitz, vont être rapidement séduits par cette technique. Ce dernier déclare en 1907 : « Bientôt, le monde entier sera fou de couleurs, et Lumière en sera responsable ».
Familier des Frères Lumières, Albert Kahn est l’un des grands initiateurs de l’utilisation de l’autochrome dès l’accessibilité du procédé. Il va demander aux expéditionnistes et géographes qu’il envoie à travers le monde afin de réaliser son grand projet des « Archives de la planète » de s’emparer de cette toute jeune technique. Ceci exigeait de la part de ces opérateurs une grande maîtrise du procédé complexe et lourd, d’autant plus qu’ils tiraient en partie leurs photos sur place.
Pourquoi aujourd’hui ce procédé est relativement inconnu du public ? Quentin Bajac, co-commissaire de l’exposition l’explique ainsi : « L’engouement pour la nouvelle technique fut en effet à la fois intense et relativement bref : il dura un peu plus de deux décennies, le procédé tombant progressivement en désuétude dans les années 1920 et 1930. L’autochrome traversa par la suite une longue période d’oubli. Trop fragile, trop difficile à exposer, non reproductible, elle fut pendant longtemps l’un des grands délaissés de la photographie, telle une branche morte qui semblait n’avoir donné que de trop rares fruits. De cet abandon, l’autochrome a été tirée depuis deux décennies par quelques historiens et collectionneurs qui, à contre-courant, ont su en apprécier la finesse, la sensualité, l’étrangeté. »
Tous ces propos sont très justes. J’ajouterais en temps que collectionneuse qu’une plaque de verre est unique et fragile et peut se révéler un objet difficile. Pourquoi ? On la protège, on la met en boite. Et pour la voir, contrairement à un tirage papier que l’on peut exposer sur un mur, nous dépendons soit de la lumière du jour, soit d’un projecteur. Exposer l’autochrome, c’est donc aussi l’éclairer pour exposer sa matière si attractive qui, depuis sa création provoque l’émerveillement. C’est pourquoi le sous-titre de l’exposition « L’autochrome exposée » prend tout son sens. Nous bénéficions aujourd’hui de progrès décisifs comme les lumières LED, nouvelles sources d’éclairage qui ne chauffent pas et permettent de rétro-éclairer les autochromes. Autre avancée, l’utilisation de scans de très belle définition, comme les pratiquent aujourd’hui tous les musées et institutions culturelles. Les plaques autochromes, comme des diapositives, sont scannées sous forme de tirages transparents (procédé d’impression dénommé Duratrans adapté aux caissons lumineux à LED). Nous pouvons ainsi nous permettre de les agrandir pour mieux les exposer. La transparence étant le mot-clef, ces images projetées et rétro-éclairées selon un réglage très fin, offrent toute leur puissance, leur charme. Nous avons toutefois évité de montrer de trop grands formats dans l’exposition afin de garder la bonne distance et permettre d’apprécier au mieux l’image. D’autre part, nous tenons à le souligner car c’est une rareté dans une exposition, que nous avons consacré une salle entière aux plaques originales (plus d’une quarantaine). Afin de ne pas détériorer leur chimie, chacune est dotée d’un système d’éclairage par un bouton poussoir que chaque visiteur peut actionner.
Pourquoi et comment avez-vous décidé de collectionner les autochromes avec Soizic Audouard ? À quel moment avez-vous démarré la collection AN ?
Avec Soizic, nous avions l’habitude de fréquenter les brocantes, les petits salons de photographie, les ventes aux enchères, et nous avons commencé à repérer ces plaques de verre en couleurs, les autochromes. Lors d’une vente chez Artcurial en 2006, j’ai été totalement conquise par une plaque de l’artiste Paul Burty Haviland dont le Musée d’Orsay avait acquis le fonds auprès de la fille du photographe, Nicole Maritch-Haviland. Ce moment a été fondateur. J’ai pu remporter la plaque et voyant Soizic un peu émue à mes côtés, je lui ai proposé de faire une collection à nous deux, ce qui l’a enthousiasmée.
