SUZANNE VALADON, LA VERITÉ CHAUDE

 

Suzanne Valadon…Notre première rencontre a eu lieu lors de ma récente visite au Centre Pompidou pour découvrir l’exposition monographique qui lui est consacrée, la dernière avant la fermeture du musée pour travaux jusqu’en 2030 ( !) Cette visite fut pour moi un éblouissement, la découverte d’une œuvre si forte et d’une artiste profondément libre et moderne en dépit de son décalage avec les recherches artistiques de son époque, cubisme ou art abstrait. Peut-être est-ce l’une des raisons (pas la seule) qui l’ont marginalisée dans l’histoire de l’art ? En France, le public n’avait pas vu ses œuvres depuis cinquante ans, la dernière exposition Valadon remontant à 1967 au Musée d’art moderne.

Marie-Clémentine, Maria, Suzanne

Que se passe-t-il en 1880 pour une jeune fille de 14 ans, née Marie-Clémentine Valadon en 1865 à Paris d’une mère blanchisseuse et d’un père inconnu, lorsqu’elle fait une chute de trapèze la contraignant à abandonner son premier rêve artistique, celui de devenir acrobate ? Elle devient Maria, modèle pour des peintres tels Jean-Jacques Henner, Pierre Puvis de Chavannes, Auguste Renoir ou pour le sculpteur Paul-Albert Bartholomé.  Mais aussi pour un jeune artiste, Henri de Toulouse-Lautrec avec qui elle entame une liaison passionnée. C’est Lautrec qui la baptise Suzanne. Ainsi naît Suzanne Valadon.

Trois nus, date indéterminée
Crayon gras sur papier, Collection Galerie de la Présidence, Photo © Galerie de la Présidence, Paris

Nous la rencontrons très vite dans le parcours de l’exposition en découvrant les autoportraits qu’elle peindra tout au long de sa vie. Son regard n’est pas tendre avec son image : « Il faut être dur avec soi, avoir une conscience, se regarder en face. » Lorsqu’elle réalise à 66 ans son « Autoportrait aux seins nus » (1931), c’est comme si elle inscrivait le temps qui passe sans nostalgie ou coquetterie. Elle a gardé longtemps un corps parfait, mais une « tête ravagée », des yeux bleus d’une couleur intense. Elle se regarde en face et regarde les autres. Sa présence est saisissante. Elle nous regarde aussi….

Autoportrait aux seins nus, 1931
Huile sur toile, Collection particulière, Suisse Photo © Akg-images

Autodidacte

Ce regard, elle l’a primitivement exercé pendant ses années de modèle : Valadon met à profit les séances de poses pour observer, écouter et apprendre les différentes techniques de dessin et de peinture des maitres qui la représentent. Edgar Degas découvre ses dessins dans les années 1890 et, très impressionné par son talent, lui déclare « Vous êtes des nôtres ! » Valadon ne posera jamais pour lui mais Degas lui ouvrira les portes de son atelier, lui apprendra la gravure en taille douce sur sa propre presse et lui achètera de nombreux dessins. Il l’appelait « cette diablesse de Maria ».

Le Bain, 1908, Fusain et pastel sur papier, 
Paris, Centre national des arts plastiques
En dépôt au musée de Grenoble,
Photo © Ville de Grenoble / Musée de Grenoble-J.L. Lacroix

Dessin et peinture

Nous sommes entrainés sur les deux rives de son travail, le dessin et la peinture. Le talent de cette autodidacte est inouï.  « J’ai dessiné follement pour que, quand je n’aurais plus d’yeux, j’en aie au bout des doigts. » Lorsqu’elle présente ses dessins pour la première fois au public lors du Salon de la Société́ nationale des Beaux-Arts en 1894, les critiques les remarquent très vite. « Âpreté» et « dureté» sont les termes en lesquels ils les décrivent. Edgar Degas, loue ses dessins à la ligne « dure et souples ».

Etude pour le lancement du filet, 1914
Fusain sur papier calque , Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Crédit Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/ Dist. GrandPalaisRmn

Nus, corps féminins et masculins

Son expérience de modèle ne vaut pas uniquement comme moment de formation artistique. Il fonde son inspiration. La peinture de nus, territoire traditionnellement masculin, sera son sujet central, tant dans ses dessins que dans sa peinture. Réalistes et sans concession, ses nus nous impressionnent par leurs vérités, la force de leurs traits. Lorsqu’elle peint des corps de femmes, ils ne sont jamais idéalisés ou offerts selon le désir des peintres masculins. Son œuvre, taxée alors par la critique  « d’absence de féminité », de « virilité », de « vulgarité » est habitée par une sexualisation qui inverse le modèle dominant …Et toujours libre par rapport à la bienséance, elle s’aventure en pionnière de l’histoire de l’art en représentant un nu masculin en grand format. En 1909, avec son tableau Adam et Ève, elle célèbre sa relation amoureuse avec son jeune amant et futur mari André Utter. Les corps de la femme et de l’homme nous font face, totalement nus dans la première version de l’œuvre. Mais l’audace est vite réprimée car Valadon doit recouvrir les parties génitale d’Utter/Adam d’une feuille de vigne, sans doute pour pouvoir présenter le tableau au Salon des Indépendants en 1920.

Adam et Eve, 1909
Huile sur toile, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne Crédit Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prevost/ Dist. GrandPalaisRmn

Son monde, son inspiration

Elle impose sa vision en rupture avec les conventions de son époque et construit son monde  -pour paraphraser le titre de la première version de l’exposition crée en 2023 à Pompidou- Metz, « Suzanne Valodon, un monde à soi »-. Son monde est celui qui l’entoure, famille, amours, amis. Il se confond avec son oeuvre. Sa mère Madeleine Valadon, son fils, le futur peintre Maurice Utrillo, son second mari André Utter sont ses modèles de prédilection.

Portraits de famille, 1912
Paris, musée d’Orsay, en dépôt au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne,
Photo © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) / Christian Jean / Jean Popovitch

Elle a 18 ans lorsque nait son fils reconnu tardivement par le peintre catalan Miquel Utrillo. Alcoolique précoce, Maurice est diagnostiqué schizophrène à partir de 1901. Pour le soigner, Valadon lui enseigne la peinture. Il devient son premier élève et le succès du fils dépassera celui de la mère. Elle rencontre en 1909 un ami de Maurice, André Utter. Elle a 44 ans, lui 23. Il devient son amant puis son mari après son divorce avec Paul Mousis, son premier mari. Elle entretiendra avec Utter une relation très forte, voire orageuse : « Elle vivait uniquement pour la peinture, pour faire l’amour avec Utter et se disputer avec lui », témoigne l’une de ses anciennes élèves, Germaine Eisenmann au Nouvel Observateur en 1967.  Valadon, Utrillo, Utter formaient aux yeux de certains la « trinité maudite ».  Outre sa relation passionnelle avec Toulouse-Lautrec, nous apprenons au détour d’un portrait d’Erik Satie qu’elle vécut une histoire brève et intense avec le musicien.

Sa famille élargie, sœur, nièce, sa belle-fille Lucie Valore, la famille Utter lui inspire plusieurs tableaux.

Marie Coca et sa fille Gilberte,1913
Lyon, musée des Beaux-Arts
Crédit Image © Lyon MBA – Photo Alain Basset

Mais Suzanne peint aussi des anonymes, des corps ou des personnalités qui l’intéressent.

Catherine nue allongée sur une peau de panthère, 1923
Lucien Arkas Collection
Photo © Hadiye Cangokce

« Je peins les gens pour apprendre à les connaitre » a dit Suzanne Valondon ou encore « Quels que soit la dureté des temps, les déboires subis, il faut peindre dans la vérité avec amour.

Les Deux Sœurs, 1928
Collection particulière
Photo © Matthew Hollow

 Plus tard, dans les années 1920, elle exécutera des commandes de portraits de ses amis du monde de l’art, tous plus intenses les uns que les autres.

Portrait de Geneviève Camax-Zoegger, 1936
Italie, Bergame, collection particulière
Photo © Galleria Michelangelo

Natures mortes et paysages

Tardivement dans son œuvre s’inscrivent paysages et nature mortes. « La nature m’apporte le contrôle de vérité solide pour la construction de mes toiles, conçue par moi mais motivée toujours par l’émotion de la vie » a écrit Valadon. Certaines natures mortes peintes dans son atelier du 6 de la rue Cortot laissent deviner son décor, son univers. On se prend à l’imaginer là, au milieu de ses amis du Montmartre bohème, Erik Satie, Francis Carco, Pierre Mac Orlan, Max Jacob, Jules Pascin…

La Boîte à violon, 1923
Paris, musée d’art moderne de Paris,
Crédit Photo: CCØ Paris Musées / Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris

Son autre lieu de vie, le château Saint-Bernard non loin de Lyon, où Utrillo, Utter et elle ont chacun leur atelier, lui inspire paysages et natures mortes. « C’est sans nul doute des sens les moins intellectuels, les sens les plus viscéraux qu’elle a acquis son expérience du monde (…) c’est de la même vérité chaude que vivent chez elle natures mortes et paysages », nous suggère Bernard Dorival dans sa préface du catalogue de l’exposition Valadon de 1967.

Cette « vérité chaude » résume parfaitement ce qui se dégage de la visite de cette exposition, un régal d’audaces, de couleurs, de vérités.

Anonyme, Suzanne Valadon entourée de deux chiens, vers 1930, tirage photographique, Fond Le Masle, Paris, Centre Pompidou, bibliothèque Kandinsky, Crédit Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/ Dist. GrandPalaisRmn
Suzanne Valadon 

15 janvier - 26 mai 2025

Centre Pompidou

https://www.centrepompidou.fr/fr/


Publications :

Catalogue de l’exposition, Suzanne Valadon, sous la direction Chiara Parisi, 280 pages, 240 illustrations, 42 € 
Album de l’exposition, Suzanne Valadon, sous la direction de Nathalie Ernoult,  60 pages, 10,50 €
Valadon, Clément Dirié, Les Pérégrines, 2025, collection Icônes,220 pages,16 €

OLGA DE AMARAL

Olga de Amaral dans son studio en 2005

Si vous deviez choisir parmi toutes les magnifiques expositions du moment, dirigez-vous toutes affaires cessantes à la Fondation Cartier, boulevard Raspail à Paris, pour découvrir la superbe proposition autour de l’artiste colombienne Olga de Amaral.

