Pierre Jamet, photographe humaniste

Dina Vierny, 1937

Connaissez vous Pierre Jamet ? Le cas échéant, vous faites partie d’un tout petit cercle de privilégiés qui savent déjà beaucoup de choses sur lui. Si ce n’est pas encore le cas, vous avez quinze jours pour courir jusqu’à Gif sur Yvette, au Château du Val Fleury, découvrir une superbe exposition, Eclatante Jeunesse, qui rassemble une centaine de ses photos provenant de la collection de sa fille, Corinne Jamet-Vierny.

Au bain, 1937

Qui est Pierre Jamet ? Né en 1910, Pierre a développé deux passions à l’adolescence : la photographie (il achète son premier appareil photo à l’âge de 14 ans) et la chanson. A 20 ans, il pratique plusieurs métiers pour gagner sa vie : radio dans la marine marchande, dactylo, modèle, danseur, figurant puis il devient directeur d’une colonie de vacances dans le hameau de Grand Village à Belle Ile en mer en 1930, où il recevra, entre autres, quelques enfants qui deviendront célèbres comme Mouloudji et Daniel Filipacchi.

Mouloudji, 1937

Il est déjà très engagé dans le mouvement culturel lié au Parti Communiste. A partir de 1933, il se consacre de la chorale de l’AEAR (Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires) où il chante comme ténor. Dans ce cadre, il rencontre plusieurs personnalités qui resterons ses amis pour la vie, dont la belle Dina Aïbinder, plus connue sous le nom de Dina Vierny, muse du sculpteur Aristide Maillol et plus tard fondatrice du Musée Maillol à Paris. 

Dina, 1936

Dès 1936, Pierre Jamet participe à l’essor des Auberges de jeunesse, initiées par Léo Lagrange, alors ministre de la jeunesse, développées dans l’enthousiasme du Front Populaire et des congés payés. Dans ce cadre, il recrute une vingtaine de jeunes gens qui ont environ 18 ans. Il a magnifiquement photographié ce « Groupe 18 ans » et ces ajistes, les membres des Auberges de Jeunesse, si heureux de vivre cette période intense. La liberté, la joie de vivre, le goût de la nature, la musique, la marche sont autant d’éléments d’une vie fraternelle que les photos nous restituent avec éclat, dans un noir et blanc magnifique. Elles  constituent la première partie de l’exposition et répondent sans conteste à son titre Eclatante jeunesse. Comme Dina, membre du Groupe, certains d’entre eux, juifs d’Europe de l’Est, venaient du groupe de jeunesse socialiste Les Faucons Rouges. Voir leur bonheur sur les photos de Pierre Jamet est d’autant plus poignant qu’une partie d’entre eux disparaitra dans les camps nazis, à l’instar de son ami Lucien Braslavsky, déporté à Auschwitz en 1942, à l’âge de 22 ans. Corinne Jamet nous permet de lire un poème bouleversant de « Lubra », Les copains, retranscrit par son père et mis en valeur au coeur de l’exposition dans la typographie manuscrite de Pierre Jamet.

Chahut à l’auberge, 1937

Ces clichés, au-delà de leur grande qualité artistique, constituent un témoignage social et historique très précieux.

pelle et seau, Belle Ile, 1949

La deuxième partie de l’exposition révèle d’autres facettes de la vie riche de rencontres de Pierre Jamet. Se situant toujours en photographe amateur, ses photos sont contagieuses de chaleur, de joie et d’émotion. « Si j’aime tant la photographie, ce doit être outre le plaisir de l’émotion et de la forme; pour le désir de prolonger l’éphémère et sauver l’instant », a t’il écrit. Qu’il photographie ses proches, dont sa fille enfant sur la plage de Belle-Ile, des anonymes ou des amis, il capte les mouvements et les moments avec force. Dans cette même période de l’entre deux guerres, il est proche de Prévert et du Groupe Octobre.

Jacques Prévert, 1947

Il publie des reportages dans l’hebdomadaire communiste Regards aux côtés de jeunes photographes qui se nomment Robert Capa, Chim ou Henri Cartier-Bresson. On peut bien entendu classer le travail de Jamet dans la catégorie de la photographie humaniste, aux côtés de Robert Doisneau, Willy Ronis ou Sabine Weiss. 

Après guerre, Pierre Jamet vivra de sa seconde passion, la chanson, en devenant l’un des membres du quatuor vocal Les Quatre Barbus.

femme, mer, plage, bain, 1933

Il est mort en 2000, n’ayant vu de son vivant qu’une vraie exposition de ses photos, en 1982, intitulée 1936 Au-devant de la vie.

Lisa et Fernand Fonssagrives, Ballets Weidt, Paris, 1934

Depuis 2009, Corinne Jamet, qui a inventorié et numérisé tout le fonds de son père, se consacre à la diffusion de son oeuvre qui mériterait une vraie et belle exposition parisienne. 

Exposition « Eclatante jeunesse » jusqu’au 28 avril 2019,
www.ville-gif.fr

Château du Val Fleury, allée du Val Fleury 91190 Gif-sur-Yvette

Plus d’ images de l’exposition :

Hammershøi, le maître de la peinture danoise.

Il y a une bonne nouvelle à Paris depuis le 14 mars : une exposition consacrée au peintre Hammershøi, sous titrée « Le maître de la peinture danoise ». C’est la première exposition parisienne de l’artiste depuis celle qui lui avait été consacrée à Orsay en 1997 et où les espaces, il faut le souligner, étaient beaucoup plus adaptés que ceux du Musée Jacquemard André, trop exigus, ne permettant pas assez de recul pour admirer les oeuvres, d’autant plus que les visiteurs sont nombreux. Ce succès est heureux car l’univers en gris et blanc du peintre est tout simplement intriguant, envoutant, merveilleux.

Né en 1864, Vilhelm Hammershøi était tombé dans l’oubli après sa mort (1916), excepté dans les pays nordiques. Son oeuvre a été redécouverte dans les années 1990 et Hammershøi est désormais considéré comme « le Veermeer du XXème siècle et reconnu comme un artiste de la lumière et du silence ».

Vilhelm Hammershøi, Intérieur avec un pot de fleurs, Bredgade 25, 1910 – 1911, Malmö Konstmuseum, Suède © Vilhelm Hammershøi /Matilda Thulin / Malmö Art Museum

L’exposition présentée à Paris permet un regard sur l’ensemble de son oeuvre et illustre ses liens artistiques avec son entourage : sa mère Frederikke, qui a encouragé et soutenu son fils toute sa vie, sa fiancée, Ida, qui devient ensuite son épouse, son principal modèle (elle succède par là à la soeur de Wilhelm qui posa d’abord pour lui), son beau-frère Peter Ilsted- le frère d’Ida-, son frère Svend Hammershøi et son ami Carl Holsøe. Les toiles de ces trois derniers sont mises en regard de celles de Wilhelm et témoignent de leurs points communs et de leurs différences. Les points communs sont contenus dans les thématiques abordées, en particulier les intérieurs, un thème en vogue au début du XXème siècle chez les peintres danois, mais aussi les paysages citadins. Il est frappant d’observer leurs différences formelles : la palette des toiles d’Hammershøi est plus douce, plus éteinte, plus froide alors que ses proches choisissent de rendre des atmosphères plus chaleureuses. Hier les toiles d’Hammershøi ne trouvaient pas acquéreurs. Aujourd’hui leur dépouillement et leur radicalité confèrent à l’artiste une puissance bien supérieure et une modernité absolue.

Vilhelm Hammershøi Rayons de soleil, 1900, Copenhague, Odrupgaard

Le dépouillement est l’une des caractéristiques d’Hammershøi. Que ce soit les images des appartements qu’il aime peindre ou des paysages, nul détails n’encombrent l’angle qu’il choisit. Aucune bagatelle pittoresque dans ses paysages, pas de présence humaine…Très peu d’éléments de décor dans les appartements : le regard se concentre sur les perspectives (les portes qui ouvrent sur une autre pièce comme Intérieur avec une femme debout ou Intérieur, Standgade 30,1901), une silhouette au loin ou, le plus souvent, une silhouette de dos (Hvile, dit aussi Repos,1905), un poêle (La porte blanche (Intérieur au vieux poêle), 1888), une table recouverte d’une simple nappe (Intérieur avec une femme de dos, 1898), d’une tasse et d’une cafetière (Intérieur, Standgade 30,1899) ou d’un pot de fleurs (Intérieur avec un pot de fleurs, Bredgade 25, 1910-1911)…Mais surtout la lumière, incomparable, qui se reflète pour nous à travers une fenêtre (Rayons de soleil, 1900, Intérieur rayon de soleil sur le sol, 1906), un rideau (Intérieur avec un jeune homme lisant, 1898) ou tout simplement sur un mur (Rayon de soleil dans le salon, III, 1903). Un émerveillement.

