Le titre de la nouvelle exposition du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme m’intriguait. En cette année de célébration du centenaire de la mort de l’écrivain, je me demandais si mettre en avant un « Proust juif » avait un sens et surtout comment traiter un tel sujet à travers une exposition. Le résultat proposé a annulé tous mes doutes. C’est une très belle exposition, tant par la richesse des œuvres qu’elle propose que par son argumentation.
Jeanne Proust, née Weil d’une famille juive alsacienne parfaitement intégrée, a donné à son fils Marcel une double ascendance puisque Adrien Proust, son mari, était issu d’une famille d’Eure et Loir tout ce qu’il y a de plus catholique française. De cette union sont nés Marcel et son frère Robert.
« Vous pouvez deviner dans quelle détresse je me trouve, vous qui m’avez vu toujours les oreilles et le cœur aux écoutes vers la chambre de Maman où sous tous les prétextes je retournais sans cesse l’embrasser, où maintenant je l’ai vue morte, heureux d’avoir pu ainsi l’embrasser encore. Et maintenant la chambre est vide, et mon cœur et ma vie. » C’est en ces termes que Marcel Proust évoque à l’un de ses correspondants la mort de Jeanne. C’est dire l’amour éprouvé du fils pour celle qu’il appelle Maman. Il entreprend la rédaction de sa grande œuvre À la Recherche du temps perdu en 1905, l’année même de la mort de sa mère en imaginant qu’il serait « si doux avant de mourir de faire quelque chose qui aurait plu à Maman. »
Ainsi ce « côté de la mère » va-t-il nous être proposé, non pas d’un point de vue psychanalytique (comme l’ouvrage de Michel Schneider Maman l’étudiait) mais au prisme d’une figure littéraire, la mémoire involontaire, qui, selon Isabelle Cahn, commissaire de l’exposition, constitue chez Proust une méthode d’écriture qui fait ressurgir un passé vivant dans le présent, s’inscrivant comme le sujet même de son œuvre. Sans affirmer que La Recherche soit le reflet de la part juive de Proust, nous comprenons à travers le parcours proposé, comment l’identité complexe de l’auteur « se manifeste le plus souvent de façon implicite, et même cryptée, à travers des personnages juifs, la question de l’antisémitisme ou encore sa vision de l’homosexuel, alter égo du juif dans l’opprobre, voire dans la persécution », pour reprendre les mots de la présentation de l’exposition.
Le parcours s’attache à montrer les parallèles volontaires ou involontaires des sources de La Recherche avec la tradition juive. Comme de constater, à la vision d’un manuscrit de Proust, combien les développements dans les marges peuvent être comparés aux transcriptions du Talmud qui, « à l’image des paperoles déployées autour du texte central, en éclairent et complètent le sens. » Autre indication : l’intérêt de Proust pour le Zohar dit Le Livre des splendeurs, œuvre maîtresse de la Kabbale (une tradition ésotérique du judaïsme présentée comme la prétendue « loi orale et secrète », pendant de la Torah, « loi écrite et publique »). Ce courant de pensée mystique et méthode d’approche de la connaissance n’est pas sans rappeler la notion de souvenir enfoui révélé de manière involontaire par une sensation, tel que Proust le développe dans son œuvre (nous pensons à la fameuse madeleine…). L’auteur fait explicitement référence au Zohar à l’évocation d’un voyage à Venise qu’il avait entrepris en 1900 avec sa mère sur les traces du critique d’art et esthète John Ruskin qui le passionnait : « Zohar, ce nom est resté pris entre mes espérances d’alors, il recrée autour de lui l’atmosphère où je vivais alors, le vent ensoleillé qu’il faisait, l’idée que je me faisais de Ruskin et de l’Italie. L’Italie contient moins de mon rêve d’alors que ce nom qui y a vécu. »
Troisième référence de Proust à une thématique juive, celle faite à la reine Esther, héroïne biblique à laquelle l’exposition fait une place importante. Jeanne Proust accordait un attachement tout particulier à cette figure, en particulier à sa version théâtrale créée par Racine à laquelle Sarah Bernhardt prêta son talent. Jeanne aime échanger avec son fils les répliques de Racine et ils vont savourer ensemble la musique de Reynaldo Hahn composée pour cette tragédie, lorsque le musicien et amant de Proust viendra en donner une « petite présentation en famille » un soir d’avril 1905. Dans la Bible, le Livre d’Esther, lu au moment de la fête des Sorts ou fête de Pourim, s’achève par le sauvetage du peuple juif par la Reine, dès lors qu’elle révèle son identité juive cachée jusque-là au Roi Assuérus. Cette dissimulation, matérialisée par déguisements et masques lors des bals de Pourim, évoque l’identité « compliquée » des personnages juifs dans l’œuvre de Proust, écartelés entre leurs origines et leur assimilation dans la société. Et si le mariage d’Esther avec Assuérus était, à l’instar de l’alliance de Jeanne avec Adrien Proust, l’image symbolique d’un « mariage mixte » ?