© Cyril Marcilhacy

J’avoue n’avoir jamais entendu parler de cette artiste jusqu’à ce que des commentaires éblouis sur les réseaux sociaux ou ceux de voix amies me portent jusqu’à cette visite enchanteresse. Le fait d’avoir un regard pur, une approche uniquement sensorielle pour appréhender l’exposition était très jouissive. Le soleil de ce dimanche matin d’hiver, les feuilles vertes des arbres visibles par les grandes baies vitrées de la Fondation Cartier ont ajouté du plaisir à cette découverte.

©Cyril Marcilhacy

J’apprends vite par les cartels et le document d’aide à la visite qu’Olga de Amaral est née à Bogota en 1932, qu’elle a été formée dans les années 1950 à l’architecture en Colombie puis à l’académie de Cranbrook aux Etats-Unis où elle est sensibilisée aux influences du mouvement Bauhaus. Elle découvre alors le design textile et la technique du tissage et contribue dans les années 1960 et 1970 au développement du Fiber Art, mouvement auquel appartiennent des artistes telles Anni Albers, Sheila Hicks ou Magdalena Abakanowicz.

© MARC DOMAGE

Les deux salles du rez-de-chaussée sont éblouissantes. La première, intitulée « Tisser le paysage » présente des panneaux monumentaux réalisés principalement en laine et crin de cheval. On est happé par cet espace inédit, par ces tableaux abstraits conçus dans des matières inhabituelles et presque rassurantes, par l’intelligence de la mise en espace que l’on doit à l’architecte franco-libanise Lina Ghotmeh. La présence minérale de grosses pierres d’ardoise contribue à dessiner le paysage qu’évoque les murs tissés.

©Cyril Marcilhacy

La seconde salle du rez-de-chaussée nous enveloppe et nous trouble. Où sont les limites entre l’intérieur et l’extérieur ? La scénographie mêle l’architecture du bâtiment de Jean Nouvel et celle du jardin conçu par Lothar Baumgarten aux œuvres d’Olga de Amaral, les Brumas (Brume), série initiée en 2013. Les vingt-trois pièces présentées sont constituées de milliers de fils de coton enduits de gesso et recouverts de peinture acrylique. Je lis qu’« elles apparaissent comme des représentations métaphoriques de l’air et de l’eau ». Tissées en trois dimensions, monumentales également, leur aspect aérien est accentué par la transparence des fils et leurs légers balancements. En tournant autour des œuvres, on découvre des motifs peints qui apportent de subtiles touches de couleur à cette traversée. La couleur est l’une des grandes affaires de l’artiste : « Je vis la couleur. Je sais que c’est un langage inconscient et je le comprends. La couleur est comme une amie, elle m’accompagne. » a-t-elle joliment écrit.

© Cyril Marcilhacy

Descendons à l’étage inférieur où se poursuit l’exposition. Les volumes sont différents, l’extérieur ne pénètre plus, la scénographie s’y adapte. Le motif de la spirale est le fil conducteur de cette déambulation où l’on suit petit à petit les explorations artistiques développées par Olga de Amaral depuis cinq décennies. Organisée chronologiquement, cette deuxième partie nous donne quelques clefs pour comprendre les recherches de l’artiste. L’héritage du Bauhaus lui a, entre autres, appris l’abolition de la séparation entre l’artiste et l’artisan. Ainsi affirme-t- elle tout au long de son travail des avancées toujours plus audacieuses en utilisant de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques inspirés par des techniques traditionnelles populaires de son pays qu’elle associe aux dynamiques de l’art abstrait post Seconde Guerre mondiale. Et elle s’adjoint la collaboration de plusieurs artisanes colombiennes qui l’accompagneront tout au long de son travail.

©Cyril Marcilhacy
© MARC DOMAGE

Deux choses m’ont particulièrement frappée dans cette salle : d’une part la manière dont les œuvres, affleurant le sol ou en suspension, délimitent l’espace et d’autre part, outre l’importance de la couleur et des évolutions techniques, l’apport magnifique qu’apporte la feuille d’or à de nombreuses pièces. Cet élément devient dès le milieu des années 1980 l’un des matériaux de prédilection d’Olga de Amaral qu’elle applique sur les fils de coton ou directement sur la surface d’œuvres rendant le tissu presque invisible. Recherche de la lumière mais aussi connotation sacrée – le doré est celui des autels des églises baroques de Bogota -, autant d’éléments qui indiquent le caractère mystique de ses pièces. La dernière salle consacrée à la série Estrelas, en constitue le point culminant. Ces stèles dorées qui pourraient représenter des menhirs, des totems ou des pierres stellaires évoquent, selon les commissaires de l’exposition, des sculptures funéraires ou votives monumentales des grands sites archéologiques précolombiens.  Sans posséder spontanément ces références, nous sommes saisis par l’émotion voire le recueillement.

© MARC DOMAGE

Olga de Amaral, artiste dont la renommée internationale n’est plus à faire, voit avec cette première grande rétrospective en France, une reconnaissance publique évidente. En témoigne le succès de l’exposition. Il ne faut pas la rater, en prenant la précaution de réserver ses places sous peine de ne pouvoir vivre ce grand moment.

Exposition.

Olga de Amaral.

Jusqu’au 16 mars 2025

Fondation Cartier pour l’art contemporain
261 boulevard Raspail
75014 Paris

https://www.fondationcartier.com

La si belle « Perspective » de Richard Peduzzi

affiche © Philippe Apeloig

J’aime qu’une exposition me raconte une histoire ou me permette d’en imaginer une.

Ainsi la magnifique exposition « Perspective » consacrée à Richard Peduzzi par le Mobilier national dans la Galerie des Gobelins m’a immergée dans une cinquante années de ses réalisations, de 1972 à aujourd’hui, réunissant peintures, dessins, croquis, maquettes de décors, mobilier, luminaires, objets, tapis et tapisseries.

© Simon d’Exéa.

Si le nom de Peduzzi est indissociable de celui de Chéreau pour avoir réalisé tous les décors de ses mises en scène de théâtre et d’opéra, l’exposition permet de prendre la mesure de son œuvre pluridisciplinaire, dans ses intrications et ses prolongements, offrant ainsi une vision globale de son itinéraire artistique.

La déambulation, scénographiée par l’artiste lui-même, non chronologique, m’a invitée à plonger dans son univers, depuis son travail de peintre à celui de décorateur, de concepteur d’espaces muséaux à ses interventions dans des projets architecturaux et à ses créations de mobilier et d’objets.

Richard Peduzzi dans l’exposition « Perspective » © Simon d’Exéa.

D’une enfance normande cabossée entre le Havre et Verneuil-sur-Avre dans l’immédiate après-guerre, Richard cherche sa place, sa voie…Il ignore alors combien les paysages de son enfance resteront à jamais une immense source d’inspiration : « …ce sont toujours les mêmes obsessions : les quais, les bâtiments industriels, les reflets, les palais désaffectés. C’est Le Havre qui me revient par bouffées à chaque fois, cette étrange odeur du Havre et son ciel.[1] » Lorsqu’il arrive à Paris, à l’âge de 16 ans, il est déterminé à devenir peintre et rencontre deux ans plus tard Charles Auffret qui sera son premier « maître ».  Mais l’ambiance de l’atelier lui semble austère, il veut « sentir la vie autour de (lui) ». En 1967, deux rencontres vont faire basculer son destin : celle de son premier amour, Marianne Merleau-Ponty et de sa mère Suzanne, qui vont lui permettre de « changer (sa) ligne d’horizon, (sa) façon de voir et d’appréhender le monde » puis d’un jeune metteur en scène, Patrice Chéreau : « Dès lors, nous ne sommes jamais plus quittés.[2] » Ces « coups de chance », comme il les décrit, ne vont pas s’arrêter là. Sur le plan personnel, il tombe amoureux en 1974 de Pénélope Chauvelot, lorsqu’elle apparait, tel un miracle, sur le port de Portofino. Il la retrouve en 1980, pour le meilleur. Elle est « l’amour de sa vie » et la mère de ses enfants. Au chapitre professionnel, d’autres mondes s’ouvrent en parallèle au théâtre et à l’opéra lorsqu’il se voit confier des conceptions d’espaces comme la bibliothèque-musée de l’Opéra, des expositions à mettre en scène pour le musée d’Orsay ou le Louvre ou autres projets d’architecture et de décoration intérieure. Puis il est appelé en 1992 par Jack Lang pour diriger l’École des arts décoratifs (ENSAD), situation d’autant plus cocasse qu’il avait été recalé à son concours d’entrée bien des années plus tôt ! Après dix années, une nouvelle aventure l’attend : celle de devenir le directeur de la Villa Médicis à Rome où il restera six ans. Et depuis 1988 s’est engagée une collaboration avec le Mobilier national, partenaire de nombre de ses réalisations muséales et pour qui il a conçu une centaine de meubles. Il était donc « naturel et pour ainsi dire nécessaire d’organiser (…) cette exposition « Perspective » qui reflète si fidèlement l’univers polysémique de Richard Peduzzi.[3] » écrit Hervé Lemoine, président du Mobilier national et commissaire général de l’exposition.

© Simon d’Exéa.

« Perspective » se déploie sur les deux niveaux de la Galerie des Gobelins. Offrons-nous le privilège de nous laisser guider par Richard Peduzzi, grâce à un dialogue avec le journaliste Arnaud Laporte[4]« (La Galerie des Gobelins) est un espace tout en longueur, c’est la grande difficulté. (…) L’essentiel étant que les visiteurs disposent de place et de tranquillité pour observer. L’espace se divise en cabinets invisibles qui structurent et concentrent ce que nous voulons montrer. Invisibles car il n’y a pas de cloisonnements entre eux, pas de séparations nettes »

© Simon d’Exéa.

Le rez-de-chaussée de la galerie offre une perspective magnifique. « Dès l’entrée, l’œil est immédiatement attiré par un tapis au fond de la galerie (…). Ce point de fuite est accentué par les cimaises bleues de chaque côté, fixées aux murs et sur lesquelles sont accrochés mes tableaux ».

© Simon d’Exéa.

Aquarelles, dessins et gouaches réalisés pour des décors de mises en scène de Chéreau principalement mais aussi de Luc Bondy ou Clément Hervieu-Léger m’émeuvent particulièrement, me proposant un voyage rétrospectif vers quelques uns des plus beaux spectacles de théâtre et d’opéra : La Dispute (1972), Peer Gynt (1981), Quai Ouest (1986) ou I Am the Wind (2011), L’Éveil du Printemps (2018) pour le théâtre, Le Ring (Bayreuth, 1976), Lulu (1979), Lucio Silla (1984), Wozzeck (1992) Don Giovanni (1992) ou De la maison des morts (2007) pour l’opéra.