Hammershøi, Le maître de la peinture danoise.

Musée Jacquemart-André 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris

Jusqu’au 22 juillet. Le musée est ouvert tous les jours. Il est recommandé d’acheter son billet en ligne, ce qui évite de faire la queue. Eviter les weekend !

ISIDORE ISOU et STEPHANE MANDELBAUM

Connaissez-vous Isidore Isou ? Pensez-vous le connaître ? Dans tous les cas, l’exposition monographique qui lui est consacrée au Centre Pompidou jusqu’au 20 mai prochain vous aidera évidemment à répondre à ces questions.

Isidore Isou Traité de bave et d’éternité 1951 Film cinématographique 35 mm noir et blanc, sonore, 123’25 durée 123’25” Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou, MNAM-CCI Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP

D’entrée, le parcours annonce l’ambition du jeune homme de 22 ans, arrivé à Paris de sa Roumanie natale deux ans plus tôt : « C’est un Nom et non un maître que je veux être ». Le ton est donné.

Né Isou Goldstein, le 29 janvier 1925 à Bostosani en Roumanie, il rejoint clandestinement Paris en 1945 et impose très rapidement ses convictions, voire ses théories avant-gardistes. Il fonde en1946 le lettrisme, mouvement poétique dont il jette les bases théoriques dans L’Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, publié chez Gallimard avec le soutien de Raymond Queneau et de Jean Paulhan en1947. Il y décrit la phase de décomposition dans laquelle la poésie est entrée depuis Baudelaire et déclare l’avènement de la lettre comme remède unique à ce mal littéraire. La lettre, et plus généralement le signe, vont constituer ainsi la base d’un renouvellement total des arts. 

Le lettrisme a donné et donne toujours lieu à des analyses très savantes. Cette chronique, quoique documentée, en restera à une appréhension émotionnelle mêlée d’admiration.

Dès 1946, Isou comprend (déjà !), en interrompant une conférence de Michel Leiris liée à Tristan Tzara au Théâtre du Vieux Colombier, l’importance du geste médiatique pour faire connaitre son mouvement et, par la même, sa rupture avec d’autres mouvements artistiques tels Dada et le surréalisme. Avec son sens de l’entrisme et du tohu-bohu, le groupe lettriste renouvellera les irruptions scandaleuses dans divers hauts lieux de la vie intellectuelle et artistique de Saint-Germain des Prés. Cette pratique provocatrice fait partie de son mode d’intervention tout comme les déclamations poétiques sur les tables du Tabou. La revue La Dictature lettriste affirme sans détour son organisation comme « le seul mouvement d’avant-d’avant-garde artistique contemporain ».

« Cris pour 5 000000 de Juifs égorgés » (1947) est l’une des premières oeuvres graphique d’Isou, rappelant l’extermination récentes des Juifs d’Europe et sa mémoire familiale. La superposition des écritures manuscrites inaugurent les recherches « métagraphiques » et « hypergraphiques » qu’il va explorer avec ses complices Gabriel Pomerand (né Pomerans) puis Maurice Lemaître (né Moïse Bismuth) et qu’ils vont étendre à ensuite l’ensemble des arts. Guy Debord, fondateur de l’Internationale situationniste, rejoindra fugitivement le groupe avant une rupture idéologique profonde.

Isidore Isou, Réseau centré M67 1961 Huile sur toile, 73 x 60 cm Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou, MNAM-CCI Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP

La série des Journaux des Dieux (1950) puis celle des Nombres (1952) sont des réalisations dites « métagraphiques »,sortes de livres vivants qui remettent en question les supports conventionnels de chaque discipline artistique en utilisant des alternances de pictogrammes, de mots, des lettres de l’alphabet grec et latin quelquefois entremêlées de partitions musicales. Les poèmes ainsi composés suivant le principe de rébus échappent à la lecture traditionnelle. On descelle dans les œuvres présentées, que ce soit les peintures hypergraphiques ou la série Amos ou introduction à la metagraphologie –dans lesquelles photos, signes typographiques, lettres de l’alphabet grec se superposent- une modernité graphique et esthétique qui influencera ou s’inscrira dans certaines pratiques artistiques de la seconde moitié du 20ème siècle. Témoin l’exposition de 1963 à la galerie Valérie Schmidt, où Isou et les lettristes exposent aux côtés de Jean Degottex, Hans Hartung, Georges Mathieu, Pierre Soulages ou Zao Wou-Ki, tentant une « réconciliation » avec d’autres « peintres du signe ». 

Ce qui frappe en visitant l’exposition, c’est l’extraordinaire palette de supports utilisés par le Groupe pour exprimer cette nouvelle lecture et vision du monde. L’entreprise est immense : les arts plastiques, l’architecture, la politique, l’économie, les mathématiques, la médecine, la psychologie ou l’érotologie sont abordés.

Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité 1951 Film cinématographique 35 mm noir et blanc, sonore, durée 123’25” Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne Centre de création industrielle © Adagp, Paris 2019 © Centre Pompidou, MNAM-CCI Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP

Mais aussi le cinéma avec en particulier le film d’Isou devenu culte «Traité de bave et d’éternité », présenté dans le parcours, réalisé en1951, produit par Marc’O, à qui on devra plus tard le film Les Idoles, film sorti en 1968. 

Le lien entre le mouvement lettriste et celui de 68 n’est du reste pas absent car dans tous les domaines où la prescience d’Isou se manifeste, celui de la théorie politique accorde un place cruciale à la jeunesse. Dans son Traité d’économie nucléaire : le soulèvement de la jeunesse, il appelle les jeunes à la construction d’une société « paradisiaque et créative ». Et si l’on en croit Fabrice Flahutez, l’un des auteurs du catalogue de l’exposition, le rôle du lettrisme est « l’une des pierres angulaires de l’édifice artistique des années 1960-1970 et une clé de lecture des enjeux historiques auxquels celui-ci s’est adossé ».

Isidore Isou s’est éteint le 28 juillet 2007 à l’âge de 82 ans. « Après ma mort, lorsque mon discours sera mieux entendu, le lettrisme ou l’isouisme (…) ne feront que s’emparer du monde », avait-il déclaré. Il n’est pas certain que cette prédiction se soit totalement réalisée mais comme toutes les avant-gardes ce mouvement a bousculé l’ordre établi et fait avancer la perception du monde.

Kischmatores (Arié Mandelbaum) 1982 Collection Géraldine et Emmanuel Poznanski, Bruxelles © Stéphane Mandelbaum © Roger Asselberghs /Adagp, Paris 2019

En sortant de l’exposition, il ne faut sous aucun prétexte rater celle qui lui fait face, consacrée à l’artiste Stéphane Madelbaum, né en 1961 d’un père juif et d’une mère arménienne, mort en 1986, à l’âge de 25 ans. Nous sommes tout simplement happés par la force de ses dessins qui racontent sa courte et fulgurante vie, réelle et imaginaire. A travers une série de portraits, dont des auto-portraits ouvrent le parcours, c’est à une œuvre autobiographique que nous sommes confrontés puisque le jeune Stéphane nous livre les représentations de quelques uns de ses héros dont son grand-père Szulim auprès de qui il s’est initié au yiddish et à la musique klezmer. Son père, Arié, peintre charismatique aux opinions libertaires, fait partie de son panthéon non loin d’Arthur Rimbaud, Pierre Goldman ou Pier Paolo Pasolini. Dans les dernières années de sa vie, Mandelbaum fréquente le quartier du « Matonge » à Bruxelles où il croise un monde de marginaux qui le fascine : prostituées, gangsters, proxénètes et à qui il consacre une série de dessins grands formats très forts.

Le destin de ses héros le rattrape. Il va se laisser entrainer dans le trafic d’art africain et dans plusieurs cambriolages dont celui, en 1986 du tableau de Mogliani La Femme au camée. Disparu, son corps est retrouvé en 1987 non loin de Namur. Il a été assassiné. 

Il faut remercier le Musée national d’art moderne et son directeur Bernard Blistène de nous faire découvrir cet artiste bouleversant par son œuvre si forte et son destin à la fois romanesque et tragique.

