Il est des sujets qui vous touchent, qui vous habitent. Au risque de frôler la banalité en les abordant.
La relation mère-fille est l’un d’eux. Rebattu, mille fois décrit, au coeur de nombre d’ouvrages de psychologie, de psychanalyse ou de sociologie, ce duo habite bien entendu la littérature et le cinéma, souvent pour notre plus grand plaisir. Chez Marguerite Duras, Colette, Annie Ernaux, Violette Leduc, Virginia Woolf et bien d’autres, tant la liste des écrivaines inspirées par la figure maternelle est vaste. Au cinéma, cette relation est souvent traitée sur le mode de la comédie, à de belles exceptions près, dont bien sûr Sonate d’Automne d’Ingmar Bergman ou plus récemment chez Pedro Almodovar.
Deux films m’ont récemment interpelée sur ce thème.
Il s’agit du documentaire de Charlotte Gainsbourg Jane par Charlotte et du film réalisé pour Netflix par Maggie Gyllenhaal , The Lost Daughter , adaptation du roman Elena Ferrante Poupée volée, publié avant le succès de L’Amie prodigieuse.
Les deux films ont peu en commun. Quelques points toutefois les rassemblent : il s’agit de premiers films, réalisés par des femmes comédiennes, interrogeant la relation mère-fille et par là même, la question de la maternité. Les comparaisons s’arrêtent là. J’ai été bouleversée par chacun.
L’objectif de Charlotte (Gainsbourg) en filmant sa mère Jane (Birkin) s’est précisé au fur et à mesure du tournage. Elle dit qu’elle a inventé le film en le faisant. La première scène pose le projet : à Tokyo, où elles participent toutes les deux à un concert, Charlotte interroge sa mère sur cette pudeur particulière qu’elle a toujours ressentie de l’une face à l’autre. « Tu m’intimidais comme enfant », lui répond Jane. « Ce n’était pas banal d’être en ta présence ». Etalé sur quatre ans, le tournage a été interrompu pendant deux ans après cette première interview. Jane n’avait pas souhaité poursuivre l’aventure. Elle redoutait la souffrance provoquée par une plongée dans le passé. Puis, à la faveur d’une visite à sa fille à New York, où Charlotte avait alors choisi s’installer après la mort de sa soeur Kate survenue en 2013, le dialogue a repris, apaisé. Charlotte a compris que son film ne pouvait pas être seulement un projet égoïste où elle aurait cherché à comprendre les raisons de la distance qui s’était imposée avec sa mère et la place particulière que représente celle de « seconde fille », entre Kate et Lou dont Jane semblait plus proche.
Elle choisit alors de filmer sa mère au présent, de capter sa grâce, son humour, sa vérité de mère et de grand-mère. Leur tête à tête est enrichi, dans les séquences tournées dans la maison de Bretagne, par la présence de Jo Attal, la plus jeune des filles de Charlotte. Trois générations féminines en présence pour partager des épisodes souvent joyeux, dans la cuisine ou au milieu d’objets accumulés par Jane qui ne peut rien jeter…Dans leurs têtes à têtes, la légèreté cède souvent à la gravité, à la profondeur : Charlotte approche au plus près la caméra, faisant éclater la beauté de sa mère mais aussi la cruauté de la maladie, du temps qui passe (« Est-ce qui il y a un moment où on s’en fout de son image? » demande Charlotte. « Le temps est arrivé » répond Jane…). Le regard de Jane est traversé dans un même moment par la gaité puis par la douleur, une douleur terrible. Celle de la perte, du deuil, de l’absence de Kate. Elle dit souvent « avant Kate ». Il faut bien sur entendre avant sa mort.
Le film de Charlotte Gainsbourg est bouleversant de lucidité, tant du côté de la mère que de la fille. Le moment de leur visite de l’appartement gainsbourien de la rue de Verneuil, sanctuaire momifié d’une vie qui semble si lointaine à Jane, si importante à Charlotte, est l’occasion de mieux comprendre combien Charlotte était la fille de son père et combien la place de Jane dans ce triangle était peut être compliquée. Puis la déclaration d’amour finale de Charlotte à sa mère contient tout « J’ai peur de ton âge. Une vie sans toi n’existe pas ». Jane a t-elle été une « bonne mère » ? Suffisamment pour recevoir un tel message.
Être une bonne mère…Cette question est au coeur de The Lost Daughter et du livre d’Elena Ferrante. Pas question de dévoiler ce que le film et le livre révèlent progressivement de ce personnage féminin tout aussi attachant que paradoxal, Leda, incarnée magistralement par Olivia Colman que beaucoup ont découverte dans les saisons 3 et 4 de la série The Crown où elle campait une reine Elisabeth épatante.
Devenue à l’écran une intellectuelle américaine en vacances sur une île grecque, l’héroïne est restée, comme celle du livre de Ferrante, un professeur de littérature à l’université, autour de la cinquantaine. Toute à la joie apparente de sa villégiature méditerranéenne, elle va petit à petit nous associer à l’observation quasi obsessionnelle d’une famille à qui la plage semble appartenir, avec une focale particulière sur une jeune et très jolie maman (somptueuse Dakota Johnson) et sa petite fille. Nous apprenons vite que Leda est mère de deux filles qu’elle a eues très jeune. La réalisatrice nous conduit sur de fausses pistes, le titre The Lost Daughter ( La fille perdue ) ajoutant au trouble, nous entraînant, flashbacks obligent, dans le passé mouvementé de Leda, de sa vie de famille avec ses filles et son mari. Jessie Buckley qui interprète Leda jeune est impressionnante !
« Les enfants, c’est une responsabilité écrasante », prévient Leda au début du film. Quelle image lui renvoie la relation fusionnelle de cette mère et sa fille sur la plage ? Pourquoi la poupée perdue de la petite fille va-t-elle devenir aussi son affaire ? « L’inquiétante étrangeté » qui bouleverse progressivement les vacances de la professeure est magnifiquement restituée par la réalisatrice, renforcée par la présence de personnages secondaires, tel le propriétaire bizarre de l’appartement en location dont le regard perturbe Leda comme le nôtre (Ed Harris, parfait). Les comédiennes sont habitées par cette ambivalence qui nourrit éventuellement le « métier » de mère.
Comment parvenir à consacrer à ses enfants le temps, l’attention et l’amour nécessaires au moment où sa vie de femme, d’intellectuelle ou pas, reste encore à construire ? Nous ne sortons pas indemnes de The Lost Daughter, habités longtemps par ce film fort et troublant.
Jane par Charlotte, un film de Charlotte Gainsbourg, 90’, France, 2021, en salles depuis le 12 janvier 2022 The Lost Daughter, un film de Maggie Gyllenhaal, 121’, Etats-Unis/Grèce, sur Netflix depuis le 16 décembre 2021