« (Les tableaux) entrent en discussion avec les meubles, que ce soit par les couleurs ou les traits (…) », souligne Richard Peduzzi.

Rocking-chair de Richard Peduzzi
photo © Simon d’Exéa.

L’iconique rocking-chair fait d’un seul ruban de bois mélaminé en merisier ou la table Pyramide frôlent des fauteuils et des poufs en velours de couleurs sous des lustres monumentaux. Ces passages, ces dialogues d’un support à un autre, d’un dessin à un décor, d’un décor à un fauteuil que Peduzzi décide de dessiner lui-même, faute de trouver le bon, pour Le Conte d’hiver mis en scène de Luc Bondy  (point de départ de sa conception de meubles pour le Mobilier national), forment toute la richesse de « l’univers foisonnant de Richard Peduzzi où harmonie et dissonance, gravité et légèreté se côtoient » comme l’écrit Alizée David, co-commissaire de l’exposition. « Cet espace du rez-de-chaussée, entièrement bleu, offre une immersion dans mon univers, comme si le visiteur entrait chez moi. »

© Simon d’Exéa.

« Au premier étage de la galerie, une salle conçue comme un cabinet de curiosités présente des maquettes de décors de théâtre et d’opéra. » L’histoire que je suis venue chercher ici (et à laquelle j’ai très modestement participé lors de mes années d’attachée de presse du théâtre de Nanterre-Amandiers sous la direction de Patrice Chéreau et Catherine Tasca) est également racontée dans une formidable archive INA d’un documentaire d’Arnaud Sélignac (L’Envers du théâtre -1986) où l’on assiste à un dialogue entre Richard et Patrice à l’occasion de leur collaboration sur le décor de l’opéra Lucio Silla – La maquette du décor est également visible dans l’exposition – Leurs regards, leurs complicités, leur complémentarité, tout y est.

© Simon d’Exéa.

« Dans la salle suivante, de grands panneaux inclinés de couleurs sont adossés aux murs. On y retrouve d’autres maquettes aux côtés de dessins préparatoires et de peintures qui alimentent mon processus d’imagination dans la conception des décors. » Ce premier étage dévoile des carnets exposés pour la première fois et des croquis de recherche où couleurs et crayonnés montrent le work in progress de meubles.

© Simon d’Exéa.

Une dernière pièce impressionnante présente des tapis de très grands formats reproduisant quelques-uns des tableaux vus au rez-de-chaussée pour des décors. On découvre également des exemples d’aménagements réalisés pour l’Opéra Garnier, Orsay, le Louvre, le Château Mouton Rotschild de Pauillac ou la Scala à Paris.

Laissons le final cut à l’artiste : « Ce n’est pas pour rien que l’exposition n’est pas une rétrospective, C’est vraiment une « perspective », au sens où il faut investir le présent pour vivre intensément. Mais le présent ne dure qu’une seconde…. »

 

Richard Peduzzi. Perspective. Mobilier, décors, dessins

16 oct 2024 -31 déc 2024

Galerie des Gobelins, 42 avenue des Gobelins 7503 Paris


[1] Percussion, discussion avec Arnaud Laporte, Actes Sud, 2024

[2]  Je l’ai déjà joué demain, Actes Sud, 2021

[3] Catalogue de l’exposition, Actes Sud/Mobilier national, 2024

[4] Percussion, discussion avec Arnaud Laporte, Actes Sud, 2024

 

Heinz Berggruen, marchand et collectionneur

Parmi les superbes expositions proposées cet automne à Paris, celle du musée de l’Orangerie nous permet de découvrir la collection exceptionnelle de l’un des principaux marchands d’art moderne des années 1950 aux années 1970, Heinz Berggruen (1914-2007).

Paul Klee (1879 -1940)
Maigres mots de l’homme économe, 1924 Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz Photo © BpK Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe

Un exilé entre plusieurs mondes

Découvrir une collection c’est aussi aller à la rencontre de la vie et de la personnalité de celui qui l’a constituée. Le parcours d’Heinz Berggruen est, comme l’écrit son fils Olivier dans le catalogue de l’exposition[1], « une trajectoire faite de détours inattendus, celle d’un exilé permanent à cheval entre plusieurs mondes, cultivant malgré lui un certain cosmopolitisme éloigné du milieu conventionnel de son enfance. » De Berlin où il nait en 1914 dans une famille de la moyenne bourgeoisie juive, à la France où il entame des études de lettres, il émigre en 1936 aux Etats-Unis pour fuir les persécutions nazies. Étudiant, il complète sa maigre bourse en donnant des cours d’allemand ou en animant des petites fêtes au piano et à l’accordéon. C’est dans l’une de ces soirées qu’il rencontre celle qui deviendra sa première femme, Lillian Zellerbach. En dépit de ce mariage, il continuera à se sentir « terribly European » en Amérique. Il poursuit sa carrière de journaliste entamée à Berlin et publie ponctuellement quelques articles. Grâce à ses critiques régulières, il est embauché par le Museum of Modern Art de San Francisco en 1939. Sa mission d’assistant de l’artiste mexicain Diego Rivera pour une exposition va bouleverser sa vie : « La fascination qu’exerça sur moi Rivera est certainement ce qui me décida à chercher mon bonheur dans l’art », écrit-il dans sa passionnante autobiographie[2]. Il vivra alors une relation aussi intense que brève avec Frida Kahlo que Rivera avait tenu à lui présenter…Naturalisé américain, il est mobilisé en 1942 à l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Allemagne nazie. Il rentre enfin dans son pays natal en 1945 et collabore à la revue Heute, où il publie essentiellement des articles consacrés à la vie artistique. Mais c’est à Paris, à la faveur d’une mission à l’Unesco dont il se lasse rapidement, qu’il se lance dans le commerce de l’art et ouvre sa première galerie Place Dauphine. Ses voisins ne sont autres qu’Yves Montand et Simone Signoret. Ils cherchent à s’agrandir et lui rachètent son petit local (dont ils feront leur cuisine), lui permettant ainsi d’ouvrir en 1949, au 70 rue de l’Université, la galerie, « Berggruen &Cie », qu’il dirigera pendant plus de trente ans.

Heinz Berggruen devant sa galerie au 70, rue de l’Université, Paris, 1971
© Berggruen Archive. Photo: U.H. Mayer, Düsseldorf

Marchand d’art

Son activité de marchand d’art (il n’aimait pas le terme galeriste), est présentée à la fin du parcours de l’exposition de l’Orangerie. « Mon activité reposait essentiellement sur un intense commerce de gravures et je ne tardai pas à faire partie, à Paris, des marchands d’art les plus actifs dans le domaine de la lithographie originale et des eaux fortes d’artistes célèbres, tels que Chagall, Miró et surtout Picasso 3] Sans oublier Matisse.

Henri Matisse (1869-1854)
Maquette pour l’affiche de l’exposition « The Sculpture of Matisse » (Tate Gallery, Londres, 1953) Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Andres Kilger
© Succession H. Matisse 

On découvre une partie des affiches et des catalogues des expositions qu’il a organisées. La première, notoire, a lieu du 14 février au 8 mars 1952, accompagnée d’une monographie de Paul Klee, son artiste fétiche puisque  l’œuvre initiale que Berggruen a acquise en 1940 est un dessin de Klee, devenu son « talisman ».

Paul Klee (1879-1940)
Couverture du catalogue de la galerie Berggruen & Cie Paul Klee, 24 gravures, collages, 1952, Berlin, Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie – Staatliche Museen zu Berlin
Image avec l’aimable autorisation de la famille Berggruen

Il consacrera à l’artiste plusieurs expositions ainsi qu’à Picasso, Matisse ou Miró mais aussi à des peintres alors plus confidentiels à l’époque tels Kurt Schwitters, Karel Appel, Alberto Magnelli, Robert Motherwell, Antioni Tàpies, Serge Poliakoff ou Pierre Soulages. Il réussira à convaincre Dora Maar d’exposer en 1957 ses tableaux peints à Ménerbes où elle s’est isolée du monde. Mais elle refusera d’assister au vernissage.

Berggruen fut marchand d’art et collectionneur mais aussi un éditeur important à en juger par la qualité des catalogues qui accompagnaient les expositions (toujours des petits formats), des monographies d’artistes ou de véritables livres d’art. Sa curiosité lui a permis de rencontrer des acteurs majeurs de la vie intellectuelle parisienne et internationale, outre les artistes, des poètes, historiens, marchands et collectionneurs. Les contributeurs de ses catalogues illustrent l’excellence de ses réseaux.

Pablo Picasso (1881-1973) Arlequin assise , 1905, Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz, Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe© Succession Picasso 2024

Collectionneur

« Ma collection débuta de façon tout à fait modeste, aussi modestement que ma galerie, avant de devenir, au fil des années, une passion. Plus tard, il m’arriva d’avoir l’impression que ma galerie n’était qu’un prétexte pour agrandir ma collection. Petit à petit, je devenais mon « meilleur client ».[4]En effet, c’est son activité de marchand qui finance celle de collectionneur.

Henri Matisse (1869-1854)
Le Cahier bleu, 1945
Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz
Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe © Succession H. Matisse 

Le texte de salle introductif de l’exposition nous prévient : « En collaboration avec le Museum Berggruen / Neue Nationalgalerie Berlin, cette exposition met en lumière un échantillon de la collection personnelle du marchand d’art, qui rassemble des chefs-d’œuvre de Picasso, Klee, Matisse et Giacometti. Échantillon d’un goût qui s’est forgé tout au long de sa vie, cette collection démontre un attachement profond à l’art moderne et à ses figures emblématiques, auxquelles Berggruen restera toujours dévoué́. »

 


Pablo Picasso (1881-1973) Arlequin assis
1905, Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz, Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe
© Succession Picasso 2024

Une centaine d’œuvres nous sont présentées, dans un parcours thématique. Klee et Picasso dominent, répondant ainsi aux prévalences de Berggruen qui écrit à leurs sujets : « à mes yeux ils représentent les créateurs les plus importants de la première moitié du XXème siècle.[5] » Contrairement à Picasso que le collectionneur a rencontré dès 1959 par l’intermédiaire de Tristan Tzara, avec qui il a noué une relation amicale et professionnelle profonde jusqu’à la mort de l’artiste, il ne rencontrera jamais Paul Klee. Mais sa fascination pour l’artiste l’entrainera à acquérir un ensemble magistral de ses œuvres et à contribuer à promouvoir Klee comme un artiste majeur de l’art moderne. « C’est un monde de silence et de sons légers, de poésie et de musique douce. Ce royaume intime et caché réserve à tous ceux qui y pénètrent de nouvelles découvertes et de nouvelles surprises.», suggère Berggruen dans son autobiographie à propos de Klee.  Quant à Picasso il écrit modestement : « Je n’ai jamais prétendu pouvoir explorer la richesse de Picasso dans toute sa diversité́, mais j’ai tenté, en collectionnant ses œuvres avec persévérance et rigueur, de donner une idée du cosmos de cet homme qui, comme aucun autre, incarna tout un siècle.[6] » L’exposition présente plusieurs pièces somptueuses de Giacometti.