ISIDORE ISOU  

Catalogue de l’exposition, sous la direction de Nicolas Liucci-Goutnikov, 129 pages, éditions Centre Pompidou, 2019      

Manifestation organisée dans le cadre de la Saison France-Roumanie, 2019 

STEPHANE MANDELBAUM


Catalogue de l’exposition, coéditions Centre Pompidou/éditions Dilecta, 2019

Centre Pompidou ,GALERIE DU MUSÉE, NIVEAU 4 , Jusqu’au 20 mai 2019 

ROUX ! De Jean-Jacques Henner à Sonia Rykiel

Jean-Jacques Henner, La Liseuse, 1883
Huile sur toile, 94 × 123 cm
Paris, musée d’Orsay, en dépôt au musée national Jean-Jacques Henner© RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Le roux est il une couleur ? L’exposition qui se poursuit actuellement au Musée Jean-Jacques Henner semble le revendiquer clairement puisqu’elle proclame fièrement son titre : Roux !

«Les lumières jettent sur les chevelures des rousses des reflets d’incendie et fait valoir le grain satiné de la peau. La lueur fauve, couleur d’or, est la plus vivante, la plus vibrante, la plus discrète aussi par conséquent la plus harmonique et la plus belle ». Ainsi s’exprimait avec fouge l’essayiste Henri Roujon au sujet des œuvres de Jean-Jacques Henner.

J’avoue humblement avoir ignoré jusqu’à ce jour l’existence de l’académicien Henri Roujon (1853-1914) qui a pourtant laissé à la postérité, entre autres ouvrages, cinq volumes sur « Les Peintres illustres » !

Jean-Jacques Henner, Andromede, © RMN-Grand Palais / Franck Raux

J’avoue également très peu connaître l’œuvre du peintre Jean-Jacques Henner, hormis quelques toiles vues à Orsay. La visite de cette exposition constitue une très belle surprise. J’ai appris qu’Henner était né en Alsace en 1829 (quelques toiles dans le parcours illustre son attachement à sa terre natale), qu’il fut Prix de Rome en 1858, puis mena à partir des années 1870 la carrière d’un artiste à succès et d’un portraitiste recherché. Le Petit Palais lui a consacré une salle en 1906, un an après sa mort puis sa nièce, Marie Henner, a acquis en 1921 un hôtel particulier au 43 de l’avenue de Villiers pour en faire un musée dédié à l’œuvre de son oncle. Elle fit don à l’Etat français de quelques quatre cent quatre peintures ainsi que des meubles et objets ayant appartenus au peintre. Le musée a ouvert ses portes en 1924. 

Réaménagé et réouvert depuis 2016, il met en valeur trois cent oeuvres, objets et documents qui retracent la vie et le parcours artistique de Jean-Jacques Henner.

Jean-Jacques Henner La Comtesse Kessler, vers 1886 Huile sur toile, 109 × 69,5 cm
© RMN-Grand Palais / Franck Raux

Ce qui m’a encouragé à pousser les portes de ce joli hôtel particulier niché au coeur du 17ème arrondissement, n’est pas la notoriété du peintre mais le sujet de l’exposition. Roux ! Voilà une bonne idée. Mais pourquoi ici ? 

Jean-Jacques HennerHérodiade, vers 1887Huile sur carton collé sur toile, 109 × 68,5 cm© RMN-Grand Palais / Franck Raux

La réponse s’égrène tout au long de la visite, belle occasion de découvrir les trois niveaux de la maison sur lesquels sont déployées les rousseurs du peintre et plus. Jean-Jacques Henner était un admirateur de cette couleur, le roux, qu’il utilisera tout au long de sa carrière, constituant ainsi sa signature, sa singularité parmi les artistes de son temps. D’autres pourtant, dont Renoir, Manet, Degas ou Toulouse Lautrec ont aimé peindre des chevelures rousses. En témoignent quelques toiles de ses contemporains dont Jules Cheret, Carolus-Duran ou Edgar Maxence exposées dans le parcours. Mais chez Henner, le roux est une véritable couleur qu’il utilise éventuellement sur toute la toile ou seulement pour les cheveux, faisant ainsi ressortir la pâleur de la peau ou la force du regard de ses modèles. Idylle, Hérodiade, Andromèdela Comtesse Kessler, La Liseuse sont parmi ses toiles qui ont retenu notre attention. La présentation de sanguines dans un petit cabinet du deuxième étage ou ses croquis et esquisses accrochés dans le magnifique atelier du dernier niveau mettent encore plus en valeur sa couleur de prédilection. Sujets mythologiques, portraits nus ou pas, sensualité des corps laiteux, intriguant Christ roux… autant de découvertes qui aident à révéler la personnalité attachante et le talent de ce peintre.

Jean-Paul Gaultier, création spéciale pour Sonia Rykiel,  2008, collection privée (c) Jean-Paul Gaultier

L’exposition ne se contente pas de nous faire découvrir l’artiste. Elle sociologise le sujet par plusieurs entrées. D’une part en mettant en regard Henner avec le travail d’artistes actuels, telle la photographe Geneviève Boutry, d’autre part en parsemant le parcours de citations sur l’ambivalence de cette couleur en pointant les préjugés qu’elle a pu inspirer (« couleur des démons, du renard, de la fausseté et de la trahison », Michel Pastoureau), ses multiples représentations depuis la culture extra- européenne, témoins de très beaux masques de Papouasie Nouvelle Guinée, à la littérature enfantine avec Poil de Carotte ou Spirou; enfin, c’est en rappelant la revendication du roux par Sonia Rykiel et des créateurs de mode tels Jean-Charles de Castelbajac, Jean-Paul Gaultier ou Martin Margiela qui lui ont rendu hommage, que l’actualité de cette couleur éclate. Sonia Rykiel rousse comme il n’est pas permis avait fait de cette différence un pouvoir. Le pont est établi entre l’oeuvre de Jean-Jacques Henner, la modernité et la permanence de la rousseur.

Roux! De Jean-Jacques Henner à Sonia Rykiel
jusqu’au  20 mai 2019
Musée national Jean-Jacques Henner
43 avenue de Villiers 75017 Paris           musee-henner.fr

OMBRES ET LUMIERES DE FERNAND KHNOPFF (1858-1921)

Du silence 1890, pastel sur papier, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. Crédit : Photo J. Geleyns/ Art Photography

Longtemps quelques reproductions de toiles de Fernand Khnopff m’ont accompagnée. En particulier Du silence (1890), où une femme au visage d’ange, aux yeux aussi bleus que les plis de sa robe, porte un doigt ganté à sa bouche pour dire « Chut, taisez vous, préférez le silence aux bruits du monde ». Ou encore, Le portrait de Marguerite Khnopff (1887) où le modèle revêt une longue robe blanche plus gainante que celle du Silence et des gants (encore), une main passée derrière le dos qui semble retenir sa main droite. Son regard est ailleurs, vide. Dans un songe ? Dans un autre monde ? Ce qui retient dans ce tableau magnifique, c’est le double encadrement de la porte, qui, lui même, encadre exactement le corps de Marguerite et amplifie son allure de majesté. Un énigmatique disque d’or décentré amplifie le trouble.  Je ne savais rien, ou presque des inspirations du peintre.

Né en 1858 dans une famille bourgeoise catholique à Bruges où il vivra jusqu’à l’âge de six ans, Fernand Khnopff s’est rapidement détourné de ses études de droit pour se consacrer à la peinture. Après l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, c’est à Paris qu’il complète sa formation et découvre les oeuvres de Delacroix, Ingres ou Gustave Moreau et à Londres celles de Millais ou Edward Burne-Jones. De retour à Bruxelles, toute la bonne société lui commande des portraits.

Portrait de Marguerite Khnopff 1887, huile sur toile, 96 x 74,5 cm, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin. Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles (dépôt). MRBAB, Bruxelles. Photo F. Maes

Le Castel du rêve 

Le parcours du Petit Palais nous immerge d’entrée dans sa maison-atelier, construite à Bruxelles, avenue des Courses, en bordure du bois de la Cambre. Inspiré par la Sécession viennoise que Khnopff connaissait bien pour avoir exposé dans ses Salons, le Castel du rêve est conçu comme un « Temple du moi ». Le peintre s’y installe en 1902. La maison sera démolie en 1918. La déesse de la beauté surmonte la façade à côté de la devise « Passé-futur ». Ne pas convoquer le présent à l’entrée de sa maison raisonne assez clairement avec l’oeuvre du peintre. Son amitié avec l’artiste Joseph-Aimé Peladan, alias Josephin Peladan, alias Sâr Péladan, en est l’une des illustrations. Cette figure, fondatrice de l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix, prônait un art idéaliste et mystique, bannissant toutes les représentations de la vie contemporaine. 