Au départ, nous n’avions d’autre critère que le choix d’un procédé développé entre 1907 et 1932 qui offre un éventail de toute sorte d’images, d’intérêt et de thèmes. Les thèmes se sont imposés ensuite. Nos choix dépendent souvent d’un intérêt formel ou émotionnel, d’une couleur que l’on trouve sublime, du regard d’un enfant qui nous émeut… Et d’autres choix s’imposent par leur intérêt documentaire. Nos sources sont diverses : hormis les brocantes ou les salles de vente, des marchands nous proposent éventuellement des pièces, nous allons à la Foire de Bièvre, sur ebay ou, plus rarement dans les grandes galeries comme Hans Kraus à New York pour lesquelles il faut casser la tirelire. Nous bénéficions d’un mouvement dans l’air du temps : la photo anonyme a été valorisée depuis ces quinze ou vingt dernières années. Elle a été introduite sur le marché grâce à des talents comme ceux de la Galerie Lumière des Roses qui en est devenu l’un des représentants.
Personnellement, je n’ai jamais cessé de regarder des images. Ceci remonte à mon enfance, car mon grand-père et mon père faisaient de la photo en amateur. Au cours des années 1980, j’ai beaucoup appris en travaillant aux éditions Christian Bourgois où j’assistais le directeur de la fabrication et où je collaborais aux choix des couvertures des ouvrages. L’éditeur m’a donné ensuite carte blanche pour concevoir le catalogue des éditions pour la Foire de Francfort. C’est à travers les livres de photos et de peintures, mais également la littérature, que mon œil s’est formé. J’ai parallèlement collaboré avec un graphiste, Michel Duchesne, à l’identité visuelles de films (Le Dernier Empereur, Détective…), de la plaquette de présentation à l’affiche. Ensuite, j’ai créé en 1991 avec Vanessa van Zuylen la revue L’Insensé, pensé initialement comme une publication pluridisciplinaire puis qui s’est progressivement consacrée exclusivement à la photographie en 2000. Pendant toutes ces années, j’ai continué à former mon regard. Ces expériences m’ont aidée dans les années 2000 à participer à la constitution la collection de photographie contemporaine de la Fondation Neuflize-Vie, à être commissaire de deux expositions de photos à la MEP et de collaborer à des ouvrages aux éditons du Regard.
Soizic Audouard s’est formé un œil très sûr dans un parcours professionnel différent du mien. Elle a travaillé avec le grand galeriste Claude Givaudan et le commissaire-priseur Guy Loudmer. Elle-même avait repris la galerie Berggruen. C’est une vraie professionnelle, très bonne connaisseuse du marché de l’art moderne, devenue au fil du temps une importante collectionneuse, nourrie par son expérience de galeriste, de gestionnaire de fonds artistique et de marchande d’art. Sous son impulsion, notre collection a été inventoriée, documentée, bref, professionnalisée.
Il n’y a pas de collection comparable à la nôtre : soit ce sont des collections qui proviennent en majorité de dons ou de commandes (comme la collection Albert Kahn). Les images que nous proposons sont nos choix. La collection AN est celle d’un double regard, de deux visions individuelles qui se mêlent, se confrontent et se confortent.
1, 2, 3... COULEUR ! L’AUTOCHROME EXPOSÉE Jusqu’au 28.05.2023 Une exposition conçue et organisée par le Jeu de Paume, en collaboration avec la Collection AN, la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, et la Ville de Tours. CHÂTEAU DE TOURS 25 avenue André-Malraux 37000 Tours 02 47 21 61 95 www.tours.fr https://jeudepaume.org
Passionnant, comme chacune de tes chroniques, personnellement je me passionne pour le dialogue photographie peinture… et les plaques que tu as sélectionnées sont significatives
merci
Merci Catherine !