Alberto Giacometti (1901-1966) La place II
1948 – 1949
Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz, Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe
© Succession Alberto Giacometti

Berggruen prend sa retraite de marchand d’art dans les années 1980 pour se consacrer à l’avenir de sa collection. Il offre de nombreuses œuvres de Klee au Musée national d’Art moderne à Paris (1972), ainsi qu’au Metropolitan Museum of Art à New York (1984).) Il fera don à Pompidou du lustre en plâtre de Giacometti suspendu dans sa galerie de la rue de l’Université et au Musée d’Orsay du Joueur de cartes de Paul Cézanne.

Alberto Giacometti (1901-1966) Lustre
1949 – 1950, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle, don de M. Heinz Berggruen, 1983, AM 1983-468
Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. RMN-Grand Palais / Adam Rzepka © Succession Alberto Giacometti / Adagp, Paris 2024

C’est une chance de pouvoir admirer deux oeuvres de Cézanne dans l’exposition parisienne car Berggruen s’était séparé d’œuvres de Van Gogh, Seurat et Cézanne pour resserrer sa collection autour du XXème siècle.

Paul Cézanne (1839-1906)
Madame Cézanne
Vers 1885 Prêt de la famille Berggruen
Museum Berggruen, Neue Nationalgalerie, Stiftung Preußischer Kulturbesitz Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe

Sa collection est exposée dans plusieurs musées, comme le Musée d’art et d’histoire de Genève (1988) ou la National Gallery à Londres (de 1991 à 1996). Berggruen reprend la nationalité́ allemande et retourne vivre à Berlin en 1996 où sa collection est inaugurée la même année dans un bâtiment en face au château de Charlottenburg. C’est un véritable succès et les musées nationaux de Berlin en font l’acquisition en 2000. En 2004, pour ses quatre-vingt-dix ans, Heinz Berggruen voit le bâtiment et sa collection renommés Museum Berggruen.

Paul Klee (1879-1940)
Paysage en bleu, 1917 Prêt de la famille Berggruen
Photo © Bpk / Nationalgalerie, SMB, Museum Berggruen / Jens Ziehe

« Sur la voie principale du commerce de l’art, j’ai rencontré quelques-uns des artistes les plus importants de ce siècle (…) Si mes tableaux procurent à ceux qui les verront dans les prochaines années à Berlin, un peu de la passion que j’ai éprouveé en les acquérant, et que j’éprouve à chaque fois que je les vois, alors ce chemin-là, je ne l’aurais pas parcouru en vain ». [7]  Pour notre plus grand bonheur, nous avons la chance de les découvrir au musée de l’Orangerie jusqu’au 27 janvier 2025.

[1] [1] Heinz Berggruen, un marchand et sa collection, ed. Musée de l’Orangerie/Flammarion

[2] « J’étais mon meilleur client », Souvenirs d’un marchand d’art, l’Arche, 1997

[3]  idem

[4] idem

[5] idem

[6] idem

[7]  idem

Jusqu'au 27 janv.2025 Musée de l'Orangerie

Chefs-d’œuvre du Museum Berggruen / Neue Nationalgalerie Berlin
UN MARCHAND ET SA COLLECTION

RUTH ORKIN, photos en roues libres

Washington Monument as seen from the Lincoln Memorial & reflected in the Mall, Washington D.C., 1939
© 2023 Ruth Orkin Photo Archive

Si vous redoutez les foules aux expositions phares (et néanmoins magnifiques) proposées actuellement à Paris, de Modigliani à Van Gogh, de Rothko à Joan Sfar en passant par Agnès Varda ou Corps à corps, histoire (s) de la photographie, précipitez vous à la Fondation Cartier- Bresson. Vous aurez la chance de découvrir jusqu’au 14 janvier, au sous-sol de la Fondation, une photographe exceptionnelle, Ruth Orkin, présentée pour la première fois à Paris. Il s’agit d’une proposition modeste dans sa dimension mais énorme dans la découverte qu’elle occasionne. Ruth Orkin (1921-1985) est l’une des très grandes photographes américaines de la seconde moitié du XXème siècle selon Clément Chéroux, directeur de la Fondation HCB et commissaire de l’exposition. Avec Bike Trip, USA, 1939, il nous entraine dans un voyage initiatique dans tous les sens du terme. Initiatique pour la photographe, initiatique pour nous qui découvrons l’artiste.

“Through the Wheels of Justice” The Supreme Court across from Capitol Hill, Washington D.C., 1939
© 2023 Ruth Orkin Photo Archive

À l’âge de 17 ans, Ruth Orkin, qui vit alors avec ses parents à Hollywood, prend le prétexte d’aller visiter l’exposition universelle de 1939 à New York pour entreprendre de voyager seule avec son vélo à travers les Etats-Unis, d’Est en Ouest. De Chicago à Philadelphie, de Washington à New York, de Boston à San Francisco, elle parcourt les longues distances en train, en bus, en voiture, toujours avec son vélo qu’elle utilise pour arpenter les grandes villes. Elle photographie tout son périple et met en scène son deux-roues, en l’inscrivant dans le cadre de son image, proposant ainsi des compositions tout à fait surprenantes et novatrices.

Carte décrivant le chemin parcouru en voiture, 1939 © 2023 Ruth Orkin Photo Archive.           

Elle se met elle-même en scène dans des auto-portraits, ancêtres des selfies, et montre déjà son oeil talentueux à capturer les vues urbaines comme elle le fera plus tard depuis sa fenêtre new-yorkaise au dessus de Central-Park.

My shadow down the hill, San Francisco, 1938 © 2023 Ruth Orkin Photo Archive

Parmi les merveilleuses archives qui sont présentées, nous pouvons découvrir le manuscrit du récit que Ruth Orkin a consacré à cette aventure, texte resté inédit, et les pages de son Scrapbook qui documentent au quotidien ses étapes, illustrées par des photos commentées.

Washington, 1939
© 2023 Ruth Orkin Photo Archive

Mais le plus étonnant est de découvrir un ensemble de coupures de presse relatant les exploits de cette jeune fille voyageant seule à bicyclette. En effet, nous apprenons que Ruth Orkin, lors de son passage à Chicago, rencontre un jeune étudiant en journalisme qui décide de lui consacrer un article. D’autres journalistes s’intéressent à elle et cette soudaine notoriété lui procure des invitations à des spectacles, des sacoches neuves pour son vélo et même une nouvelle bicyclette à trois vitesses. Elle comprend rapidement l’intérêt de cette mise en lumière et contactera elle même la presse locale lorsqu’elle arrivera dans une ville, mettant en oeuvre un principe très américain, le self-branding, autrement dit l’auto-promotion. Quelle audace, quelle liberté et quelle modernité !

17-Year-Old Girl Pedals Bicycle From Los Angeles to Boston, coupure de presse d’un journal de  Boston, août 1939
© 2023 Ruth Orkin PhotoArchive

Dix ans plus tard, en 1951, alors que Ruth est devenue une photographe reconnue, elle est envoyée en Israël par Life magazine pour un reportage. Lors de son voyage retour elle fait une étape en Italie, à Florence. Elle se  lie d’amitié avec une jeune et très belle jeune femme américaine, Jinx, qui, comme elle, voyage seule. Ensemble, elles mettent en scène des situations qui restituent des expériences qu’elles ont pu vivre dans leurs expéditions solo. L’exposition nous permet de découvrir plusieurs de ces photos magnifiques dont celle qui deviendra la plus célèbre de Ruth Orkin, American Girl in Italy. Ce cliché est publié en 1952 par Cosmopolitan avec la toute la série sous le titre When you travel alone (Lorsque vous voyagez seule).  Le premier voyage de 1939 était donc bien l’initiation à ce motif du « travel alone« .

An American Girl in Italy, Florence, 1951 © 1952, 1980 Ruth Orkin

Ruth Orkin a ensuite réalisé des portraits iconiques de nombreuses personnalités dont Robert Capa, Albert Einstein, Leonard Bernstein, Orson Welles, Montgomery Clift, Alfred Hitchcock, Woody Allen et tant d’autres connues ou inconnues, a capturé des images des villes, New York, en particulier. Elle n’a pu réaliser son rêve de devenir réalisatrice de cinéma que tardivement. Avec son mari, le photographe et réalisateur Morris Engel, elle co-réalisé deux films indépendants dont Little Fugitive (1952) qui fut récompensé par de nombreux prix.

These people are standing in the middle of Washington St & reading the blackboard wall bulletins, on a newspaper office, Boston, 1939 © 2023 Ruth Orkin Photo Archive

À quand la grande exposition Ruth Orkin en France après cette merveilleuse « mise en bouche » offerte par la Fondation HCB ?

Ruth Orkin Bike Trip, USA, 1939
et en exposition principale : Carolyn Drake, lauréate du Prix HCB 2021,  Men Untitled, "une série explorant son rapport aux idéaux de la masculinité dans la culture américaine"

Jusqu'au 14 janvier 2024
FONDATION HENRI CARTIER-BRESSON
79 rue des Archives 75003 Paris
henricartierbresson.org
@Fondation HCB

Divine Sarah Bernhardt

W.& D. Downey, Sarah Bernhardt en gros plan, 1902, carte album, Paris©Bibliothèque nationale de France, département des Arts du spectacle

Le nom de Sarah Bernhardt évoque une grande comédienne, une collectionneuse d’amants et de bijoux. L’exposition, proposée par le Petit Palais à Paris jusqu’au 27 août à l’occasion du centenaire de sa mort, élargit le propos et nous découvrons une artiste aux multiples talents et une femme moderne, indépendante, libre, courageuse et engagée. Quand même ! était sa devise.