Paysages et fleurs 

À Fosset, l’entrée du village 1885, huile sur toile, Collection particulière. Crédit : DR

L’exposition dévoile un pan moins connu de l’oeuvre de Khnopff. Celui des paysages des Ardennes, peints à Fosset, où le peintre aimait passer des vacances dans une maison familiale, au cours des années 1880. Atmosphères crépusculaires et nuageuses, transparences, humidité, halos, aplats ou dégradés de vert, de rose ou de bleu….

Un hortensia 1885, huile sur toile, Collection particulière. Crédit : DR 1884, huile sur toile, Metropolitain Museum of Art, New York Crédit : Photo Metropolitan Museum of Art

Végétation sans fleurs dans les vues campagnardes, on les retrouve dans les intérieurs, coupées dans des vases, en bouquets japonisants (Des fleurs de rêve, 1895) ou en pot, trônant sur une table, un superbe Hortensia (1884) laisse à peine deviner, à gauche de la toile, une femme au chapeau, lisant.  L’absence d’âmes humaines dans ses paysages (excepté le très incroyable Garde qui attend –1883), témoigne sans doute du goût profond de Khnopff pour la solitude, pour son pessimisme et son goût pour l’introspection. L’écrivain Emile Verhaeren, qui a été un grand soutien du peintre, écrivait, un peu inquiet visiblement : « Depuis ses débuts jusqu’à cette heure, Fernand Khnopff a traité le paysage. Nous espérons qu’il ne l’abandonnera jamais, surtout aujourd’hui qu’il s’enfonce dans le grand rêve. La nature doit lui servir de rappel à la réalité, sans cesse, sinon il est à craindre qu’il ne fasse un oeuvre incomplet. »

Portraits, masques et mythes antiques

Portrait de Mademoiselle Van der Hecht 1889, huile sur toile, Musées royaux des Beaux- Arts de Belgique, Bruxelles. Crédit : Photo J. Geleyns/ Art Photography.

Khnopff a beaucoup peint sa famille, sa mère et sa soeur en particulier, nous y reviendrons. On découvre aussi une très saisissante série de portraits d’enfants, comme celui de Mademoiselle Van der Hecht (1889) ou des enfants de Louis Nève (1893). Ce qui frappe, c’est l’absence de sourire de cette jeunesse aux regards pratiquement adultes. Ils ne sont pas au présent, moment qui n’intéresse pas Khnopff.

Le masque au rideau noir 1892, crayon et pastel sur papier, 26,5 x 17 cm, collection particulière. © Christie’s Images/ Bridgeman Images

Montrer des visages, mais aussi les masquer. Khnopff peint des masques (Le Masque au rideau noir, 1892), dans le but de se délivrer de « la tyrannie de la face humaine » pour reprendre Baudelaire ou afin de libérer sa fascination, tel le héros d’un roman de Jean Lorrain, pour « ces faces d’énigme et de mensonge ».

I Lock My Door Upon Myself 1891, huile sur toile, 72 x 140 cm, Munich, Neue Pinakothek. Crédit : Photo BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais images BStGS

Comme beaucoup d’autres artistes symbolistes, Khnopff aime réactiver les mythes antiques. La figure du Dieu grec Hypnos le hante. Elle apparait en arrière plan dans le beau I lock my door upon myself, 1891 (J’ai refermé ma porte sur moi-même), lucide déclaration de l’artiste si on la transpose à lui même. Une aile bleue (1894) place la tête d’Hypnos au premier plan, avec son unique aile bleue. Œdipe, Méduse, Vénus et d’autres figures mythologiques traversent l’œuvre du peintre.

Femmes

L’Art ou Des Caresses 1896, huile sur toile, 50,5 x 150 cm, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Crédit : photo J. Geleyns Art Photography

La représentation féminine est au centre de son inspiration. Sa mère, Léonie, avec qui il vécut jusqu’à l’âge de 42 ans, a été son modèle, en particulier pour le tableau En écoutant Schumann (1883) dont Emile Verhaeren ressentait un « je ne sais quoi d’austère et de douloureux ». Mais c’est sa soeur, Marguerite, représentée dans la quasi totalité de son oeuvre, qui est son modèle préféré, jusqu’à son mariage en 1890. Deux des plus célèbres tableaux de l’artiste la magnifient : Le portrait de Marguerite Khnopff déjà cité et l’Art ou Des Caresses (1896), toile à laquelle on a longtemps réduit l’oeuvre de Khnopff, où Œdipe et le Sphinx, reposent tendrement, joue contre joue. Le Sphinx a le visage de Marguerite et le corps d’un guépard. Œdipe a presque le même visage. L’amour entre eux est impossible. Khnopff nous parle-t-il de l’interdit de l’inceste ? 

En 1906, sa mère meurt. Deux ans plus tard, il épouse Marthe Worms, veuve et mère de deux enfants, de seize ans sa cadette. Il divorceront trois ans plus tard, Marthe gardant du Castel du rêve, un rêve d’ « épouvante »… 

A partir de 1910, Khnopff consacre nombre de tableaux et de dessins aux nus. Les corps sont sensuels mais les femmes sont comme absentes à elle-même, ainsi à tout érotisme, contrairement aux nus de Klimt. Elles sont plutôt des représentations de l’«éternel féminin ». Un éternel peut être inaccessible, tenu à distance.

Memories et photographie 

Le grand pastel intitulé Memories (1889), trop fragile, n’a pu être transporté jusqu’à Paris. Il est toutefois projeté dans l’exposition, complété par son processus d’élaboration. Sept femmes déambulent dans un paysage, cinq d’entre elles ont une raquette. Elles ont toutes le visage et la silhouette de Marguerite que son frère a photographiée pour mieux préparer sa toile. En regardant les photos en question, on constate que la représentation de Marguerite par son frère est plutôt flatteuse, magnifiée. Mais surtout, nous découvrons combien, entre 1889 et 1902, Khnopff a abondamment utilisé la photographie pour étudier la pose et la gestuelle de son modèle favori qu’il déguise en princesse de légende ou en divinité orientale, alors qu’il avait déclaré ne rien connaître à « la partie technique de la photographie ». Nous découvrons également qu’il faisait reproduire certaines de ses oeuvres par un photographe,  Albert-Édouard Drains dit Alexandre, et qu’il a rehaussé au crayon, à la craie, à l’aquarelle ou au pastel certaines reproductions comme les magnifiques Lèvres rouges (vers 1900). 

Bruges

Souvenir de Flandre. Un canal 1904, craie et pastel sur papier. Crédit : Collection The Hearn Family Trust, New York.

Le souvenir de la ville de sa petite enfance inspirera plusieurs oeuvres dont Souvenir de Flandre ou la troublante Ville abandonnée (1904), reprenant une photo de la place Memling – hommage également au peintre du XVème siècle et aux primitifs flamands. Ce tableau évoquant une cité déserte a souvent été interprété comme le refus du peintre du monde moderne et du matérialisme ambiant. Ce commentaire pourrait s’élargir à une grande partie de son oeuvre.

La frontière entre une vision désenchantée du monde et une posture réactionnaire peut s’avérer ténue. Elle a été visiblement franchie à la fin de la vie du peintre si l’on en croit le catalogue de l’exposition. Khnopff a renié les avant-gardes artistiques pour se réclamer d’une Eglise de la Nouvelle Jérusalem, qui donnerait des « connaissances rationnelles sur Dieu, sur ses attributs et sur les lois de son ordre ». On y apprend aussi qu’il a participé au catalogue de l’Exposition coloniale de Tervuren en 1897, à la gloire du Congo belge de Léopold Ier.  On a que soi, avait écrit Khnopff…. Au risque de s’y enfermer.

Album de l’exposition : Fernand Khnopff Le maître de l’énigme, textes de Michel Draguet et Dominique Morel, éditions Paris Musées

Fernand Khnopff Le maître de l’énigme,Petit Palais jusqu’au 17 mars 2019, www.petitpalais.paris.fr

En sortant de  » Khnopff », il faut absolument visiter l’autre exposition temporaire du moment, consacrée à Jean-Jacques Lequeu, Bâtisseur de fantasmes , artiste hors du commun (1757-1826). A travers 150 de ses dessins, nous pénétrons dans une œuvre graphique fascinante qui témoigne du parcours d’un architecte singulier puisqu’il n’a jamais rien construit, mais il a bâti un monde. L’historien d’art viennois Emil Kaufmann l’a hissé au rang des « architectes révolutionnaires ». Ses oeuvres érotiques en fin l’exposition sont incroyables.