La position de Marcel Proust face à l’Affaire Dreyfus marque un autre moment de proximité avec sa mère. Sa judéité s’impose alors, non comme une revendication ou une révélation, mais comme un engagement, tout comme pour son frère Robert et sa mère : ils sont dreyfusards alors qu’Adrien Proust a choisi l’autre camp. Désigné pour la première fois comme « juif » par Édouard Drumont après qu’il ait signé en faveur de la révision du procès de Dreyfus, Proust sera lié à plusieurs cercles dreyfusards et fera d’innombrables références à l’Affaire dans son œuvre.
L’exposition s’efforce d’analyser les caractéristiques des personnages juifs de La Recherche et nous convînt de dépasser les reproches souvent faits à Proust quant à ses descriptions caricaturales voire antisémites. « Les descriptions expriment certains préjugés de l’époque -vulgarité, avarice, servilité, avarice – et non l’opinion de l’écrivain », nous explique-t-on. A contrario du personnage de Bloch qui incarnerait la face odieuse du Juif, celui de Swann serait son opposé, à l‘image de l’un de ses modèles, l’historien et critique d’art Charles Ephrussi. Ce dernier fut un grand collectionneur et mécène des meilleurs artistes de son temps, tels Renoir ou Manet dont nous pouvons admirer le fameux tableau, L’Asperge, qu’il avait offert à son mécène.
Proust n’a jamais avoué publiquement qu’il était juif par peur des attaques antisémites. Pourtant, il a déclaré à Emmanuel Berl : « Ils ont tous oublié que je suis juif, pas moi. » Il écrira à son ami Robert de Montesquiou, inspirateur en partie du personnage du Baron Charlus, avec qui il entretient des relations compliquées, les mots suivants : « Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre ma mère est juive. Vous comprenez que c’est une raison suffisante pour que je m’abstienne de ce genre de discussions (…) vous auriez pu me blesser involontairement. » Si l’on peut comparer le judaïsme de Proust à une sorte de « marranisme », une manière cachée de vivre son identité juive, on peut considérer son homosexualité comme un secret. Désignée à l’époque comme une « inversion », l’homosexualité est encore considérée comme un délit. Aussi, Proust ne révélera jamais officiellement ses relations avec, entre autres, Reynaldo Hahn, Lucien Daudet ou son chauffeur et secrétaire Alfred Agostini. Honte, discrétion, dissimulation, exclusion, autant de postures et de sanctions dans lesquelles se rejoignent Juifs et homosexuels au temps de Proust.
À la faveur de prêts d’œuvres remarquables, l’exposition nous immerge dans les lieux chers à l’auteur dont il fera le décor de nombreuses scènes de son œuvre. Une toile de Caillebotte nous évoque les appartements familiaux du VIIIe et XVIIe arrondissements de Paris, des tableaux de Boudin, Monet, René François Xavier Prinet ou Helleu nous transportent dans les séjours normands de Proust mais aussi au cœur de « l’intelligentsia juive » et des salons de l’aristocratie de la Belle Époque qui lui inspirent des situations et des personnages de La Recherche. L’actualité des Ballets Russes de Diaghilev à Paris et la fièvre qui entoure ses représentations illustrent son intégration dans cette haute société parisienne. Ce sera pour Proust l’occasion de croiser artistes et créateurs mais aussi de faire la connaissance de figures incontournables de l’époque comme Misia, ex-femme du créateur de la Revue Blanche, Thadée Nathanson, devenue Madame Edwards avant d’être Misia Sert. Ce personnage époustouflant, surnommée «Reine de Paris », muse et mécène, inspirera l’écrivain.
En conclusion à l’exposition, nous découvrons Marcel Proust sujet d’articles dans des revues sionistes des années 1920, notamment sous la plume d’André Spire ou d’Albert Cohen. Le critique Albert Thibaudet estime que « Proust, comme Montaigne ou Bergson, « infuse » une note de sang juif dans notre histoire littéraire ». On ne saurait mieux dire.
MARCEL PROUST, DU COTE DE LA MERE Du 14 avril au 28 août 2022 Musée d’art et d’histoire du Judaïsme mahj.org
À noter : L’exposition simultanée du Petit Palais consacrée au peintre Boldini, proche de Degas et ami de Proust, portraitiste magnifique du Paris de la Belle Époque à qui l’on doit, entre autres, le fameux portrait de Robertde Montesquiou, fait écho à l’exposition du mahJ.
Passionnant. Proust restera notre éternel objet de questionnement qui nous renvoyant à notre propre histoire.
Faute de frappe: enlever « qui » dans le commentaire précédent. Merci.
C’est une très belle chronique ma chère Corinne ! On a envie de courir voir l’exposition. Et on le fera !!!!