Félix Tournachon dit Nadar,
Sarah Bernhardt drapée de blanc,
vers 1859 ©  BnF, département des Estampes et de la photographie

Enfant illégitime née en 1844, délaissée par sa mère, Sarah passe quelques années au couvent avant de rejoindre Paris à la fin des années 1850 et devenir selon une « tradition » familiale, une demi-mondaine. L’un de ses protecteurs, le Duc de Morny, la fait entrer au Conservatoire avant son engagement, à l’âge de dix-huit ans, à la Comédie Française en 1862 dont elle sera exclue un an plus tard, victime de son caractère colérique et révolté. Elle y reviendra dix ans plus tard, par la grande porte. A vingt ans, elle devient mère. Son amant, le Prince de Ligne, ne reconnait pas son fils Maurice. Sarah l’élèvera seule.

Georges Jules Victor Clairin,
Portrait de Sarah Bernhardt,
1876, huile sur toile, Petit Palais,musée des Beaux-arts de la Ville de Paris, Paris, France © Paris Musées / Petit Palais

Les années 1870 abriteront sa vie au milieu des artistes. Ses plus beaux portraits seront réalisés par ceux qui l’aiment et deviendront ses amis pour la vie, Georges Clairin et Louise Abbéma. Leur fréquentation, mais aussi celle de Gustave Doré, Alfred Stevens, ou Jules Bastien-Lepage conforte sa tentation à s’essayer elle-même à la peinture et à la sculpture. Et c’est l’une des grandes révélations de cette exposition que de découvrir les portraits et ses sculptures réalisés par Sarah, mis en scène dans la reconstitution de son atelier-salon où le Tout-Paris  du Second Empire venait admirer ses œuvres. Nous traversons ensuite les décors des différents hôtels particuliers où elle a vécu dans le quartier alors à la mode la Plaine Monceau.

Marie-Désiré Bourgoin, L’atelier de Sarah Bernhardt, 1879, aquarelle et gouache © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA

Nous sommes stupéfaits par ses goûts pour les animaux exotiques (alligators, lions ou léopards) ou étranges (dont les chauve-souris) qu’elle collectionne empaillés ou sculptés, ce qui n’exclura pas qu’elle élève chez elle chiens, tortues, caméléon, singe ou perroquet…. On constate également son inclination pour le morbide, en particulier pour les têtes de mort ou les cercueils. Scandaleuse ? Provocatrice ?

Achille Mélandri, Sarah Bernhardt dormant dans son cercueil, vers 1880 © Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

L’exposition retrace bien entendu la carrière de « La Divine ». Photos et affiches nous permettent de revisiter ses grands rôles au théâtre. Interprète fétiche de Victor Hugo (Ruy Blas, Hernani…), elle sera également celle de Victorien Sardou (Fédora, Théodora, la Tosca, Gismonda). Son répertoire inclue de grands classiques (Phèdre) et d’autres auteurs contemporains, tel Alexandre Dumas fils, pour La Dame aux Camélias. On la remarque dans des rôles de travestis, tels Hamlet, Lorenzaccio ou L’Aiglon. Cette confusion du « genre » si moderne aujourd’hui était fréquente au théâtre depuis le XIXème siècle. La taille filiforme, le physique androgyne de Sarah aidaient à l’exercice. Et on peut aisément imaginer que cette transgression, cette ambiguïté n’étaient pas pour lui déplaire.

Georges Clairin, Sarah Bernhardt dans le rôle de Dona Maria de Neubourg, dans Ruy Blas de Victor Hugo, 1879 © Collections Comédie-Française
Paul Nadar, Sarah Bernhardt dans Pierrot assassin, 1883, épreuve argentique, Paris, © BnF

Son sens du « marketing » et son talent de femme d’affaire sont indéniables. Quelle meilleure garantie  pour assurer les bonnes conditions de ses spectacles que d’être à la tête du lieu de ses représentations ? Ainsi va-t-elle successivement diriger le Théâtre de la Porte Saint Martin, le Théâtre de la Renaissance puis le Théâtre des Nations, futur Théâtre Sarah Bernhardt, actuellement Théâtre de la Ville…

Félix Tournachon dit Nadar, Sarah Bernhardt chez elle, c 1890, épreuve sur papier albuminé © Paris Musées / Petit Palais

Peut-on dire que Sarah Bernhardt est la première influenceuse ? Elle a indéniablement le sens de la communication pour forger son image de star. Elle comprend vite l’importance de la publicité et saura commander à un jeune peintre pragois, Mucha, dont elle flaire tout de suite le talent, des affiches au format nouveau pour nombre de ses spectacles (Médée, Lorenzaccio, la Tosca….). Elle comprend également l’intérêt de prêter son nom et ses traits à des marques de savon, de biscuits et même de sardines ! Elle aime « faire le buzz » en utilisant la presse mais aussi mettre en scène sa voix et son image grâce à la photographie et au phonographe, ancêtre du magnétophone, qui vont pérenniser ce que le théâtre, art éphémère, ne peut faire. Elle jouera dans une dizaine de films de cinéma encore muet.

Alfons Mucha, Gismonda,
1894, BnF, département des Arts du spectacle, Paris, © BnF

Paradoxalement son physique n’est pas à la mode lorsqu’elle débute, trop maigre selon les critères de l’époque. Dumas l’avait agréablement réduite à une « tête de vierge sur un corps de de balai », d’autres la surnommaient le « Squelette ». Mais elle va imposer sa silhouette et rapidement créer un style, son style : « Sarah réalisa entre son corps et les costumes une véritable fusion » affirme le journal L’illustré en 1892. Costumes de scène et costumes de ville, ses garde-robes vont suivre les tendances du moment tout en s’en affranchissant par l’ajout de ses touches personnelles. Photos et tableaux témoignent dans l’exposition de l’importance de ses tenues, de ses accessoires et de ses bijoux.

W.& D.Downey, Madame Sarah Bernhardt, c. 1900, © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Alexis Brandt
Collet ayant appartenu à Sarah Bernhardt, col Médicis en hermine, bordé d’agneau blanc, doublé en satin, entre 1898 et 1900 © Paris Musées / Palais Galliera- Musée de la Mode de Paris

Sarah vit entourée d’une cour dont fait partie sa lignée. Elle a un véritable esprit de famille, qui malheureusement lui procurera aussi de grands chagrins : ses demi-soeurs vont chacune succomber aux ravages de la drogue et son fils, infatigable joueur, sera toujours à sa charge même lorsqu’il sera père de famille. Ses récompenses sont ses deux petites filles adorées, Simone et Lysiane. Grande séductrice, collectionneuse d’amants, Sarah a également des amitiés féminines. Peu d’hommes lui résistent : auteurs, acteurs, peintres….Comme l’écrit la biographe Claudette Joannis. » Il n’est pas toujours facile de saisir dans sa vie amoureuse la part du coeur et celle de l’ambition ou de la vanité« .

Anonyme, Sarah Bernhardt et Georges Clairin, s.d.photographie, ©BnF, département des Arts du spectacle

La notoriété de Sarah a traversé les frontières grâce à ses très nombreuses tournées sur les cinq continents.  « J’ai traversé les océans emportant mon rêve d’art en moi, et le génie de la nation a triomphé !» a-t-elle déclaré au Figaro le 9 décembre 1896. Une cinquantaine de tournées aux Etats-Unis mais aussi la Russie, la Scandinavie, l’Angleterre, l’Italie, l’Égypte, la Turquie, l’Australie….Sarah Bernhardt sera non seulement l’ambassadrice du théâtre français à l’étranger, mais aussi celle de la mode et du luxe hexagonaux.

Paul Boyer, Sarah Bernhardt dans Théodora de Victorien Sardou, 1902, épreuve au gélatino- bromure d’argent © Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Roger-Viollet

« Personnage fabuleux, légendaire. Incomparable actrice absolument géniale. Je dirais même plus, géniale à volonté », s’est exclamé son ami Sacha Guitry. Mais aussi une femme engagée dans son siècle : entre autres, elle apportera son soutien aux poilus pendant la guerre 14-18 et prendra position pour le Capitaine Dreyfuss pendant « l’Affaire », s’opposant sur ce point à son fils et à de nombreux amis. Ce choix était-il en relation avec les origines juives de sa mère ? C’est une question qui n’est jamais abordée dans l’exposition. Baptisée, Sarah recevra l’extrême onction à sa mort. Mais pour les antisémites, Sarah était juive comme en attestent d’épouvantables caricatures présentées au Petit Palais.

Caricature de Sarah Bernhardt par André Gill, parue dans Les Hommes d’aujourd’hui, 26 octobre 1878

L’exposition se termine par l’évocation de Belle-Île-en-Mer où la comédienne a fait l’acquisition en 1894 d’un ancien fortin désaffecté à la Pointe des Poulains où elle aimait passer une partie de l’été avec son fils, ses petites filles et de nombreux amis. « J’aime venir chaque année dans cette île pittoresque, goûter tout le charme de sa beauté sauvage et grandiose. J’y puise sous son ciel vivifiant et reposant de nouvelles forces artistiques » écrit-elle en 1905.

Sarah Bernhardt, Algues, 1900, bronze, collection particulière © Galerie Talabardon & Gautier, Paris / seven Square

Le 26 mars1923, elle meurt à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Le 29 mars une foule immense l’accompagne jusqu’au cimetière du Père Lachaise. Rideau.

Sarah Bernhardt Et la femme créa la star

Petit Palais jusqu’au 27 août 2023

petitpalais.paris.fr




Pierre Dac, le parti d’en rire

L'exposition consacrée à Pierre Dac au mahJ en 2020 avait été interrompue brutalement par l'épidémie de Covid. Le musée d'art et du Judaïsme a la bonne idée de la reprendre jusqu'au 27 août prochain. Je publie à nouveau la chronique que j'avais alors consacrée à cette formidable proposition et à son sujet irremplaçable. 
Brassaï, Pierre Dac devant son micro
Paris, 1935
 © Estate Brassaï ©RMN-Grand Palais / Jean-Gilles Berizzi

Consacrer aujourd’hui une exposition à Pierre Dac est une entreprise de salut public. L’enjeu était d’autant plus risqué que rien ne pouvait garantir qu’un tel personnage puisse vivre ou revivre sur les murs d’un musée. Un vrai pari. Gagné ! Gagné par la force de la scénographie qui nous entraîne dans un parcours à la fois chronologique et thématique de l’artiste; gagné par la richesse des archives visuelles et sonores réunies par Jacques Pessis et Anne Hélène Hoog, tous deux commissaires de l’exposition; gagné par le point de vue qui préside à cette présentation : celui de dépasser l’image d’amuseur qui colle à Pierre Dac pour nous faire découvrir un homme complexe, engagé dans son temps et ses combats, un artiste à la fois populaire et exigeant, un surdoué des mots, de la langue française et de ses avatars (argot, contrepèterie, associations…), un français patriote, un juif dans sa chair, un amoureux de sa femme à qui il tiendra sa promesse de se convertir au catholicisme pour l’épouser religieusement.