Doisneau et la musique

L’exposition Doisneau et la musique présentée actuellement à la Cité de la musique/Philharmonie de Paris, rend heureux. Mieux qu’une tablette de chocolat pour compenser un chagrin, mieux qu’un anxiolytique en période dite « de fêtes », Doisneau et la musique fait du bien.

Le Clairon du dimanche, Antony, 1947 © Atelier Robert Doisneau_

Comment est-ce possible ? Sans doute pour une raison assez simple : Robert Doisneau a aimé photographier les gens, il porte sur l’inconnu de la rue ou les « vedettes » de la chanson un regard tendre et généreux. Et il nous transmet son empathie. En disant cela, on pourrait craindre la niaiserie, la gentillesse comme une sorte de mièvrerie, la simplicité comme une mollesse… Mais il n’y a rien de tout cela chez Doisneau. Il était beaucoup plus profond et espiègle.

Né en 1912, il découvre sa vocation de photographe à 16 ans. A cette époque la musique est partout dans la rue, à Paris, dans les banlieues. Comme l’écrit sa petite fille, Clémentine Deroudille, commissaire de l’exposition (on lui doit aussi les expositions Brassens et Barbara à la Philharmonie) dans le formidable catalogue qui accompagne l’exposition : « Robert adore cela, les fanfares, les musiciens, tout ce qui donne un air de fête au quotidien ». Le thème de « La Rue » constitue la première partie de l’exposition, où l’on ressent de 1945 aux années cinquante,  l’ambiance si particulière des quartiers populaires de la banlieue et de Paris, où l’accordéon et le violon font chanter et danser les gens dans les rues. Deux séries sont remarquables : celle de la rue Mouffetard qui rappelle l’époque des « petits formats », ces partitions où paroles et musique des chansons vendues dans la rue, permettent aux gens d’entonner en choeur les refrains; l’autre sur les traces d’un duo surprenant que Doisneau saisit dans les cafés enfumés, la chanteuse Lucienne Fredus, dite Madame Lulu et l’accordéoniste, la belle Pierrette d’Orient. 

Bal populaire dans une rue du 5ème arrondissement de Paris en France, le 14 juillet 1959.

Devenu reporter-photographe à plein temps, Doisneau, attaché à l’Agence Rapho, travaille pour de nombreux titres de presse. Il répond aussi à des commandes. Le reportage sur ces deux musiciennes fait partie d’une série commandée par Albert Plécy pour le journal Point de vue. C’est dans ce cadre également que Doisneau photographie Juliette Gréco, très jeune, à peine vingt ans. Mais le reportage était consacré à son chien, Bidet, alors star de Saint-Germain des Prés !

Juliette Gréco, Saint-Germain-des-Prés, 1947 © Atelier Robert Doisneau

Sous le titre générale de « La Chanson » s’organise la deuxième partie du parcours. Vaste thème qui va nous promener dans ces nombreux cabarets qui ont fleuri à Paris dans les années cinquante : la Rose Rouge où l’on retrouve Juliette Gréco, Philippe Clay, Les Frères Jacques ou Mouloudji, la Boule rouge, le Cheval d’Or (Anne Sylvestre, Boby Lapointe), l’Ecluse où chante la jeune Barbara, Patachou dans son cabaret de Montmartre, la Fontaine des Quatre Saisons ouvert par Pierre Prévert où Doisneau a ses habitudes. C’est là qu’il rencontre Henri Crolla, guitariste de génie trop tôt disparu, qui écrit pour Mouloudji, Piaf, Montand. Une mention spéciale pour la photo de Fréhel, en charentaises, au Bal des Tatoués.

Robert Doisneau se lie d’une amitié fraternelle et durable avec Pierre et Jacques Prévert. Les photos présentées dans l’exposition de Jacques témoignent de leur merveilleuse complicité.  

L’archet, 1958 © Atelier Robert Doisneau

Proche de la « bande à Prévert », Doisneau rencontre ainsi Maurice Baquet. Rencontre décisive pour une grande amitié et une série de photos inouïes que présente l’exposition,  Baquet et son violoncelle, qui permet à Doisneau d’utiliser toutes les techniques à sa disposition : montages, trucages, photomontages, collages, déformations, fractionnements…Un régal. Ils feront ensemble le livre « Ballade pour violoncelle et chambre noire » qui ne sera publié qu’en 1981 par Georges Herscher, trente ans après leur aventure éditoriale…Aucun éditeur n’en avait voulu avant ….N’oublions pas les photos de Brassens par Doisneau, une autre rencontre très importante, qui nouera une solide amitié. La plupart de ces photos avaient été commandées par Michel de Brunhoff, directeur de Vogue.

Le compositeur, théoricien et écrivain français Pierre SCHAEFFER
en 1961.

« Studios », tel est le titre de la troisième section. Il s’agit principalement d’une série commandée à Doisneau par Pierre Betz, fondateur du magazine Le Point, sur la musique contemporaine. Cette recherche musicale n’est pas ce qui intéresse le plus Doisneau. Mais il parvient à produire une galerie de portraits saisissante des plus grands compositeurs du XXème siècle dans cette catégorie : Olivier Messiaen, Pierre Schaeffer, Henri Dutilleux, André Jolivet, Pierre Boulez (superbe portrait de Boulez riant)….

PARIS, SAINT-GERMAIN DES PRES, FRANCE – 1950: Singer Eartha Kitt in the Night Club, 1950 in Paris, France.

Pour ce même magazine, Robert Doisneau va, dans les caves de Saint- Germain des Prés, saisir un autre aspect de la musique vivante du moment : « Le Jazz », quatrième moment du parcours. Mezz Mezzrow, Bill Coleman, Claude Luter, l’orchestre de Claude Abadie (avec Boris Vian à la trompette)…Çà swingue !

Au sommet de sa carrière et de sa célébrité, Robert Doisneau ne cesse, dans les années 1980/90, à photographier et à regarder son temps. Il continue à aimer la chanson et photographie nombre de chanteurs qui l’intéressent : Renaud, David Mc Neil, Jacques Higelin, Thomas Fersen, Les Négresses Vertes. La série certainement la plus touchante de ces dernières années est celle qui témoigne de la rencontre, en 1988, du Robert Doisneau de 74 ans avec le jeune duo turbulent et branché que forment les Rita Mitsouko, Fred Chichin et Catherine Ringer. Robert Doisneau aime leur singularité et ils s’entendent à merveille. 

Les Rita Mitsouko 13 octobre 1988; Parc de la Villette, © Atelier Robert Doisneau

Aux gens de son âge, il préfère la jeunesse. Mais en 1994, des problèmes de santé l’obligent à une opération. Il meurt à l’hôpital, le 1er avril. 

La musique a rythmé son travail sans qu’il s’en aperçoive, nous dit sa petite fille. L’intelligence de son exposition rend à Doisneau tout le sens de sa qualité de « photographe humaniste ».

 Cité de la musique/Philharmonie de Paris, jusqu’au 28 avril 2019

Catalogue de l’exposition de Clémentine Deroudille, coédition Flammarion/Cité de la musique-Philharmonie de Paris

philharmoniedeparis.fr

Photographie, arme de classe et Une avant-garde polonaise au Centre Pompidou

Le Centre Pompidou présente actuellement deux expositions qui témoignent chacune de l’engagement artistique et politique. Elles retiennent notre attention pour leur intérêt historique et l’émotion esthétique qu’elles procurent. Il s’agit de Photographie, arme de classe et d’Une avant-garde polonaise.

WILLY RONIS Prise de parole aux usines Citroën – Javel, 1938 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. RMN-GP© RMN – Gestion droit d’auteur Willy Ronis

Le titre de la première, Photographie arme de classe est emprunté à un texte d’Henri Tracol, publié en 1933 dans Cahier Rouge, l’un des organes de l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires. La mission de l’AEAR, fondée à Moscou en 1927 et en France en 1932 par Paul Vaillant-Couturier, Léon Moussinac et Louis Aragon, est de réunir, en un même groupe, les différents courants culturels qui, en France, questionnent les rapports de l’engagement révolutionnaire avec la culture. Une sorte de front social. Cette association se développe dans un contexte social et politique très tendu, dans cette période de l’entre-deux-guerres, où la crise économique post 1929, la montée du chômage et des inégalités sociales, les crispations xénophobes liées à la montée du fascisme, sont autant de motifs d’engagements pour les militants de gauche qui sont alors principalement regroupés dans le sillage du Parti Communiste.