Pierre Dac et André Gabriello- Canular pour L’Os à moelle, Saint-Cloud, novembre 1938
Archives Jacques Pessis

« Si l’existence est une course d’obstacles, la vie est une marche d’épreuves » a écrit Pierre Dac. Sa vie ou plutôt celle d’André Isaac commence en 1893 au sein d’une famille juive alsacienne qui s’installe à Paris en 1896 au coeur du quartier de La Villette, où son père est boucher. Il devient Pierre Dac en 1922 sur la scène de La Vache enragée, un cabaret où raisonnent ses premiers textes dans l’esprit Louchebem, l’argot des bouchers. Sa carrière naissante de chansonnier le propulse dès 1934 comme Le Roi des Loufoques. Pierre Dac a saisi l’absurdité du monde au sortir de la Grande Guerre où il s’était engagé, où il fut gravement blessé au bras et où son frère ainé est mort pour la France. Et si, face à la perte de sens qu’offre ce mode ébranlé, l’humour, le rire étaient des armes ? Pierre Dac a compris la force des mots, de la langue et ne va cesser de les utiliser pour sauter « les obstacles de l’existence et les marches de la vie ». Il ne s’inscrit ni comme militant politique, ni comme théoricien du verbe. Il consacre sa vie et ses textes à combattre toute forme de bêtise ou d’autoritarisme, toute entrave à la dignité ou à la justice, tout obstacle à la liberté. Avec une arme imparable : le rire. Avec tous les moyens qu’il pourra mettre à sa disposition : le cabaret, la radio, la presse puis la télévision, la littérature et le cinéma.

Il devient un humoriste professionnel, un artiste populaire en empathie avec  le public. La radio arrive très vite dans son parcours : dès 1936, on l’entend sur les ondes de Radio Cité, fondée par Marcel Bleustein-Blanchet, puis en 1937 sur Le Poste parisien où il présente en public et en direct l’émission « La Société des Loufoques » et le jeu La Course au trésor. Le succès de ses émissions va lui ouvrir les portes de la presse écrite en 1938 : les frères Offenstadt, aux manettes de la Société parisienne de presse, lui permettent la création du journal satirique L’Os à moelle qui, dans cette période de « drôle de guerre », enchante des milliers de lecteurs : les premiers numéros se vendront à 400.000 exemplaires. 

 

Évocation de Pierre Dac
Paris, 1963 Disque vinyle 33 tours
Archives Jacques Pessis

S’il participe à quelques tournées avec le Poste parisien et le Théâtre des armées à la déclaration de guerre en 1939, il comprend dès 1940 l’urgence de quitter Paris pour échapper à une arrestation. Antinazi de la première heure, l’Os à moelle était devenu sa tribune de prédilection pour s’opposer à la montée des fascismes et à l’extrême droite française. Résistant, il cherche à rejoindre De Gaulle à Londres. Avec celle qui deviendra sa femme, la comédienne Dinah Gervyl, il se rend d’abord en Bourgogne avant Toulouse où la mère de Dinah soutient un réseau de résistants. Il parviendra enfin en Angleterre en 1943 non sans avoir connu plusieurs arrestations et détentions. A partir de d’octobre 1943, il devient l’une des voix de la BBC pour l’émission « Les Français parlent aux Français ». Dès l’instant où il prendra la mesure de l’horreur des crimes nazis et de ceux des miliciens, il n’aura de cesse, jusqu’en août 1944, de fustiger la  France pétainiste et les occupants, en rédigeant plus de quatre-vingt éditoriaux et chansons pour la radio, et des articles dans le journal de la France libre, France. Son texte magistral « Bagatelle pour un tombeau » que donne à lire ou relire l’exposition, adressé à Philippe Henriot, secrétaire d’État à l’Information et à la Propagande du gouvernement de Vichy et orateur de Radio-Paris, expose de manière bouleversante l’attachement de Pierre Dac à son identité française et à la France. Le pays le récompensera de ses activités par la médaille de la Résistance française puis par sa nomination de Chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur en 1946.

Pierre Dac et Francis Blanche dans le sketch « Le Sâr Rabindranath Duval »
1960 Archives Jacques Pessis

Les années 1950 vont être celles de ses grands « tubes ». Sa rencontre avec Francis Blanche en 1947 inaugure la formation d’un duo culte qui va  offrir une palette réjouissante d’innombrables sketches, émissions et feuilletons. A la scène, ils triomphent dans plusieurs cabarets dont Les Trois Baudets avec la revue Sans issue !  d’où surgit du fameux concept du « schmilblick » -qui pourrait être la contraction des termes yiddish blick (« regard ») et schlemiel (« idiot »)-, mot qui rentrera dans la langue française pour désigner un « machin ». A la radio, les deux comiques mettent leurs talents au service de Paris Inter avec l’émission Le Parti d’en rire (qui deviendra Faites chauffer la colle). Plus tard, Signé Furax nourrira 1300 épisodes entre 1956 et 1960 sur Europe n°1.

L’Os à moelle, n° 43, 11 février 1965, Archives Jacques Pessis

Peut-on imaginer que l’homme au pouvoir de faire rire tant de spectateurs et d’auditeurs puisse être le même qui, depuis 1946, souffrait d’un état dépressif profond ? Peut-on croire qu’il répétera par quatre fois la tentative de se suicider à la fin des années 1950 ? Les horreurs de la guerre et de la barbarie nazie ont transformé sa vision du monde. Du registre loufoque il passe à une posture plus philosophique. Son combat contre le racisme et l’antisémitisme se concrétise dans une série de papiers pour la revue de la LICA, Le Droit de vivre. Sa critique du monde politique et des élites s’incarne dans sa candidature à l’élection présidentielle de 1965. Son parti, le M.O.U (Mouvement ondulatoire unifié) ) propose le slogan imparable : « Les temps sont durs, vive le M.O.U » ! Jacques Martin aurait été Premier ministre, Jean Yanne et René Goscinny ministres de son gouvernement. En mars 1966, il n’hésite pas d’incarner un président de tribunal dans le spectacle L’instruction (Der Ermittlung) du dramaturge allemand Peter Weiss monté par Gabriel Garran au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, tiré des minutes du procès de Francfort-sur-le-Main jugeant, de décembre 1963 à août 1965, vingt-deux responsables et gardiens du camp d’extermination d’Auschwitz.

Il s’en est expliqué : « Je suis avec vous, car c’est mon devoir. Cette aventure est indispensable ! Il faut par tous les moyens que la trace de faits aussi dramatiques demeure présente dans toutes les mémoires, afin qu’ils ne se reproduisent jamais ». Témoin de son époque et acteur de l’Histoire, Pierre Dac a resserré son lien au judaïsme depuis la fin de la guerre. Son texte paru en 1974, un an avant sa mort, dans Le Journal des communautés, intitulé Ecoute Israël, évoque la résurrection du peuple juif après l’extermination, tout comme cette « pensée » : « L’âme des justes qui ont péri dans les fours crématoires est immortelle. La preuve, dans le ciel, j’ai vu briller des étoiles jaunes. »

A une époque où les ondes, la télévision et les scènes sont saturés par les « comiques », il est urgent de rendre à Pierre Dac sa visibilité et de comprendre sa contemporanéité. Il est le précurseur et l’inspirateur de toute une génération d’humoristes déjà disparus tels Coluche, Pierre Desproges ou Jean Yanne mais aussi plus près de nous des Nuls, de François Morel et de bien d’autres.

Pierre Dac dans une émission de télévision avec Coluche et Sylvie Joly, Paris, années 1960-1970, Archives Jacques Pessis
Pierre Dac, Du côté d’ailleurs
Paris, Société nouvelle des éditions Valmont, 1960, Archives Jacques Pessis
Pierre Dac, le parti d'en rire jusqu'au 28 août 2023
catalogue "Pierre Dac, du côté d'ailleurs", Gallimard/mahJ, 29 €
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme      www.mahj.org

Miriam Cahn au Palais de Tokyo

Miriam Cahn,
liegen, 1. + 13.10.96,
1996, courtesy of the artist and
galeries Jocelyn Wolff and
Meyer Riegger

Impressionnante exposition que celle de Miriam Cahn, artiste suisse de 73 ans, très tôt engagée dans les mouvements féministe et anti-nucléaire. Ma pensée sérielle, présentée au Palais de Tokyo jusqu’au 14 mai, est la première grande rétrospective consacrée en France à l’une des plus importantes artistes de la scène contemporaine.

 Des visages nous regardent, nous interpellent. Des corps nus, sexués, essentiellement féminins, s’imposent. D’autres toiles, de grands aplats noirs ou des compositions très colorées, se répondent. Les toiles sont accrochées sans cadre. De salle en salle, la force inouïe de cette œuvre si singulière nous saisit. « Une exposition est une œuvre en soi et je l’envisage comme une performance », nous précise l’artiste.

Miriam Cahn, baumtheorie im herbst, 18.9.21, 2021, courtesy of the artist and galeries Jocelyn Wolff and Meyer Riegger

Une absurde polémique vient d’éclater sur les réseaux sociaux qui démontre combien l’œuvre de Miriam Cahn est puissante, voire dérangeante. Son engagement dans son siècle et dans les combats qui l’agitent, sa révolte contre les horreurs du monde, sont inscrits dans chaque toile, qu’il s’agisse du corps de la femme, du dérèglement climatique et ses conséquences humanitaires ou des désastres engendrés par la guerre. Elle dénonce toute forme de violence.