Ainsi l’AEAR voit naître une chorale, rebaptisée en 1935 « Chorale Populaire de Paris », nombre de troupes de théâtre amateur, dont le Groupe Octobre en sera le fleuron, une section littéraire, des expositions (Le Salon des peintres révolutionnaires en  1934) et une section photographique.

JACQUES-ANDRÉ BOIffARD Chaussure et pied nu, vers 1929 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Philippe Migeat/Dist. RMN-GP © Mme Denise Boiffard

A travers une sélection opérée au sein des collections photographiques du Centre Pompidou, au fil d’une centaine d’œuvres et d’une quarantaine de documents, organisés par section thématiques ou en séries formelles, l’exposition propose de mettre en lumière le « véritable laboratoire du regard social et engagé » qui se développe en France à la lisière du Front Populaire et de la Guerre d’Espagne. Nous croisons les plus grands noms de la photographie moderne tels Willy Ronis, Eli Lotar, Robert Doisneau, Nora Dumas, Henri Cartier-Bresson, Germaine Krull, Gisèle Freund, Lisette Model mais aussi Pierre Jamet, Jacques-André Boiffard, Claude Cahun, André Steiner, Dora Maar, André Kertez ou François Kollar. 

L’ensemble des images exposées, dont l’intensité du noir et blanc renforce les sujets traités pour mieux les dénoncer, témoigne de la misère des taudis, des clochards, des pauvres à l’Armée du Salut, des ouvriers en lutte, du colonialisme, de l’attitude de la police…. Les photos sont là aussi pour magnifier le sport, les auberges de Jeunesse…  

Entraînement, milieu des années 1930
Collection privée © Adagp, Paris 2018

Nous sommes saisis par l’utilisation très novatrice du photomontage, mentionné dans le manifeste de l’AEAR de 1932 comme « l’une des nouvelles formes d’expression pour un art de masse révolutionnaire, au côtés  du théâtre ouvrier, du cinéma et de la radio ». L’architecte et décoratrice Charlotte Perriand, qui sera proche de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret, influencée par la lecture de revues soviétiques, présente en 1936, à l’occasion de l’Exposition de l’habitation au Salon des arts ménagers,  son photomontage La Grande misère de Paris qui contraste alors avec la vision commerciale du Salon ! Le photomontage est aussi très présent dans le graphisme et les articles des revues communistes, dont Regards, Communiste ou VU.  Il est frappant d’y retrouver les signatures de personnalités liées au Groupe Octobre, tels le comédien Fabien Loris, le metteur en scène Lou Tchimoukov (Louis Bonin) ou l’architecte Robert Pontabry. Ils forment avec d’autres, ce qui est décrit dans le catalogue de l’exposition comme « la scène culturelle rouge », dont l’une des caractéristiques est cette formidable polyvalence des artistes, qui trouvent à travers le théâtre, la photo, le dessin, le graphisme, l’architecture, les décors, les costumes, les collages, voire l’écriture ou le cinéma, autant d’outils artistiques que nécessaires pour exprimer leurs engagements. La bande son diffusée dans l’exposition, reprenant des choeurs parlés du metteur en scène Lou Tchimoukov témoigne de la force du spectacle vivant à cette période.

RÉ SOUPAULT Délégation de grévistes à la fête de la victoire du Front Populaire, le 14 juin 1936 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Georges Meguerditchian/Dist. RMN-GP © Adagp, Paris 2018

Cette exposition est importante à double titre. Elle est, d’une part,une source d’archives très précieuse sur une période décisive des luttes sociales en France et constitue sur ce point un document irremplaçable. Elle offre d’autre part, un témoignage superbe de la photographie humaniste  française.

Cette première exposition étant d’une taille raisonnable on peut agréablement monter jusqu’au niveau 4 pour découvrir Une avant garde polonaise et plus particulièrement le travail de deux artistes, Katarzyna Kobro (1898-1951) et Wladyslaw Strzeminski(1898-1951) .

Il existe quelques parentés entre les deux expositions : l’art comme outil d’engagement politique, l’exploration de plusieurs supports artistiques, la période de l’entre-deux-guerres pour partie. Mais les parallèles s’arrêtent là.

 Katarzyna Kobro Construction suspendue 1921 / 1972Muzeum Sztuki, Lodz©Muzeum Sztuki, Lodz & Ewa Sapka-Pawliczak

Katarzyna Kobro est sculptrice, russe, d’origine allemande. Wladyslaw Strzeminski est peintre, polonais, né à Minsk. Ils se sont rencontrés aux temps troublés de la Révolution d’Octobre, à Moscou, en 1918. Couple à la ville, ils ont mené la plupart de leurs pratiques artistiques dans une réflexion formelle commune. Ils sont liés aux artistes constructivistes, El Lissitzky, Antoine Pevsner et Kasimir Malevitch.

 Wladyslaw Strzeminski Composition architectonique Muzeum Sztuki, Lodz©Muzeum Sztuki, Lodz & Ewa Sapka-Pawliczak

A partir de 1921, à leur arrivée en Pologne alors en reconstruction, ils mettent au point un système artistique « basé sur le principe d’unité, de pureté du matériau et de la mise en espace », intitulé « l’unisme ». Cette démarche, comme les suivantes, est emprunte d’exigence politique. L’unité organique des éléments leur sert de modèle pour une nouvelle organisation de la société, qui, sans détruire l’ordre ancien doit « créer des alternatives ». Ils entreprennent de multiples actions dont l’enseignement, l’organisation d’expositions et la constitution d’une collection d’art moderne international pour la ville de Lodz. Les oeuvres de cette période présentées dans l’expositions sont époustouflantes, tant les toiles de Wladyslaw Strzeminski (ses Compositions architectoniques) que les oeuvres de Korbo. Leurs forces novatrices, voire pionnières, donnent tout son sens à la notion d’avant garde qu’ils représentent. La radicalité des constructions géométriques de Korbo la place parmi les sculptrices les plus importantes de la première moitié de XXeme siècle. Les peintures abstraites de Strzeminski–les reliefs, les Compositions architecturales ou Compositions unistes, sont des propositions uniques dans ce domaine.

Katarzyna Kobro, Nu, 1925 – 1927, Muzeum Sztuki, Lodz©Muzeum Sztuki, Lodz & Ewa Sapka-Pawliczak

Le style des deux artistes va changer dans les années 30. Kobro se tourne vers le figuratif schématisé. Wladyslaw Strzeminski introduit la « ligne organique » qui marquera de nombreux dessins et s’appliquera à une série particulièrement saisissante, A mes amis les Juifs, traitant de l’extermination des Juifs polonais. Il développera ensuite une Théorie de la vision, qui correspond à sa version de l’histoire de l’art analysée du point de vue de l’évolution de la conscience visuelle. 

Wladyslaw Strzeminski, Sur le trottoir de la série Les Déportations1940, Muzeum Sztuki, Lodz©Muzeum Sztuki, Lodz & Ewa Sapka-Pawliczak

L’utopie du couple va malheureusement, après guerre, virer au drame. Wladyslaw Strzeminski est marginalisé, écarté de la vie politique et privée par le régime socialiste polonais jusqu’à sa mort en 1952. Quand à Katarzyna Kobro, sa séparation d’avec Strzeminski, sa vie précaire et la maladie mettent un terme à sa carrière en 1948.

Cette exposition permet la découverte de deux artistes, couple moderne, artistes révolutionnaires et membres majeurs de l’avant-garde artistique polonaise du XXème siècle.

Photographie arme de classe, La photographie sociale et documentaire en France, 1928-1936, Centre Pompidou, jusqu’au 4 février 2019, Galeries des photographies, niveau -1, entrée libre.

Le catalogue de l’exposition, co-édité par le Centre Pompidou et Textuel est très réussi. Outre l’ensemble du corpus des photos reproduites, Il offre nombre d’analyses qui complètent formidablement l’exposition.