Et voilà qu’un pseudo critique d’art s’insurge contre une toile intitulée Fuck Abstraction où ce dernier y voit l’image d’un enfant contraint à pratiquer une fellation sur un adulte. « Décrochez-moi ça vite fait, c’est insupportable !» clame cet animateur-critique sur Twitter. Or cette toile réalisée en écho aux exactions commises en Ukraine présente non pas un enfant mais deux adultes. « Il s’agit d’une personne aux mains liées, violée avant d’avoir été tuée et jetée dans la rue. La répétition des images de violence dans les guerres ne vise pas à choquer mais à dénoncer », précise Miriam Cahn « Qui peut, honnêtement, percevoir cette peinture comme incitative ? L’art doit pouvoir montrer le réel dans ce qu’il a de monstrueux. C’est précisément l’une de ses fonctions que de pouvoir, parfois, heurter », rappelle opportunément le philosophe Sami Biasoni.

Miriam Cahn. Photo Jocelyn Wolff

Courez découvrir l’œuvre de Miriam Cahn, radicale et lumineuse. Elle nous accompagne longtemps après avoir quitté les salles du Palais de Tokyo.

Miriam Cahn "Ma pensée sérielle"

Palais de Tokyo jusqu'au 14 mai 2023 / palaisdetokyo.com

FAITH RINGGOLD, Black is beautiful

Early Works #25: Self-Portrait, 1965
Huile sur toile © Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022

Connaissez-vous Faith Ringgold ? Personne ne vous en voudra d’ignorer le nom de cette artiste noire américaine à qui le Musée Picasso a l’excellente idée de consacrer sa nouvelle exposition. Seuls les veinards qui se trouvaient à Londres en 2019 où elle fut exposée à la Serpentine South Gallery ou en 2022 à New York à l’occasion de l’exposition  Faith Ringghold, American People au New Museum auraient pu la découvrir récemment. L’artiste a attendu 92 ans pour que son pays (et sa ville natale) lui consacrent cette première rétrospective ! C’est dans le prolongement de cette exposition newyorkaise que le Musée Picasso présente pour la première fois en France l’œuvre de cette figure majeure d’un art engagé, l’une des fondatrices de la scène artistique féministe noire américaine.

« La question était simplement de savoir comment être noir en Amérique. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui se passait à l’époque [les années 1960] ; il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc, et de manière tranchée. »

Née en 1930 à New York dans le contexte de la Grande Dépression et de la ségrégation sociale, Faith grandit dans un environnement artistique et intellectuel stimulant à l’heure du mouvement de renouveau de la culture afro-américaine intitulé « Renaissance de Harlem » d’où émergeront moult musiciens, peintres ou écrivains. Elle suit des études artistiques puis enseigne les arts plastiques dans les écoles publiques de New York. Mais elle refuse d’être assignée à sa position d’enseignante. Elle nourrit sa sensibilité artistique par ses visites dans les musées où elle découvre l’art moderne européen et bientôt l’expressionnisme américain dans des salles du MoMa. Elle suit sa détermination de devenir une femme libre et une artiste, combats qu’elle va gagner simultanément à son engagement dans les luttes qui culminent dans l’Amérique des années 1960 autour des droits civiques des Africains-Américains. Mère de deux filles nées en 1952, à onze mois d’écart, elle divorcera rapidement de leur père pianiste de jazz et épousera en 1964 Burdette Ringgold décédé en 2020.

American People Series #18: The Flag Is Bleeding, 1967
Huile sur toile © Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022

« Son parcours même, qui s’apparente à une course d’obstacles depuis l’oppression raciale, sexuelle, sociale, artistique, littéraire, fait œuvre sous une forme autobiographique et d’autofiction multiforme et exemplaire », constate Cécile Debray, commissaire de l’exposition et présidente du Musée national Picasso-Paris. Présenté au rez-de-chaussée de l’Hôtel Salé, le parcours nous permet de découvrir un ensemble d’œuvres majeures de l’artiste où se confrontent grande modernité et lointaines traditions, textes et images aux couleurs éclatantes, proposés sur des supports qui évoluent de la toile traditionnelle au textile, en passant par la performance.

« Je voulais m’engager désormais dans la « lumière noire », dans des nuances chromatiques subtiles et dans des compositions basées sur mon intérêt nouveau pour les rythmes et les motifs africains. »

Black Light Series #1: Big Black, 1967
© Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022

Ces mots de Faith Ringgold illustrent sa deuxième grande série Black Light, (1967), composée de douze toiles monochromes où elle exalte la beauté « afro » nouvellement reconnue, célébrée notamment par le slogan Black is beautiful . Cet ensemble qui fait suite à American People (1963-1967), série influencée par les écrits de Baldwin et LeRoi Jones, constitue un tournant dans son œuvre. Axé sur le racisme ordinaire dans l’ american way of life ,  American People propose dans un style « super réaliste » des portraits de Blancs et de Noirs dont la force n’est pas sans rappeler, dans un tout autre style, la présence des visages des tableaux d’Alice Neel, à qui le Centre Pompidou a récemment consacré une superbe exposition. Ce rapprochement tout à fait subjectif n’est sans doute pas le fruit du  hasard car l’artiste blanche américaine, née 20 ans avant Faith Ringghod, avait été l’une des premières à peindre des figures issues des minorités et à avoir milité en faveur de la parité des femmes et des artistes noirs dans des expositions. Revenons à Faith Ringghold : trois tableaux impressionnants à vocation politique sont présentés en clôture de cette section. Ils s’inscrivent dans la lignée du Guernica de Picasso, en particulier Die (Meurt !), manifeste en écho aux violents soulèvements de l’été 1967. Un face à face avait eu lieu avec Picasso en 1969 au MoMa lorsque cette toile avait été présentée en face des Demoiselles d’Avignon.

American People Series #20: Die
1967, Huile sur toile, deux panneaux
© Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022. Digital Image © The Museum of Modern Art/Licensed by SCALA / Art Resource, NY

« Dans les années 1970, j’ai découvert mes racines dans l’art africain et j’ai commencé à peindre et à créer un art correspondant à mon identité de femme noire. J’ai fait des poupées et des masques inspirés de ma peinture. J’ai commencé à écrire dans mon art et à raconter mon histoire non seulement avec des images mais aussi avec des mots et des performances masquées. »

Slave Rape #2: Run You Might Get Away, 1972
Huile sur toile et tissus
 © Faith Ringgold / ARS, NYand DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022.

Cette période est ouverte par une série de Tankas, à l’instar des peintures tibétaines et népalaises sur tissu du XVe siècle que l’artiste découvre lors d’une visite au Rijksmuseum d’Amsterdam. Elle s’approprie cette technique en 1974, créant sa première série picturale textile de dix-neuf peintures Slave Rape. Les bordures décoratives sont conçues par sa mère styliste, Willy Posey, début d’une longue collaboration. Cette expression textile se prolonge avec Quilts peints, une histoire revisitée. « The French collection » (1991-1994). La fabrication du quilt est issue d’une tradition afro-américaine ancestrale : les femmes s’asseyaient en cercle et cousaient ces sortes de dessus de lit en racontant des histoires. Ainsi l’artiste renoue avec cette coutume pour cette série ambitieuse, récit d’une jeune artiste africaine américaine (son alter égo ?) cherchant sa voie dans le Paris et le New York des années 1920. Elle croise les chemins, entre autres, de Picasso, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Monet ou Gertrude Stein. Cette promenade mi-autobiographique, mi-imaginaire est l’occasion pour Faith Ringgold d’affirmer : « Avec « The French Collection », je voulais montrer qu’il y avait des Noirs à l’époque de Picasso, de Monet et de Matisse, montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire. » Faith Ringgold a par ailleurs nourri de récits imaginaires de nombreux livres pour enfants, autre versant de sa production encore inédit en France.


Picasso’s Studio: The French Collection Part I, #7, 1991
Acrylique sur toile, tissus imprimé et teint, encre. © Faith Ringgold / ARS, NY and DACS, London, courtesy ACA Galleries, New York 2022

Une dernière salle nous invite à un spectacle-performance qu’elle avait présenté dans des universités américaines, The Wake and Resurrection of the Bicentennial Negro (1975-1989), en réponse à la commémoration du bicentenaire de la déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776. Le son du gospel qui enveloppe masques et poupées nous émeut.

 Ringgold is beautiful ! Telle est notre conclusion.

FAITH RINGGOLD

Musée Picasso Paris

Jusqu’au 2 juillet 2023

#RinggoldPicasso


AUTOCHROMES, REPRODUIRE LE REEL EN COULEUR

Anonyme, Bouquet de violettes © Collection AN

Qu’est une autochrome ? En avez-vous déjà vu ? L’actualité culturelle fait bien les choses car une magnifique exposition intitulée « 1,2,3 couleur ! L’autochrome exposée » est présentée au Château de Tours par le Musée du Jeu de Paume jusqu’au 28 mai 2023.  » Tours ? Mais c’est loin ! »  diront certains. Non, il faut à peine une heure quinze pour rejoindre cette jolie ville en train. Et il y a de très bonnes raisons à faire ce voyage. Car, si prendre le train est un déplacement, se laisser transporter au début du XXème siècle à travers les portraits, paysages, natures mortes mais aussi images médicales ou témoignages de la Guerre 14-18, est un voyage enthousiasmant. 

A cette occasion, Elisabeth Nora, co-commissaire de « 1,2,3 couleur ! L’autochrome exposée» avec Soizic Audouard et Quentin Bajac, nous éclaire sur l’histoire de ce procédé photographique, ancêtre de la diapositive couleur, et sur les enjeux de cette exposition conçue principalement autour de la collection AN qu’elle a constituée avec Soizic Audouard. Une autre collection, celle de la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, complète le parcours en présentant des autochromes réalisés pendant la guerre 1914-1918, images qui documentent de manière rare et saisissante cette période.

Racontez-nous l’arrivée de cette nouvelle technique que constitue l’  autochrome dans l’histoire de la photographie ?

Anonyme, Portrait de Jean Paris, ingénieur chimiste dans le laboratoire de l’usine Lumière à Montplaisir, vers 1907, © Collection AN 

Une autochrome est constituée d’une plaque de verre sur laquelle repose une matière composée d’une mosaïque de petits grains de fécule de pomme de terre teintés en rouge orangé, bleu-violet ou vert, recouverts d’une pellicule photosensible en noir et blanc. L’invention en revient aux Frères Lumière, plus particulièrement à Louis qui a passé sept ans à mettre au point ce procédé dont il a déposé le brevet en 1903. Cette invention est d’autant plus remarquable que des scientifiques comme Louis Ducos du Hauron essayaient de trouver le moyen de reproduire le réel en couleur depuis l’invention de la photographie, soixante ans auparavant. Mais les industriels lyonnais, déjà fabricants à grande échelle de la pellicule photographique en noir et blanc, ne se contentent pas d’inventer ce procédé. Ils le commercialisent en 1907 et se donnent les moyens de sa diffusion pour le rendre accessible au plus grand nombre. Il s’agit donc du premier procédé industriel de la photographie couleur.

Anonyme, Vue au microscope d’une plaque autochrome vers 1910 ©Collection AN

Qui sont les premiers utilisateurs de ce nouveau procédé ?

Attribué à Leon Gimpel, L’autochromiste vers 1920 © Collection AN

Les plaques coutent trois fois plus cher que celles en noir et blanc. Ce sont surtout des amateurs, membres de sociétés photographiques qui s’en emparent. Mais également des scientifiques, en particulier des médecins qui réalisent des images médicales projetées à des fins pédagogiques à leurs étudiants pour les informer, par exemple, des maladies de peau. L’exposition présente quelques exemples de ces autochromes médicaux.

La manière dont les photographes se sont emparés du procédé en utilisant sa matérialité, soit pour l’améliorer, soit pour en faire des objets artistiques est remarquable. Par exemple, Léon Gimpel, journaliste à L’Ilustration, améliorera le procédé en fonction de ses besoins. En particulier, il travaillera les émulsions, augmentant ainsi la sensibilité des plaques pour sortir de la fixité du sujet car, contrairement à la photo noir et blanc où l’instantané est possible, il faut théoriquement pour les autochromes choisir des sujets immobiles : des paysages, de l’architecture, des natures mortes, des sujets posés. Gimpel a ainsi pu prendre des photos de nuit comme photographier les illuminations des Grands Magasins…

Anonyme, Sublime altération © Collection AN

Sur le versant artistique, le procédé offre un effet qui répond à l’esthétique de l’époque : celui du pictorialisme, mouvement né à la fin du XIXème siècle où l’intervention du photographe sur le tirage donne un côté pictural à la photo. La chimie de l’autochrome offre à chaque plaque réalisée, objet unique par définition, un rendu très tendre, un charme singulier à travers la subtilité et les nuances des couleurs. Et des photographes déjà affirmés tels Henrich Kühn, Paul Burty Haviland, Edward Steichen ou Alfred Stieglitz, vont être rapidement séduits par cette technique. Ce dernier déclare en 1907 : « Bientôt, le monde entier sera fou de couleurs, et Lumière en sera responsable ».

Anonyme, Nature morte d’automne ©Collection AN
Anonyme, Kiosque de fleuriste vers 1912 © Collection AN

Familier des Frères Lumières, Albert Kahn est l’un des grands initiateurs de l’utilisation de l’autochrome dès l’accessibilité du procédé. Il va demander aux expéditionnistes et géographes qu’il envoie à travers le monde afin de réaliser son grand projet des « Archives de la planète » de s’emparer de cette toute jeune technique. Ceci exigeait de la part de ces opérateurs une grande maîtrise du procédé complexe et lourd, d’autant plus qu’ils tiraient en partie leurs photos sur place.

Pourquoi aujourd’hui ce procédé est relativement inconnu du public ? Quentin Bajac, co-commissaire de l’exposition l’explique ainsi : « L’engouement pour la nouvelle technique fut en effet à la fois intense et relativement bref : il dura un peu plus de deux décennies, le procédé tombant progressivement en désuétude dans les années 1920 et 1930. L’autochrome traversa par la suite une longue période d’oubli. Trop fragile, trop difficile à exposer, non reproductible, elle fut pendant longtemps l’un des grands délaissés de la photographie, telle une branche morte qui semblait n’avoir donné que de trop rares fruits. De cet abandon, l’autochrome a été tirée depuis deux décennies par quelques historiens et collectionneurs qui, à contre-courant, ont su en apprécier la finesse, la sensualité, l’étrangeté. »

Anonyme, Songeuse au bord du lac italien, sans date,

Tous ces propos sont très justes. J’ajouterais en temps que collectionneuse qu’une plaque de verre est unique et fragile et peut se révéler un objet difficile. Pourquoi ? On la protège, on la met en boite. Et pour la voir, contrairement à un tirage papier que l’on peut exposer sur un mur, nous dépendons soit de la lumière du jour, soit d’un projecteur. Exposer l’autochrome, c’est donc aussi l’éclairer pour exposer sa matière si attractive qui, depuis sa création provoque l’émerveillement. C’est pourquoi le sous-titre de l’exposition « L’autochrome exposée » prend tout son sens. Nous bénéficions aujourd’hui de progrès décisifs comme les lumières LED, nouvelles sources d’éclairage qui ne chauffent pas et permettent de rétro-éclairer les autochromes. Autre avancée, l’utilisation de scans de très belle définition, comme les pratiquent aujourd’hui tous les musées et institutions culturelles. Les plaques autochromes, comme des diapositives, sont scannées sous forme de tirages transparents (procédé d’impression dénommé Duratrans adapté aux caissons lumineux à LED). Nous pouvons ainsi nous permettre de les agrandir pour mieux les exposer. La transparence étant le mot-clef, ces images projetées et rétro-éclairées selon un réglage très fin, offrent toute leur puissance, leur charme. Nous avons toutefois évité de montrer de trop grands formats dans l’exposition afin de garder la bonne distance et permettre d’apprécier au mieux l’image. D’autre part, nous tenons à le souligner car c’est une rareté dans une exposition, que nous avons consacré une salle entière aux plaques originales (plus d’une quarantaine).  Afin de ne pas détériorer leur chimie, chacune est dotée d’un système d’éclairage par un bouton poussoir que chaque visiteur peut actionner.

Anonyme, Dans le champ de coquelicots © Collection AN

Pourquoi et comment avez-vous décidé de collectionner les autochromes avec Soizic Audouard ? À quel moment avez-vous démarré la collection AN ?

Avec Soizic, nous avions l’habitude de fréquenter les brocantes, les petits salons de photographie, les ventes aux enchères, et nous avons commencé à repérer ces plaques de verre en couleurs, les autochromes. Lors d’une vente chez Artcurial en 2006, j’ai été totalement conquise par une plaque de l’artiste Paul Burty Haviland dont le Musée d’Orsay avait acquis le fonds auprès de la fille du photographe, Nicole Maritch-Haviland. Ce moment a été fondateur. J’ai pu remporter la plaque et voyant Soizic un peu émue à mes côtés, je lui ai proposé de faire une collection à nous deux, ce qui l’a enthousiasmée.

Paul Burty Haviland, L’actrice Miss Dorothy Warrington vers 1909 © Collection AN

Au départ, nous n’avions d’autre critère que le choix d’un procédé développé entre 1907 et 1932 qui offre un éventail de toute sorte d’images, d’intérêt et de thèmes. Les thèmes se sont imposés ensuite. Nos choix dépendent souvent d’un intérêt formel ou émotionnel, d’une couleur que l’on trouve sublime, du regard d’un enfant qui nous émeut…  Et d’autres choix s’imposent par leur intérêt documentaire. Nos sources sont diverses : hormis les brocantes ou les salles de vente, des marchands nous proposent éventuellement des pièces, nous allons à la Foire de Bièvre, sur ebay ou, plus rarement dans les grandes galeries comme Hans Kraus à New York pour lesquelles il faut casser la tirelire. Nous bénéficions d’un mouvement dans l’air du temps : la photo anonyme a été valorisée depuis ces quinze ou vingt dernières années. Elle a été introduite sur le marché grâce à des talents comme ceux de la Galerie Lumière des Roses qui en est devenu l’un des représentants.

Marjory Hardcastle, Le petit porteur d’ eau au bord du Nil vers 1914 © Collection AN

Personnellement, je n’ai jamais cessé de regarder des images. Ceci remonte à mon enfance, car mon grand-père et mon père faisaient de la photo en amateur. Au cours des années 1980, j’ai beaucoup appris en travaillant aux éditions Christian Bourgois où j’assistais le directeur de la fabrication et où je collaborais aux choix des couvertures des ouvrages. L’éditeur m’a donné ensuite carte blanche pour concevoir le catalogue des éditions pour la Foire de Francfort. C’est à travers les livres de photos et de peintures, mais également la littérature, que mon œil s’est formé. J’ai parallèlement collaboré avec un graphiste, Michel Duchesne, à l’identité visuelles de films (Le Dernier Empereur, Détective…), de la plaquette de présentation à l’affiche. Ensuite, j’ai créé en 1991 avec Vanessa van Zuylen la revue L’Insensé, pensé initialement comme une publication pluridisciplinaire puis qui s’est progressivement consacrée exclusivement à la photographie en 2000. Pendant toutes ces années, j’ai continué à former mon regard.  Ces expériences m’ont aidée dans les années 2000 à participer à la constitution la collection de photographie contemporaine de la Fondation Neuflize-Vie, à être commissaire de deux expositions de photos à la MEP et de collaborer à des ouvrages aux éditons du Regard.

Anonyme, La robe verte, vers 1910 © Collection AN

Soizic Audouard s’est formé un œil très sûr dans un parcours professionnel différent du mien. Elle a travaillé avec le grand galeriste Claude Givaudan et le commissaire-priseur Guy Loudmer. Elle-même avait repris la galerie Berggruen. C’est une vraie professionnelle, très bonne connaisseuse du marché de l’art moderne, devenue au fil du temps une importante collectionneuse, nourrie par son expérience de galeriste, de gestionnaire de fonds artistique et de marchande d’art. Sous son impulsion, notre collection a été inventoriée, documentée, bref, professionnalisée.

Louis J. STEELE Un village en Ligurie ©Collection AN

Il n’y a pas de collection comparable à la nôtre : soit ce sont des collections qui proviennent en majorité de dons ou de commandes (comme la collection Albert Kahn). Les images que nous proposons sont nos choix. La collection AN est celle d’un double regard, de deux visions individuelles qui se mêlent, se confrontent et se confortent.

Heinrich Kuhn, Mary Warner sur le versant d’une colline, Tutzing, Bavière, 1907 © Collection AN
1, 2, 3... COULEUR ! L’AUTOCHROME EXPOSÉE 

Jusqu’au 28.05.2023 

Une exposition conçue et organisée par le Jeu de Paume, en collaboration
avec la Collection AN, la Médiathèque du patrimoine et de la photographie, et la Ville de Tours.

CHÂTEAU DE TOURS

25 avenue André-Malraux 37000 Tours

02 47 21 61 95 www.tours.fr

https://jeudepaume.org

 

 

 

 

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