Une avant-garde polonaise, Katarzyna Kobro et Wladyslaw Strzeminski
Centre Pompidou, jusqu’au 14 janvier 2019, Galerie du Musée et galerie d’art graphique, niveau 4

LES CONTES CRUELS DE PAULA REGO

La fête, 2003© Copyright Paula Rego

A l’heure où Paris offre au public un programme d’expositions impressionnant, où rivalisent des artistes majeurs tels Picasso à Orsay, Miro au Grand Palais, Basquiat et Egon Schiele à la Fondation Vuitton, Le Caravage à Jaquemart-André, Giacometti chez Dina Vierny, il est tout aussi réjouissant d’aller à la rencontre d’oeuvres ou d’artistes dont la renommée n’était pas encore parvenue jusqu’à soi.

C’est ce que nous propose le Musée de l’Orangerie et sa nouvelle directrice Cécile Debray en consacrant, jusqu’au 14 janvier, la première grande exposition en France à Paula Rego, artiste très reconnue au Portugal, où elle est née en 1935, et en Grande-Bretagne où elle vit depuis plus de cinquante ans.

On entre de plain-pied dans l’univers de l’artiste et c’est un choc.

Snare, 1987 © Paula Rego

L’enfance, l’animal et le conte sont au centre de la soixantaine d’oeuvres exposées, dans lesquelles le réalisme et le fantastique se confrontent sans cesse. 

Formée à Slade School of Arts de Londres où elle a côtoyé Francis Bacon, Lucian Freud ou David Hockney,  femme artiste de l’École de Londres,  Paula Rego séduit et dérange à la fois.

Paula Rego-©Gautier Deblonde.

« Mes sujets favoris sont les jeux de pouvoir et les hiérarchies. Je veux toujours tout changer, chambouler l’ordre établi, remplacer les héroïnes et les idiots ».

Sculptrice et pastelliste, elle s’est plongée, en 1975, dans l’étude des contes et de leurs illustrations au Bristish Museum et à la Bristish Library de Londres. Les dessins Maxfield Parrish, de Benjamin Rabier ou de Grandville vont influencer son travail. 

Little Miss Muffet I, 1989 © Copyright Paula Rego

Si  le conte, les histoires, le jeu se retrouvent au cœur de nombre de ses toiles ou de ses sculptures, telle la série Filles et chiens ou les magnifiques gravures qui illustrent les comptines Nursery Rhymes, la figure enfantine n’y est jamais tout à fait naïve ou innocente. L’artiste occupe t elle la place de l’enfant ? Ainsi hommes, femmes, enfants et animaux se prêtent à des jeux cruels, pervers, inquiétants….

La satire sociale traverse également les histoires de Paula, en témoigne cette représentation énigmatique des Bonnes de Jean Genêt, étrange toile où l’érotisme se mêle aux accusations sociales et politiques.

The Maids, 1987 © Copyright Paula Rego

Les sources et les influences de Paula Rego sont multiples. Autobiographiques pour une part : elle inclut sa propre famille dans ses récits,  en évoquant  frontalement ou de manière détournée la maladie de son mari, en rappellant la figure douce de son père (le triptyque  des Pillowman est incroyable), et en pratiquant régulièrement l’autoportrait. Littéraires ensuite : elle connait les ouvrages de Lewis Caroll, de la Comtesse de Segur, les personnages de Peter Pan ou de Pinocchio (son portrait de de Gepetto sous les traits de son gendre est saisissant). Elle aime Emily Brontë et Jean Rhys. Influences artistiques bien sûr : le réalisme de ses toiles, de ses gravures ou de ses sculptures est empreint du regard porté sur Balthus, Degas, James Ensor, Goya, Gustave Doré, Granville, Odilon Redon ou  Benjamin Rabier. Le parcours de l’exposition est du reste judicieusement jalonné d’oeuvres de ces artistes en contrepoint de celles de Paula Rego.

Dancing Ostriches from Disney’s Fantasia (Triptich, left panel), 1995
© Copyright Paula Reg

Inquiétante et dominante, artiste et animale, la femme est omniprésente dans le travail de l’artiste. « Dog Women » (Femmes-chien) en 1994 ou Dancing Ostriches, en 1995, où des autruches danseuses sont réincarnées en femmes, précèdent cette figure toute puissante de la femme peintre (The Balzac story, 2011), victime et manipulatrice, qui n’a pas besoin de modèle puisqu’elle fait son autoportrait. Lorsqu’il y a modèle, c’est un homme que le (la) peintre brutalise !

The Balzac story, 2011© Copyright Paula Rego

Nous sortons de cette visite ébranlée par la force de ce travail complexe et magnifique. Difficile de qualifier une oeuvre si singulière qui, d’un même regard, provoque malaise et attachement, évoque poésie et réalisme cru, héroïsme et trivialité, suggère folie et tendresse. La réalité baroque et ambigüe de Paula Rego transforme notre regard à la mesure de sa représentation de l’humain et de l’animal, dans une magie et une inquiétante étrangeté. Une révélation.

Jusqu’au 14 janvier 2019

Musée de l’Orangerie
1 Place de la Concorde – Jardin des Tuileries (côté Seine) 75001 Paris

musee-orangerie.fr

Coups de coeur d’automne


Quartier de Byker, Newcastle upon Tyne, Royaume-Uni, 1977© Martine Franck / Magnum Photos


Courez à la Fondation Henri Cartier Bresson toute nouvellement installée dans une cour redécouverte du Marais, au 79 rue des Archives. Cette nouvelle adresse dédiée à la photographie offre à la Fondation des espaces d’expositions mieux adaptés, plus vastes que ceux de l’Impasse Lebouis dans le  XIVème  arrondissement,  permettant de surcroit la conservation et la consultation des archives sur place. La Fondation HCB new look se devait, pour son exposition inaugurale, d’ouvrir ses salles au travail de Martine Franck, qui fut de 1970 à sa mort, en 2012, l’épouse d’Henri Cartier-Bresson. C’est elle qui a initié la Fondation HCB en 2003 avec la complicité de son époux et de leur fille Mélanie et a souhaité son développement dans de nouveaux locaux. C’est donc tout naturellement qu’Agnès Sire, directrice historique de la Fondation et aujourd’hui sa directrice artistique -elle a passé le flambeau de la direction de la maison à François Hébel- a conçu cette belle exposition rétrospective et la monographie qui l’accompagne (aux éditions Xavier Baral). L’ensemble avait été entrepris en 2011 avec Martine Franck elle même.

Le parcours dans l’oeuvre de la photographe restitue son merveilleux talent de portraitiste d’une part et de reporter d’autre part. Elle a aimé photographié des anonymes mais aussi des écrivains et les intellectuels  (parmi eux Albert  Cohen, Hervé Guibert, Yves Bonnefoy, Michel Leiris, Michel Foucault, Lili Brik…), des artistes (Henry Moore, Ousmane Sow, Balthus, Léonor Fini et son chat, Diego Giacometti…), des acteurs, réalisateurs ou metteurs en scène (Agnès Varda, Charles Denner, Ariane Mnouchkine, les acteurs du Théâtre du Soleil qu’elle a connu dès les débuts de la troupe…). Elle nous offre également de très beaux portraits de photographes : Henri Cartier-Bresson, tout d’abord, dont les portraits sont rares, mais aussi Saul Leiter, Sarah Moon, Bill Brandt, David Goldblatt… Enfin, nous sommes saisis par la beauté et la force des paysages qu’elle photographie au gré de ses voyages, en Irlande, en Angleterre, en France, en Inde, au Tibet, en Chine ou au Japon. Pour elle, selon Agnès Sire, « photographier le paysage fut un art de l’enracinement, un exercice de méditation, loin des approches topographiques systématiques, une pratique de la forme et de la lumière ». Un enchantement….

La comédie musicale est à l’honneur en cette période de fin d’année.
La Philarmonie de Paris lui consacre une grande exposition jusqu’au 27 janvier et plusieurs ouvrages paraissent simultanément.

Celui qui retient notre attention est le Dictionnaire de la Comédie Musicale d’Isabelle Wolgust. L’auteur propose une plongée dans le genre, de A à Z, comme tout dictionnaire, mais sa spécificité tient à ses choix subjectifs et à sa richesse documentaire. Isabelle Wolgust nous prévient dès l’avant propos : elle est résolument « du côté des comédies musicales qui dansent », s’efforçant toutefois de tendre à l’exhaustivité. Elle s’intéresse majoritairement aux comédies musicales américaines mais pas uniquement puisque des réalisateurs comme Jacques Demy ou Christophe Honoré sont présents, tout comme Chantal Akerman; elle consacre par ailleurs tout un chapitre aux relations compliquées de la comédie musicale avec le cinéma français.  

Les implications de l’ouvrage sont à la fois historiques (présenter au moins un film par décennie), économiques (le rôle dominant des studios, la place du cinéma dit « indépendant ») et sociaux (quel miroir social tend telle comédie musicale ?). Les dossiers de fond sont passionnants, en particulier ceux consacrés à la thématique queer et la place de l’homosexualité ou encore à l’influence de l’immigration juive dans la comédie musicale. Isabelle Wolgust nous montre comment les communautés juives immigrés aux Etats Unis depuis 1840 influenceront considérablement le cinéma en général et la comédie musicale en particulier, que ce soient les scénaristes (le duo Betty Comden et Adolph Green pour Singin’ in the Rain ou Beau fixe sur New York, Ernest Lehmanpour La Mélodie du Bonheur, West Side Story ou Hello Dolly !, Allan Jay Lerner pour Un Américain à Paris… ), les réalisateurs ( Billy Wilder, qui écrira quelques comédies musicales pour les autres), les acteurs (Sophie Tucker, Fanny Brice puis Barbra Streisand…) et bien sûr les traditions musicales comme le klezmer et nombre de compositeurs dont Georges et Ira Gershwin, Irving Berling ou Léonard Bernstein.

Demi-Veronique1© Jean-Louis Fernandez.

Vous avez encore quelques jours pour assister au spectacle tellement fort et singulier de Jeanne Candel, Demi-Véronique, à l’affiche du Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 17 novembre. Sur scène pendant une heure dix, Lionel Dray, Caroline Darchen et Jeanne Candel proposent «une épopée musicale et théâtrale dans un univers calciné, une maison ravagée par le feu », en écho à la cinquième symphonie de Gustav Mahler. 

Sommes nous vraiment sûrs de ce à quoi nous allons assister lorsqu’on lit dans le programme, la définition de l’énigmatique titre Demi-Véronique ? : « en tauromachie la Demi-Véronique est le nom d’une passe durant laquelle le torero absorbe le taureau dans l’éventail de sa cape, le conduit dans une courbe serrée jusqu’à sa hanche, en contraignant l’arrêt de sa charge. Comme le soupir en musique, c’est une pause, une suspension à partir de laquelle tout peut recommencer ou se transformer. ». 

En effet, c’est bien à une suspension du réel que nous assistons. La musique s’est substituée à toute parole. Nous sommes transportés de tableaux en petites scènes, de délires parodiques à loufoqueries poétiques. Soutenus par une scénographie extrêmement ingénieuse, le couple improbable formé par Lionel Dray et Caroline Darchen, formidables comédiens, bateleurs, mimes, clowns, acrobates, nous fait rire et nous touche. Ils sont amoureux, pêcheurs énervés d’un poisson résistant, sauveurs d’un coeur lourd en peluche, appareillés par des oreilles géantes… Jeanne Candel, impérieuse dans une sorte de kimono hors du temps, parvient, seulement par le jeu ses cheveux mouillés et blanchis et par l’envol de ses manches gigantesques, à donner au spectacle une dimension étrangement belle et tragique. Pourquoi sommes nous cueillis par cet ensemble apparemment incohérent, voire gratuit par instants. 

Parce que sans doute ce travail puise sa force dans ce pourquoi nous sommes venus : le théâtre. C’est vraiment du théâtre !

Exposition Martine Franck jusqu’au 10 février 2019

Fondation Henri Cartier Bresson nouvelle adresse : 79 rue des Archives 75003 Paris  http://www.henricartierbresson.org/

Dictionnaire de la Comédie Musicale par Isabelle Wolgust, éditions Vendémiaire, en librairie

Théâtre des Bouffes du Nord – 37 (bis), bd de La Chapelle, 75010 Paris

Les combats de Minuit 


Proposer une exposition consacrée à une maison d’édition peut relever du pari impossible. Pourtant,  « Les combats de Minuit, dans la bibliothèque de Jérôme et Annette Lindon » proposé par la Bnf jusqu’au 9 décembre, relève le défi.

A la faveur du don à la Bnf de la bibliothèque de leurs parents, à la mort de leur mère en 2014, Irène, André et Mathieu Lindon nous permettent de parcourir, à travers une centaine de titres (sur les 900 donnés), une partie du catalogue exemplaire des éditions de Minuit. Mais aussi, et avant tout, grâce à de nombreuses dédicaces adressées par les auteurs à leur éditeur, à des manuscrits originaux (dont celui de En attendant Godot) ou des photographies souvent inédites, de revivre l’aventure humaine d’une maison d’édition et les « combats » de son fondateur, comme le titre de l’exposition l’indique judicieusement. Fondateur des éditions de Minuit,  le terme n’est pas exact, puisque Jérôme Lindon (1925-2001), reprend en 1948, il a alors 22 ans, les rênes de la petite maison fondée dans la clandestinité par Vercors, l’auteur du Silence de la mer et Pierre de Lescure. Il entre aux éditions comme sous-chef de fabrication stagiaire non payé à la fin de l’année 1946. La situation économique de la maison étant fragilisée, c’est grâce à l’aide généreuse de la famille d’Annette Rosenfeld, future épouse Lindon que l’édition peut continuer. Jérôme en devient rapidement le patron..

L’expérience de la guerre, pendant laquelle Jérôme Lindon a dû se cacher en tant que juif avant de rejoindre le maquis à l’âge de quinze ans, est fondatrice. Elle détermine son engagement « contre tous les racismes et toutes les intolérances » comme a dit à son sujet Henri Alleg, auteur de La Question, ouvragequi a relancé le débat sur la torture pendant la guerre d’Algérie. Avec la publication de Charlotte Delbo ou d’Elie Wiesel, Jérôme Lindon fait entendre des voix rescapées de la Shoah. Si ses auteurs ont beaucoup salué sa gentillesse, tel Le Corbusier, qui s’est vu presque entièrement dédier la collection « Forces vives » consacrée à ses audacieuses et contestées propositions, d’autres louent le courage de Jérôme Lindon.

Il lutte contre la censure et la morale en publiant des textes de groupes alors à la marge, tels les féministes (Monique Witting), les prostituées (Barbara, en lutte pour ses droits), ou les homosexuels. Rapidement conscient de l’importance des sciences humaines et sociales, il accueille revues et collections, dont Arguments et Critique ou la collection de Pierre Bourdieu Le Sens commun. La place de l’homme dans le monde moderne fait partie de ses grandes préoccupations. En publiant des textes philosophiques (Georges Bataille, Gilles Deleuze et son Anti Oedipe avec Félix Guattari, de Jacques Derrida, …),  sociologiques (avec la collection de Georges Friedman « L’homme et la machine »), ou économiques (témoins les traductions de Marcuse ou Lukacs), il contribue à diffuser et à pérenniser la pensée de toute une génération qui bouscule et fait avancer la marche de l’histoire du XXème siècle.

Mais, selon Jérôme Lindon lui-même, le grand événement de sa vie d’éditeur reste sa rencontre avec Samuel Beckett et la publication en 1951 de Molloy. Le ton des publications littéraires des éditions de Minuit est donné :  poursuivant avec les écrivains son goût pour l’avant-garde, voire le scandale, il souhaite faire émerger une littérature nouvelle « indépendamment du goût du public et des lois du marché ». « Oui, je m’efforce de défendre le plus vigoureusement les livres que j’édite. Ce n’est pas pour les avoir édités, mais parce que, déjà avant, je les aime », écrit-il en 1960 à son ami Jacques Sternberg.

Jérôme Lindon et Alain Robbe-Grillet

Avec la complicité d’Alain Robbe-Grillet, il devient l’éditeur du Nouveau Roman et publie, entre autres, Michel Butor (La Modification), Nathalie Sarraute (Tropismes), Marguerite Duras (Moderato Cantabile, L’Amant), Claude Simon, mais aussi Robert Pinget et Claude Ollier…

Un document plus personnel de l’éditeur a retenu notre attention : un tirage limité du Livre de Jonas traduit de l’hébreu par Lindon lui même ainsi que ses commentaires,« fruit d’une réflexion mûrie pendant la guerre sur l’identité juive ». Avec cette dédicace « Pour Annette que j’aime tous les jours plus » signé Jérôme.

Les combats de Minuit, dans la bibliothèque de Jérôme et Annette Lindon

jusqu’au 9 décembre

Galerie des donateurs
BnF/François-Mitterrand
Quai François Mauriac, Paris XIIIe 

Du mardi au samedi 10h > 19h Dimanche 13h > 19h
Fermeture les lundis et jours fériés 

Entrée libre 

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